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PURCHASED FOR THE
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
FROM THE
CANADA COUNCIL SPECIAL GRANT
FOR
HISTORY OF ART
►
L'ARTI STE
58« ANNEE
1888
TYPOGRAPHIK
EDMOND MONNOYER
LE MANS (Sarthe)
LARTISTE
T{EVUE VE TqA\IS
HISTOIRE DE L'ART CONTEMPORAIN
58* ANNÉE
1888
TOME PREMIER
PA R I S
AUX BUREAUX I)K L'ARllSTE
44, QUAI DES ORFÈVRES, 44
MDCCCLXXXVIII
im
L'Artiste
MAISON DE MILLET
a Gruchy-Grcville.
Imp. A. Porcabmif .
AU PAYS DE MILLET
(GRUCHY-G RE VILLE)
ux dernières vacances — époque où
il est convenu que les Parisiens doivent
s'échapper de Paris — le vent du
hasard nous poussa du côté de Cher-
bourg. A la gare, une patache nous
prit, qui après avoir roulé pendant
l'espace de trois lieues, dans la direc-
tion de l'ouest, nous déposa au lieu
dit Landemer, au front d'une haute
falaise, devant une porte, au-dessus de
laquelle on lit : maison millet.
Nous truu\ons asile chez le frère cadet du grand artiste, honnête menuisier
qui tient là une petite hôtellerie-restaurant, où les bons Cherbourgeois viennent,
en parties joyeuses, le dimanche, tabler et chanter après boire sous la tonnelle :
séjour absolument rustique, dont le confort élémentaire est relevé par la
pureté de l'air et le pittoresque de la situation.
Devant nous, c'est-à-dire au nord-est, la Manche avec ses immensités
relatives. Je dis relatives, parce que, à six ou sept kilomètres derrière nous,
1888 — l'artiste — T. I I
L'ARTISTE
c'est-à-dire au sud-ouest, se trouve une autre rive faisant face aux vastitudes
beaucoup plus imposantes de l'Atlantique. ,
Nous sommes au point d'étranglemement de la langue de terre qui, sous
le nom de la Hague, forme entre deux mers une sorte de région bien distincte,
tant comme configuration du sol, que comme nature de végétation et, je crois
même aussi, comme type d'habitants.
A l'est, au lointain, Cherbourg et sa fameuse digue, qui lui cache la vraie
mer; plus près une longue plage sableuse, que bordent des prairies, au travers
desquelles s'aventurent quelques arbres tordus et tourmentés par les rafales
du large. A droite des prés, la base légèrement inclinée de coteaux à pente
douce, tout feuillus. De ci de là des villas, des chalets, des hameaux, des
villages, que dominent deux ou trois petits clochers.
Juste au bas de notre logis, dans la coupure que fait un ruisseau, jasant au
fond d'une herbeuse vallée, commence cette Hague aux aspects particuliers.
De là part, pour accidenter capricieusement le rivage, la falaise, dont les
hauts profils mordent à noires dents sur le pourpre ardent des couchers de
soleil — non pas la falaise dite normande, butte crayeuse se ravinant, s'écroulant
à pic sous les attaques du flot, mais la sourcilleuse, la fière falaise de granit,
déjà tout armoricaine.
Comme rivage, un chaos de blocs que blanchit la vague ou que noircissent le
soleil et les brumes; aux flancs escarpés un revêtement obscur d'ajoncs et
de fougères; au sommet, tantôt de lourdes croupes nues d'un gris de fer,
tantôt des pics aux silhouettes farouches, toutes barbues de lierre sombre,
toutes moustachues d'herbes folles.
Ça et là, au fond des criques qui festonnent la côte, des grottes ouvrent leur
gueule sinistre, où la haute mer vient se tordre et mugir. A travers les pentes,
pacages communaux, errent, laissés à eux mêmes, deux pieds entravés,
quelques moutons aux ternes toisons. En bas, le douanier, allant et venant,
d'une marche ennuyée, de l'une à l'autre des huttes de terre et de paille où
il s'abrite pendant la pluie, tache de son triste habit vert et du brillant de
sa carabine le sentier roux que ses pas ont tracé.
Si nous gagnons le haut pays, formant plateau sur un espace de quelque deux
lieues de large, entre les deux versants opposés des falaises, partout une
végétation assez intense, d'ailleurs favorisée par un climat brumeux, mais
exceptionnellement doux, où le fuchsia, l'hortensia, l'oranger et certains
palmiers même, peuvent hiverner en pleine terre; mais sans cesse passent
d'une mer à l'autre, par-dessus cette presqu'île ou pointe de continent, les
souffles salins, qui, jetant un hâle bronzé sur toutes les verdures, semblent
frtipper d'interdit tout essor qui gênerait leur passage.
Là, point d'arbre qui puisse librement, finement, follement écheveler son
AU PAYS DE MILLET
feuillage, point de haie même qui darde hardies vers le ciel ses pousses
nouvelles. Là, rien ne s'élève que pour se rabattre bientôt. Presque nulle pointe
visant le zénith. En vain chercheriez-vous à tailler, même sur le saule, même
sur le coudrier, le bâton droit du voyageur. Toute ramure se tord, se pelotonne,
s'enchevêtre sur elle-même, comprimée par les haleines de l'océan.
Là, d'ailleurs, ni taillis, ni futaies, non plus que larges champs en culture. A
peine quelques lopins de céréales ou de racines potagères. Partout ailleurs,
des pâtures permanentes closes de haies, nues pour la plupart, quelques-unes
plantées de pommiers bas et plats.
Entre ces haies touffues, se cachent pour le passage des bestiaux et des gens
qui vont aux clôtures, des chemins, des sentiers creux et comme couverts; en
les suivant, point de plus longue échappée pour le regard qu'une autre haie, vue
au bout du champ, à travers la barrière qui sert de porte à cette enceinte.
Sur ce territoire, à peine ondulé, une ou deux vallées cependant se- creusent,
qui, dans leur profondeur, où court un clair ruisseau, cachent de tout autres
aspects. En ces contre-bas, dont les replis défient les vents de mer, liberté
pleine aux prés de verdir gaîment, à l'arbrisseau, à l'arbre d'élancer, d'étaler
leurs rameaux. Là, se voient de légères feuillées, peintes de touches claires
drapant les moulins, dont on entend le joyeux tic tac et qui, tout blancs poudrés,
font coquette mine au milieu de ces luxuriantes fraîcheurs : seul franc sourire,
seule note un peu bruyante en cette mélancolique région, d'un coloris que je
voudrais qualifier silencieux et sourd.
Un jour donc nous avions trouvé... — nous, c'est-à-dire le jeune graveur dont
L'Artiste a déjà publié quelques planches, et moi — nous avions trouvé et
suivi, au bruit de sa claire chanson, un de ces ruisseaux qui, après quelques
détours dans la vallée, nous avait forcément conduits au rivage désolé; ses
douces eaux tombaient là en cascade brillante, dans un gouffre de roches brunes,
où la langue écumeuse et clapotante du flot amer venait les boire.
Pour savoir si par là existent quelque autre de ces oasis, nous longeons la
côte. Bientôt un fil humide, coupant la falaise, nous fait prendre un sentier qui
raye obliquement la pente, à travers les bruyères. Et quand, après une rude
escalade, nous croyons que nos regards vont plonger dans une gorge verte, de-
vant nous se montre une morne ondulation de champs, qu'entrecoupent encore
ces mêmes haies obscures, par-dessus lesquelles un hameau disperse des murs
d'un gris de cendre, et des toits couverts de lames de pierres verdàtres, empâtées
de chaux d'un blanc cru.
A ce moment passent près de nous un homme, une femme allant o faire » de
l'ajonc et de la bruyère sur la falaise : tous deux chaussés de gros sabots plats et
camards; l'homme, la face perdue jusqu'aux lèvres sous le cône d'un vieux
feutre éraillé ; aux flancs une large ceinture brune ; une main dans le gant de
L'ARTISTE
cuir qui doit la protéger des piqûres de l'ajonc ; la femme coiffée de deux madras
décolorés, l'un serrant la tête jusqu'au sourcils, l'autre formant par-dessus, pour
abri de soleil, barrette à deux versants. Au-dessous d'un corsage de cotonnade,
une épaisse jupe noirâtre tombe à plis lourds des hanches rebondies. Nous leur
demandons le nom de ce hameau : « Gruchy, répond l'homme. — Le village de
Gréville doit être sur la gauche? — Ah 1 pardon ! sur la droite. — Est-il encore
loin d'ici? — Ah 1 pardon! cinq minutes au plus. — Ce chemin-là doit y con-
duire? — Ahl pardon 1 il vous faudra prendre à gauche du lavoir, puis tourner
à droite, après une grande cour. »
« Ahl pardon! » et toujours « Ah! pardon! » chaque fois que la réponse
appelle la négative. Dans le langage du pays la particule non semble sans doute
comporter un trop blessant démenti : o Ah ! pardon ! » la supplée invariablement.
Très curieux d'ailleurs, mais parfois assez difficile à entendre, le langage local,
français dénaturé et non patois proprement dit : traînant, contenu, avec de
molles inflexions et des finales flûtées; maintes fois le cAe y remplace le s ou
le c doux, et, par contre,' le que substitue sa dureté à la douceur du cAc normal;
la diphtongue y perd sa dualité, et volontiers le pronom s'en esquive.
Par exemple, la robuste vachère — qui, malgré les ardeurs de l'été, aura mis
sur elle tous les jupons qu'elle possède, pour que l'épaisseur de sa taille la fasse
considérer comme une belle barque (gaillarde), — la vachère vous dira, parlant
de la bête qu'elle trait : « C'est n'bonne vaque, ma n'est pas bi douche; :^ aurait
bitôt d'né in coup dé chabot (C'est une bonne vache, mais elle n'est pas bien
douce, elle vous aurait bientôt donné un coup de sabot.) »
Nous passons. Longeant un ados pierreux, nous arrivons au lavoir, creusé
en plein rocher, devant une de ces massives maisons, à peine ajourées, bâties et
couvertes de pierres, qui sont les chaumières du pays. Là une vieille femme est
agenouillée qui tord et bat, sur la dalle oblique, quelques nippes sordides. Pour
nous regarder passer, elle soulève la corne du gros mouchoir bleu dont elle a
noué les pointes sous son cou et qui nous cachait son visage.
Une génisse, montrant à un fenêtron d etable son mufle fauve et son œil
stupide, nous salue d'un rauque beuglement.
« En prenant à gauche du lavoir, ont-ils dit, nous devons arriver dans une
grande cour ». Cette cour, la voici sans doute : espace séparant une maison
d'habitation à porte basse, à fenêtres étroites, des granges, étables ou remises
formant un long bâtiment qui du pied au faîte ne montre que pierres grises ou
dalles verdàtres. Sur le sol, jonché de bruyères sèches, une charrette dételée, des
brouettes, des faux disent les travaux de la ferme. Entre la maison et les granges,
seul horizon du logis, dans une sorte de haute ruche pointue, bâtie de cette
même et éternelle pierre grise, s'ouvre une niche, où l'on voit la poulie et la
chaîne d'un puits.
AU PAYS DE MILLET
Mais dans ce mur, au-dessus de la porte, une pierre plate est encastrée, où
quelques mots ont été gravés. Nous lisons :
Le peintre J. -François Millet
est né dans cette maison
LE 4 OCTOBRE l8l5
Non seulement c'est là qu'il est né, mais qu'il a vécu ses vingt et une premières
années, me dit la fermière — la sœur de l'illustre défunt — qui est venue sur le
seuil, pendant que le jeune graveur est allé tout aussitôt s'installer sur le bran-
card de la charrette, pour crayonner un souvenir de cette demeure désormais
historique.
n Entrez, Monsieur ». — J'entre. L'intérieur, où l'exquise propreté dit l'ordre
et l'aisance, est resté ce qu'il était au temps de l'enfance du peintre.
Haute cheminée, meubles et sièges de sapin bruni, escabeaux, horloge dans
sa gaine.
« C'est là, voyez-vous, près de cette fenêtre (à vitres étroites, au travers des-
quelles ne se voient que le puits gris et les granges grises), c'est là qu'il se
mettait toujours « depuis tout petit » pour faire ses dessins. Oh! oui, depuis
tout petit! Un jour, à peine avait-il quatre ans alors, le père demandait aux
enfants le métier qu'ils voudraient prendre... « Moi, dit François, je ferai des
0 /lommes (des bonshommes) ». Il en faisait déjà. Et il en a fait, chez nous, pendant
au moins vingt ans, tout en travaillant à la ferme, sans que personne y fit trop
attention, et sans qu'on pensât que François dût jamais quitter l'état de paysan.
Mais voilà qu'un jour des messieurs virent ses dessins. Ils dirent au père de
l'envoyer à Cherbourg, à l'école de la ville. On l'y envoya. Il avait vingt et un
ans et quelques mois; il eut le premier prix. Ce prix lui valut une pension de
la ville pour aller à Paris. 11 y alla. Et c'est seulement depuis qu'il ne fut plus
paysan de son métier.
— Est-il resté quelques-uns de ses dessins d'enfance?
— Aucun dans la famille. Tout s'est perdu, ou à peu près. Un bourgeois de
Cherbourg — qui a d'ailleurs un chalet à Landemer, à côté de l'auberge de mon
frère, — a cependant dans ce chalet, une grande image de berger avec des
moutons, et aussi le dessin qui valut à François le prix de la ville. — Il vous le
montrera volontiers. »
(Nous les vîmes, en effet, au retour. Le dessin de concours est une tête
classique quelconque, vigoureusement hachurée au crayon noir. L'autre dessin,
quoiqu'une note manuscrite mise au bas dise que le jeune paysan le fit sans
L'ARTISTE
avoir encore jamais vu ni tableau, ni gravures, est très e'videmment inspiré,
comme composition, de quelque image d' Estelle et Némorin, venue d'Épinal ou
de Montbe'liard, car, assis dans une attitude de trumeau, une fontaine à ses pieds,
le berger joue du chalumeau; une houlette est, je crois, près de lui; mais le
paysage est bien pris dans la falaise rocheuse qui avoisine le hameau natal; mais
le berger est bien un homme du pays ; mais les moutons sont bien des bêtes des
bruyères.)
Le croquis de la maison est achevé. Nous nous dirigeons sur Gréville, ce
village dont la vieille et simple église, depuis qu'elle figure à l'état de chef-d'œuvre
pictural au Louvre, est devenue l'objet d'un pèlerinage artistique.
Le chemin suivi nous mène en face du portail sans style précis, dont l'âge nous
échappe, mais qui date assurément d'avant la conquête française de cette terre
normande.
Dans le cimetière qui entoure l'église, bien que les couches funèbres y soient
très nombreuses, à peine quelques petits monuments (érigés sans doute par des
familles bourgeoises, nouvelles venues au pays, car on n'en voit aucune dans le
tableau de Millet, fait il y a dix-sept ans), couvrent çà et là une dépouille mortelle.
Partout ailleurs de longues rangées de tertres bombant le gazon; mais pas une
croix ne les surmonte, pas un nom rappelé sur le bois noir ou sur la pierre
blanche, pas une fleur plantée ou déposée, pas une couronne; aucun hommage
enfin de ceux qui sont encore à ceux qui ne sont plus. Est-ce abandon réel, ou
forme plus intime du pieux souvenir?...
Comme nous cherchons à nous rendre compte du point perspectif où l'artiste
a dû se placer pour disposer son célèbre tableau, un prêtre sort de l'église. Jeune
encore, à physionomie très ouverte, très accueillante, l'aimable desservant nous
est aussitôt un zélé cicérone. Après un coup d'oeil donné au pauvre mais très
caractéristique intérieur de l'église, où pour toute œuvre d'art ne se voient guère
que quatre bizarres images d'animaux, servant de chapiteaux aux colonnettes
d'une voussure de chapelle, où elles symbolisent les évangélistes, nous nous
dirigeons, à travers le cimetière, vers une maison dont les fenêtres regardent de
biais le côté sud du vieil édifice. C'est la très rustique mais très proprette petite
auberge, où papa et maman Polidor — deux des plus braves gens de toute la
Hague, nous dit M. le curé — donnèrent en 1870, l'hospitalité au peintre et à sa
famille, que la venue des Prussiens avait chassés de Barbizon. Il prit sa vue d'une
des fenêtres du premier (celle de la petite salle à manger, où de nombreux tou-
ristes s'asseoient chaque année, pour avoir devant eux, pendant le repas, l'original
du chef-d'œuvre, à côté est la chambre, le lit, qu'occupa le peintre, et qui pen-
dant la belle saison, restent bien rarement inoccupés, non plus que deux ou trois
autres chambrettes où logeaient les enfants. Ah! c'est qu'il y en avait, des enfants!
« Figurez-vous, monsieur, qu'ils nous arrivèrent à onze personnes ! le père, la
AU PAYS DE MILLET
mère, les huit petits et la servante, nous dit maman Polidor, dont la ronde et
bonne face s'e'panouit franchement au souvenir de cette familiale invasion ;
vous comprenez, la maison n'est pas bi (bien) grande; mais il n'y avait pas à dire :
fallait bi s'arranger, on fit comme ça qu'on put, et, ma fi, on s'arrangit... Et,
voyez-vous, c'est tant seulement alors que les onze furent sur le départ qu'il y
eut un moment d'ennui... Nous les aurions voulu garder toujours. »
Le soleil baisse, il fout reprendre la route de Landemer. Le brave cure', tout
simple, tout cordial, vrai type — comme tous nous l'ont dit plus tard — du
modeste mais vaillant pasteur d'âmes, veut nous reconduire jusqu'au bout du
village. Chemin faisant, nous comprenons qu'il n'est pas sans e'prouver quelque
satisfaction chre'tienne en rattachant à son église le nom, l'œuvre de l'artiste
qu'il n'a pas connu, mais dont la mémoire personnelle est bien vivante au pays,
où la famille est encore assez nombreuse, car ils étaient huit aussi dans la maison
paternelle.
« Famille pieuse, nous dit-il : enfant il assista souvent le prêtre aux saints
offices; jeune homme, presque jusqu'à son départ, il resta thuriféraire aux jours
de grandes fêtes... Dans le charme de ce tableau si apprécié pour sa saisissante
simplicité, croyez-vous que rien ne soit dû aux souvenirs que la vue de cette
vieille sainte maison évoquait dans l'esprit, dans le cœur du petit paysan
devenu grand peintre ?»
Si maintenant vous me demandez pourquoi j'ai cru devoir noter, rappeler
tout cela : sites et physionomies, lieux et gens, aspects et propos ; c'est qu'il m'a
semblé qu'en ce qui touche à la formation, à l'enfantement d'une haute per-
sonnalité, d'un vigoureux tempérament artistiques, rien ne saurait être indiffé-
rent ou inutile à recueillir des moindres comme des plus fortes influences qui
ont dû concourir à cette formation, à cet enfantement.
On connaît l'homme, on connaît l'œuvre ; peut-être se les expliquera-t-on
mieux en connaissant le pays...
EUGÈNE MULLER.
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS (0
COLLECTIONNEURS
M. DE LA SALLE
N i85i, mon petit appartement du quai
Conti, et ma collectionnette de dessins
qui tenait alors dans un léger porte-
feuille, étaient honorés d'une visite qu'ils
n'attendaient guère. C'e'tait ce bon M. de
la Salle qui, la politesse et la courtoisie
même, venait de sa rue de Clichy, regar-
der, avec ses yeux complaisants, les
quelques feuillets rapportés jadis par
moi d'Aix en Provence, et que j'avais
peu à peu grossis d'un certain nombre de
croquis français, rencontrés dans les
cartons des marchands du quai ou de la place du Carrousel. J'avais été conduit
(i) Voir VArtiste de i883 à 1887 passim, et plus spécialement d'Août, Septembre
et Octobre derniers.
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
chez lui par M. Reiset, dans son joli petit pavillon, dès longtemps disparu, au
bas de la rue de Clichy, alors que M. Reiset lui-même demeurait rue de la
Chaussée-d'Antin, et M. Lacaze rue Neuve-des-Mathurins, tous ces gros amateurs
étant comme groupe's dans ce beau quartier, d'où les percements et de'molitions
les ont plus tard fort disperse's, à grand écart les uns des autres. — Depuis lors,
je n'ai jamais désappris, à travers tous les tiraillements des expositions, le chemin
des appartements divers que n'a cessé d'occuper dans les mêmes parages cet
excellent homme dont l'aménité était si attirante, et chez lequel on éprouvait le
besoin de se retremper, de loin en loin, au milieu des œuvres les plus délicate-
ment choisies, réchauffées par la causerie la plus amoureuse des choses d'art, et
par les sentiments les plus nobles; car cet amateur, auquel je n'ai vu d'égal
comme discernement primesautier en matière de goût que son fidèle ami,
M. Reiset, n'excluait de ses enthousiasmes rien de ce qui, en tout genre et en
toute époque, était marqué du sceau de la beauté supérieure : bronzes antiques,
terres ciiites, marbres ou bronzes de la Renaissance, tableaux, dessins, dessins
surtout, gravures anciennes et modernes, lithographies; et tout cela rayonnât
autour d'un petit médaillon qui était le portrait de sa mère.
Tauzia, au cours de l'un de ses voyages d'Italie, avait copié sur son calepin
l'inscription suivante d'une pierre tumulaire, rencontrée par lui dans le cloître
de l'église Santa-Croce à Florence, la Santa-Croce des grands tombeaux ita-
liens : « Ici repose Hélène de Montgeroult, comtesse de Charnage, née à Lyon le
2 mars 1764, décédée à Florence le 20 mai i836. » Et au-dessus une lyre. —
Cette Hélène de Montgeroult c'était la mère de M. His de la Salle. Gruyer, dans
l'excellente notice sur M. de la Salle, lue par lui à l'Institut en 1881, s'est longuement
occupé de cette belle Hélène de Nervo, célèbre dès sa première jeunesse par ses
talents extraordinaires comme musicienne, mariée en premières noces au mar-
quis de Montgeroult, trouvant place presque aussitôt (elle avait à peine dix-neuf
ans), parmi les plus renommées virtuoses du salon de M™" Lebrun, — veuve en
92 de ce général de Montgeroult, mort prisonnier à Mantoue, — puis passant
deux années en Angleterre à donner courageusement des concerts qui lui assu-
rèrent le pain de l'avenir; — remariée en 94 <à M. His, alors rédacteur du
Moniteur; — devenue, en g5, mère de celui qui sera son fils unique (i) et adoré
(i) M. His de la Salle avait un frère, du même père, qu'on appelait M. His de Butenval,
le comte de Butenval ; celui-ci avait suivi assez brillamment la carrière diplomatique.
J'avais retrouvé M. de Butenval à Versailles, quand j'y demeurais moi-même, et il
m'avait montré, chez lui, outre quelques antiquités recueillies durant ses stations dans
le Levant, et dont certaines furent offertes par lui, plus tard, au Louvre, tout un mobi-
lier, curieux par ses formes très contournées- et baroques, particulières au Portugal du
xvnie siècle, qu'il avait rapporté de ce pays où il avait représenté la France. M. de
Butenval était naturellement, comme ses confrères en diplomatie, pour lesquels le nom
n'est pas sans importance, soucieux des origines de sa famille, et il me souvient qu'il
m'avait interrogé, me sachant de Basse-Normandie, sur le nom patronymique d'His qui
10 L'ARTISTE
et auquel elle léguera le nom et la terre de la Salle. Cette terre, achete'epar elle,
près de Senonges, en la même anne'e gS, sur ses e'conomies d'Angleterre, son fils
se plaira pieusement toute sa vie à en surveiller lui-même les plantations ; — puis
elle se remariera, pour la troisième fois, aux premiers temps de la Restauration
avec le comte de Charnage dont, on l'a vu, elle ne répudia pas le nom pour son
monument funéraire. Le délicieux petit portrait que l'anglais Cosway dessina
d'elle, — à Londres sans doute, — en sa pleine beauté, et que nous voyons
aujourd'hui au Louvre, au milieu des merveilles léguées par son fils, donne l'idée
de la femme la plus gracieuse, la plus élégante de formes, et la plus séduisante;
de cette grâce qui fit l'attrait de Joséphine de Beauharnais, et dont le crayon de
Prud'hon a exprimé le charme ondulant, délicat, mystérieux et alangui. Joignez
à cela la science la plus consommée et la plus brillante de son art, un don émi-
nent de composition, qui la firent choisir comme professeur dès l'origine du
conservatoire de musique, et lui valurent l'amitié respectueuse et constante de
Gretry, de Cherubini, de Méhul, de Gossec, de Sarrette, de Baillot, de Viotti, et
de tout ce que l'école française d'alors comptait de grands artistes. Girodct aussi
était de ses assidus, et, dès i8i3, attirait dans son atelier le fils de Mme de
Montgeroult, quand celui-ci comptait dix-huit ans à peine; mais le peintre avait
sans doute remarqué dans ce grand jeune homme, inséparable de sa mère, un
goût déjà sensible pour l'art qui devait passionner sa vie, et M. de la Salle,
presque enfant, put voir chez Girodet quelques-uns de ces dessins de maîtres
qu'il devait tant aimer, entre autres, chose fort étrange pour le temps, des des-
sins de Watteau.
En 1814, à 19 ans, M. de la Salle s'engage dans les gardes du corps de
Louis XVIII qui vient d'entrer à Paris ; après le 20 mars i8i5, il suit son roi à
Gand, et à peine rentré en France est décoré de la Légion d'honneur, le 1 5 juillet,
« comme sous-lieutenant au 2" régiment de cuirassiers de la garde royale,
passe lieutenant le 10 mai 1822, et se retire du service le 12 mai 1826, pour se
consacrer entièrement à sa mère, dont la santé s'était gravement altérée. » Je
prends plaisir à transcrire ici, d'après la notice de Gruyer, les états de service
de cet honnête homme qui ne prêta jamais dans sa vie qu'un serment politique,
celui de 18 14, et qui durant cette vie si simple, si droite, et d'une dignité si haute
et si mâle, ne connut qu'un devoir, son dévouement absolu à sa mère, et après
elle qu'un culte, celui des plus nobles arts, dont l'Italie lui avait révélé les plus
hauts sommets, quand il y avait accompagné M"'" de Montgeroult, à Padoue,
était celui de son frère et le sien; je lui avais rappelé que, dans les dernières années
de la Restauration, un M. His était député de la ville d'Argentan. M. de Butcnval s'en
alla poursuivre son enquête dans ces parages, et je crois bien lui avoir oui dire qu'il
avait trouvé de ce côte des cousinages et le vrai filon de sa famille. N'était-il pas
ministre plénipotentiaire dans les derniers temps de l'Empire i
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS ii
à Pise, et à Florence où, je l'ai déjà dit, il devait laisser les restes de cette mère
tant aimée, dans le Campo-Santo des Italiens les plus illustres.
Ils ont gardé jusqu'à la fin de leurs jours cette affabilité, cette aimable cour-
toisie, la distinction naturelle de gens bien élevés, le respect d'eux-mêmes et des
autres, ces hommes de la Restauration qui fut l'âge d'or de l'urbanité française,
aussi bien dans le monde de la bourgeoisie grandissante que dans celui de ses
deux aristocraties. Ils sont restés reconnaissables à la convenance réservée de
leurs attitudes et de leurs manières prévenantes et dignes, et on eût retrouvé
jusqu'au bout, dans M. de la Salle, dans ce grand vieillard de haute et noble
stature, l'homme du monde accompli, éduqué par une mère de bonne race,
l'ancien officier de la garde royale. Certes il n'avait rien dans son visage aux traits
arrondis, un peu gros et sensuels, — le très galant homme demeura toujours un
homme fort galant, — rien qui rappelât la fine beauté de sa mère; mais il vous
accueillait avec un si bon sourire, et une cordialité si avenante ! Il prenait tant
de plaisir à vous raconter l'histoire de ses précieuses trouvailles, et s'exaltait si
chaleureusement devant le génie des maîtres, dont il vous faisait toucher et péné-
trer les chefs-d'œuvre ! Son goût à lui-même s'était formé et développé avec tant
de bonne foi et dans des conditions si naturelles! Quelles images pouvaient mieux
tout d'abord attirer les yeux et tenter la bourse d'un jeune lieutenant de cuiras-
siers que les lithographies militaires de Charlet et d'Horace Vernet, et lui,
chargé du service de la remonte à Caen, que les suites de chevaux du normand
Gericault (i) ? Puis, par l'entraînement fatal, de ceux-là il passa aux autres, à tous
ces charmants crayonneurs sur pierre qui ont fait de la lithographie l'art le plus
vivant et le plus populaire en France de 1820 à 1840; et déjà les lithographies
de Prud'hon, de Bonnington, d'Eugène Lami, d'Eugène Delacroix, de Decamps,
plus tard de Raffet et de son dernier amour, Gavarni, l'ont dès longtemps jeté,
de proche en proche, dans la familiarité des vraies estampes, des gravures
savantes, des pointes les plus fines, des plus savants burins, depuis Mantegne et
Marc-Antoine, depuis Albert Durer, Rembrandt, Van Dyck, jusqu'à J. Cousin,
Pesne, Nanteuil, Claude, Drevet et Watteau. Rien de ce qui est pièce de maître,
ou pièce habile de petit maître ne lui est indifférent ; mais toujours il faut que
l'art y soit, et la qualité de l'estampe. Il suit déjà les belles ventes, et déjà con-
naît la porte des bons marchands qui plus tard connaîtront si bien la sienne, car
ils sauront qu'il paye largement les épreuves qui l'auront tenté. Entre temps, il
ne peut se défendre d'acquérir ci ou là quelque peinture ancienne, voire de ces
primitifs alors si peu appréciés et auxquels un très délicat pouvait seul se laisser
(i) Je ne saurais oublier le beau soir où, après un joyeux dîner de camarades, j'arri-
vais juste à point à l'Hôtel Buliion pour m'y faire adjuger l'œuvre lithographie de
Gericault réuni en volume par son ami Charlet; et ce volume, à en juger à sa fatigue,
avait été bien feuilleté par toute sa génération d'élèves.
12 L'ARTISTE
prendre. Mais c'est le voyage d'Italie, où il accompagne sa mère dont la santé
est irréparablement atteinte, c'est le voyage en Vénétie et en Toscane, de i834
à i836, qui va affermir, affiner encore et développer son instinct naturel qui se
laissait aller jusques-là à sa fantaisie d'amateur élégant, et lui ouvrir l'esprit doré-
navant aux jouissances supérieures. Quand, après les derniers devoirs rendus à
sa mère, il revient de Florence, les yeux pleins des souvenirs ineffaçables de ces
peintres, de ces sculpteurs jeunes, fiers, naïfs et superbes qu'il a adores là-bas,
il rapporte à Paris ses caisses pleines de bas-reliefs en bronze du Donatello et
de ses élèves, de son délicieux marbre de Mino de Fiesole, la Vierge à l'enfant,
et d'un choix sans nombre de figurines et de plaquettes d'orfèvres, et de plu-
sieurs centaines de ces chefs-d'œuvre de médailleurs italiens dont son fidèle
ami M. Armand a depuis lors écrit l'histoire.
C'était le temps où M. Reiset venait, lui aussi, de rentrer d'Italie, sous les
mêmes ardentes impressions. Tous deux savaient par cœur les mêmes fresques
d'Assise et de Padoue, du Campo-Santo de Pise, des Carmes, de Saint-Marc, et
de Sainte-Marie Nouvelle de Florence, depuis le Giotto et Orcagna, et Masaccio,
jusqu'au Lippi et au Ghirlandajo; les mêmes sculptures de la chaire de Pise,
d'Or-San-Michele, du Baptistère et de la chapelle de Saint-Laurent. Tous deux
avaient étudié aux Offices, avec la même passion, la même collection des dessins
formée par les Médicis ; et quand ils se joignent à Paris, ils sont désormais
inséparables. Ils se retrouvent chaque jour aux mêmes ventes de l'Hôtel Bullion,
et chez les mêmes marchands, les Defer, les Guichardot et les Blaisot de ce temps-
là ; ils pourchassent fraternellement le même gibier, qui est désormais les dessins
de maîtres. Tous deux les veulent de premier ordre; et comme leur goût est sûr et
ferme, et leur esprit large et voyant le beau où qu'il soit, ils ne se renferment
point étroitement dans une école, mais choisissent l'excellent dans toutes. Et
parce qu'ils ne marchandent pas, les plus précieux morceaux et les plus rares
des anciens amateurs viennent tout d'abord les trouver chez eux. Cepen-
dant il est un maître dont tous deux s'étaient épris d'une passion particulière :
c'était le grand maître français, Nicolas Poussin. Il semble qu'ils aient eu à
cœur d'accaparer, dans leurs deux collections, tout ce qu'a tracé sur des milliers
de feuilles, compositions et paysages, depuis ses illustrations de VAdonis du
cavalier Marin jusqu'aux griffonis tremblants de sa vieillesse vénérée, la plume
intarissable du peintre des Andelys. Ils les resèmeront plus tard sans compter
parmi leurs visiteurs, mais, en attendant, ils se délectent de ses moindres cro-
quis, de ses études d'après les bas-reliefs antiques, de ses premières pensées tant
de fois tournées et retournées pour ses tableaux, de ses lignes d'horizons, notées
avec tant de grandeur en ses promenades dans la campagne romaine. Claude,
aussi, les séduit et les charme et ils n'en laissent guère échapper une belle pièce.
Et ainsi parallèllemcnt, et sans jamais se faire la guerre, et toujours s'expurgeant
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS i3
pour arriver à la beauté parfaite, se forment ces deux cabinets de' dessins, les
plus choisis dans leur quintessence et les plus nobles qu'aura connus notre
siècle.
J'ai dit, à propos de M. Reiset, comment les deux amis trouvèrent moyen,
en 1846, de feuilleter ensemble, au Louvre, les volumes où M. de Cailleux avait
réuni la fleur des dessins non exposés, et ce qu'ils rencontrèrent, à leur grande
admiration, dans ces 53 volumes. J'ai dit comment, le lendemain du jour où
M. Reiset est nommé conservateur de ces dessins, il dédie à M. de la Salle la
description de ses propres portefeuilles entreprise sur le conseil de son ami.
Quand M. Reiset en vient à composer, avec son art et sa conscience ordinaires,
ses salles de dessins français, il s'aperçoit que dans la dernière de ces salles, les
modernes de vraie importance lui manquent pour bien caractériser l'époque de
si grande marque qui va de David à Ingres; il n'a, pour combler ces lacunes,
que des échantillons insuffisants. Il s'en va faire appel, j'allais dire au patriotisme
de M. de la Salle, qui lui laisse emporter, au prix coûtant (avec lui, cela va sans
dire), ce qu'il faut au Louvre de Gros, de Gérard, de Girodet, de Prud'hon et de
Géricault. Quinze ans après, la générosité de M. de la Salle n'y peut tenir, et
ses dons commencent. Parmi ses innombrables Poussin, il a groupé une série
d'études pour les sept Sacrements; il les donne au Louvre, vous les pouvez voir
là-haut, près de la salle des Boîtes. Il donne son admirable bas-relief de Mino
de Fiesole, et le conservateur, par parenthèse, tarda bien à l'en remercier. Plus
tard encore il offrira au Louvre et y enverra ce qu'il a de meilleur en peintures
modernes, de Prud'hon, de Géricault, de Léopold Robert, tout cela en atten-
dant le grand legs qu'il prépare et dont il tient à se séparer de son vivant.
Le Louvre à bénéficié abondamment, depuis trente ans, d'une certaine dispo-
sition morale, que n'avaient pas connue nos pères et dont pourtant le germe
était déjà déposé en eux, sans qu'ils s'en doutassent, par l'esprit même de la
révolution, l'incertitude et l'émiettement des héritages, l'éparpillement de la
famille, la maison patrimoniale de l'ancêtre incapable d'assurer désormais son
abri aux souvenirs et reliques de deux générations, voire même un lendemain aux
curiosités rassemblées, pour son ornement et sa richesse, par un fils épris d'art
ou de littérature. Voilà qui devait amener fatalement la dispersion, à dates quasi
prévues, de toutes les collections anciennes ou de celles formées en notre siècle ;
et si les braves cœurs qui leur avaient consacré leur vie, leur ardeur de chaque
jour, leur fortune, leur tout, ressentaient pour elles, une fois qu'elles avaient
pris corps, l'horreur du néant, la passion trop juste de la durée, la monomanie
de la perpétuelle survivance, alors il cherchaient l'asile sacré, inviolable au
caprice des temps et des révolutions, auquel ils pourraient confier après eux la
garde de leur trésor. Et le Louvre, et les autres musées de Paris et de la province
s'offraient naturellement, avec leur garantie de bons soins, de dignité et de
14 L'ARTISTE
pérennité. Ce n'est pas un petit honneur, ni qui doive chatouiller médiocrement
un collectionneur passionnément amoureux des belles œuvres conquises par lui,
que de les voir, dans ces grands dépôts nationaux, continuer et grossir les sou-
venirs de munificence de nos rois, y rivaliser avec les chefs-d'œuvre rassemblés
par eux durant les trois derniers siècles, et profiter au développement du goût
dans notre pays. Et pourtant ce n'est guère que depuis trente années qu'on a
vu les legs et donations magnifiques se multiplier au Louvre ; jusques-là nos
musées ne s'enrichissaient que par leurs achats dans les ventes célèbres. Il sem-
blait que personne n'eût idée que l'État, cet Etat plus riche et plus puissant que
les princes, pût devenir le légataire glorieux des amateurs soucieux de l'avenir
de leurs collections, et qui ne laissant pas d'héritiers besoigneux, n'entendaient
point qu'on dispersât au lendemain de leur mort, un ensemble de merveilles
savamment et péniblement formé, un ensemble qui, de leur vivant, avait déjà
illustré leur nom. — Et voilà que l'on dirait que l'exemple de l'un ait entraîné
l'autre : après Sauvageot, Lacaze ; après M. Lacaze, M. de la Salle, M. Gatleaux
et M. Duchatel, et Maurice Cottier, et M. Thiers, et M. Hauguet-Coutan, et
M. Ph. Lenoir et le baron Davillier, etc. Et qui jurerait que ce sentiment si pro-
fondément personnel et inné en tout collectionneur, de préserver à tout jamais
les séries précieuses de ses galeries de toute dispersion navrante, n'a pas été
pour quelque chose dans la donation royale que vient de faire à l'Institut de
France Mgr le duc d'Aumale? Sauvageot, le bon et charmant Sauvageot a légué
son inestimable réunion de curiosités du moyen âge et de la Renaissance, d'un
choix si raffiné et si délicat, et qui valait des millions, quand lui-même avait
mené, à côté de ces bijoux et pour en multiplier peu à peu les variétés, la vie la
plus économe et la plus médiocre, dans cette mansarde si plaisante et si encom-
brée du faubourg Poissonnière, où l'on craignait de se mouvoir en un geste trop
brusque, — Sauvageot avait légué là son bien et son âme, dans la pensée très nette
que les catégories de ses chers bibelots n'iraient point à la salle des enchères se
livrer aux écus de ces concurrents millionnaires qui lui avaient fait, en ses der-
nières années, les acquisitions si difficiles et les trouvailles si rares. — Il eût bien
ri, à coup sûr, mais d'un rire mêlé de narquoiseries salées, s'il eût vu auprès des
petites salles où s'empilaient à l'étroit, dans le Louvre, les délicieuses raretés
qu'il avait tant caressées, la suite de splendides salons attribués. Dieu sait avec
quelles exigences, aux vulgaires porcelaines et aux bourgeoises aquarelles entre
lesquelles disparaissaient les quelques jolis bronzes, encore trop récurés, et
qu'avec tant de pompe et une infatuation si naïve, M. Thiers léguait à la
patrie.
Dis-moi ce que tu laisses, je te dirai ce que tu as été. Certes le hasard des
rencontres peut faire entrer chez un collectionneur bien des œuvres d'art qui
n'ont quasi rien de commun avec son propre goût ; quand vient l'heure de l'in-
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS i5
ventaire, elles apparaissent chez lui comme e'trangères et ne sauraient, semble-t-i),
lui avoir jamais appartenu. Mais après avoir, comme ministre de l'inte'rieur,
puis, comme repre'sentant du pouvoir suprême, gouverné les arts de son pays,
ne laisser sa maison pleine que de copies à l'aquarelle ou en marbre reprodui-
sant les oeuvres acceptées par l'admiration banale, et n'ayant pas plus de valeur
que d'honnêtes chromolithographies assez criardes, quelques gentils petits bron-
zes, et la plus ridicule série d'assiettes et de coquetiers de Sèvres ou de Saxe, et
pousser sa vanité jusqu'à imposer ces misérables babioles au Louvre, comme
reliques vénérées du plus glorieux des citoyens français, c'est du même coup
donner la mesure de ce patriote et de ce connaisseur.
M. Thiers est le bourgeois — lui-même s'est donné ce titre — il en tirait gloire
et même vanité. Le madré, en prétendant incarner en lui tous les bourgeois de
France, tenait avant tout à s'en faire une armée, armée sans nombre, et souve-
rainement ambitieuse, l'armée de tous les orgueils et de toutes les suffisances, et
qui portait dans son bagage toutes les prétentions. Ambitions, orgueils, suffi-
sances, M. Thiers se sentait de force à tout porter gaillardement en sa petite
personne ; mais ce sont les prétentions qu'il a le mieux incarnées, et de ce côté
il a été l'unique et parfaite image de cette bourgeoisie, dont il fut à bon titre
l'idole et qui se mira en lui.
Si vous aviez à désigner un amateur d'un goût mince, petiot, chétif, et con-
damné d'avance à une éternelle étroitesse, vous diriez : c'est un collectionneur
de Boissieu. — Eh bien ! ce fut là le début de M. Thiers en matière d'art; il
collectionna les Boissieu. Il fit longtemps la fortune de ce retors Guichardot,
qui, de celui de ses yeux que ne cachait pas un bandeau noir, voyait si clair dans
le cœur de ses clients et savait si à point jusqu'où il pouvait abuser de leur
manie. M. Thiers recueillit pieusement tous les états des moindres eaux-fortes
de Boissieu; il adora dans toute sa sécheresse le génie pseudo-hollandais du
froid, patient et minutieux petit maître de Lyon, lequel n'était pas fait, on
l'avouera, pour lui ouvrir jamais l'esprit à la pénétration des grands maîtres.
Exemple : M. Thiers n'avait qu'un dessin, soi-disant de Léonard; et ce dessin
était de soixante ans postérieur au Vinci.
On a fait grand bruit, pour porter M. Thiers aux nues, des quelques lignes
qu'il a consacrées dans son Salon de 1822 à la 'Barque du Dante de Delacroix.
On en a fait un prophète extraordinaire, un devin quasi illuminé du plus auda-
cieux génie de la peinture moderne, et partant un apôtre de cette peinture.
Cela semble quelque peu fabuleux, quand on songe que M. Thiers, dans tout le
courant de sa vie de politique ou d'historien, a plutôt passé pour mystificateur
que pour devin, et quand on se rappelle ses railleries sur l'avenir des chemins
de fer; quand surtout on lit dans ce même Salon ses apologies fantastiques des
peintres les plus poncifs de l'école académique d'alors. On n'a jamais réfléchi que
i6 L'ARTISTE
M. Thiers était l'assidu le plus familier de l'atelier et des soire'es du baron
Ge'rard, et que celui-ci, en vrai artiste de grand goût et de grand sens, avait du
premier coup pe'nctré les qualités singulières de l'œuvre magistrale du débutant,
et n'avait pas caché son enthousiasme, et s'en était généreusement ouvert au
jeune peintre lui-même. M. Thiers ne faisait donc point là œuvre d'audace per-
sonnelle ni téméraire ; il mettait en prose, à l'usage du Constilulionnel, les
exclamations très motivées qu'il avait entendu sortir des lèvres du peintre le
plus autorisé de France en ce moment, et l'étonnant eût été qu'il s'aventurât à
contredire le jugement du baron Gérard.
Quanta sa manie si mesquine des copies, elle ne datait pas d'hier : le 17 sep-
tembre 1834, M. Gavé, chef de la division des Beaux-Arts, adressait à M. Thiers,
alors ministre de l'Intérieur, un rapport qui commençait par ces mots : <i Par
arrêté en date du 18 juin i833, vous avez chargé un de nos peintres les plus
distingués, M. Sigalon, de se rendre à Rome pour y exécuter les copies des
peintures de la Chapelle Sixtine, des Prophètes et des Sybilles par Michel-
Ange... » Va pour la collection de ces copies peintes à l'école des Beaux-Arts, à
côté des moulages de la sculpture ; mais que nous font ces grandes miniatures
du cabinet Thiers, moins intéressantes que des photographies, à deux pas du
musée des dessins, à côté des premières pensées de la propre main de Léonard,
de Michel-Ange et de Raphaël ? Ainsi, je le répète, ce ramasseur de banalités, cet
amateur de prud'hommeries, cet esthéticien convaincu des choses à contre-goût,
occupera à tout jamais, et, comme pour imposer aux générations à venir le
culte du médiocre, les salles les plus princières du Louvre, celles que Lefuel
avait préparées jadis pour la collection de l'administrateur du premier palais du
monde; et le nouvel architecte les aura décorées splendidement à nouveau pour
y étaler en plus éblouissante lumière toutes ces pauvretés où se complut la
manie du petit homme. Et cela pendant que ce même Louvre, où la place est si
rare, marchande à ces grands connaisseurs, à ces vrais éducateurs du goût
public, à ces vrais bienfaiteurs désintéressés, qui furent M. de la Salle, M. La-
caze, M. Sauvageot, M. Gatteaux, M. Hauguet, la place à peine suffisante pour y
ajuster à rangs pressés les merveilles dont ils ont enrichi, et enrichi tout de bon
nos collections nationales 1 Qu'il eût mieux fait pour son propre honneur,
M. Thiers, me disait avec raison l'un de mes amis, de conserver à leur clou ou
sur leur étagère, dans la place qu'il leur assigna de son vivant, en sa maison, ces
innocentes amusettes de l'homme d'État 1 Place Saint-Georges, c'eût été un
musée, le musée Thiers, ornement et richesse et but de pèlerinage de son quar-
tier, le monument complet de sa personnalité et de sa gloire, si vraie gloire il a
mérité. Chaque objet n'eût point été une œuvre d'art, mais pour ses séides une
relique, tandis qu'au Louvre oq ne le pèse et on ne le doit peser que comme ama-
teur, on raille et on raillera éternellement son faux goût, ses prétentions enfan-
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
tines de connaisseur ; sa collection fait tache dans le palais à côte' de celles des
autres donateurs, et l'on ne songe qu'à en mesurer la valeur avec l'importance
ridicule de la place qu'elle y usurpe. Bien en a pris aux tableaux de M. Lacaze,
d'occuper, par première possession, la galerie des anciennes se'ances royales.
M. Duchâtel a, Dieu merci, trouvé un retiro à la taille de ses cinq cadres de
grande valeur. M. Gatteaux a dû se contenter, pour les dessins marqués de son
timbre, de se mêler, dans les meubles tournants, aux autres études et croquis de
maîtres provenant de l'ancienne collection. Pour M. de la Salle, dont le présent
égalait, aux yeux des vrais connaisseurs, les donations les plus somptueuses qui
aient été faites au Louvre, la direction de ce Louvre lui a mesuré trop chiche-
ment, dans deux étroits couloirs, une place peu digne de la reconnaissance natio-
nale. « M. delà Salle, observe à bon droit Tauzia, n'imposa jamais de conditions
en retour de ses libéralités multiples; à l'exemple de son ami M. Lacaze, il
donna simplement et généreusement, sans songera réclamer quelque salle parti-
culière dans le Louvre, ou même une plaque commémorative ; il ne voulait pas
laisser soupçonner que la vanité eût la moindre influence sur ses détermi-
nations, »
Le bon M. de la Salle, cet homme aimable entre tous, ses collections firent
les délices de sa vie ; elles entourèrent sa vieillesse comme celle d'un sage, d'a-
mis attentifs à le voir et à l'entendre, et qui n'étaient autres que des fervents de
la même religion. Le dimanche, se rencontraient volontiers chez lui ses fidèles
anciens et nouveaux : M. Reiset, M. Armand, M. Valton, M. de Triqueti, Tauzia,
M. Marcille, M. Lecomte, l'agent de change, G. Duplessis, Clément des Débats,
Gruyer, M. Dumesnil, etc, etc. Chacun savait qu'il allait trouver là enseigne-
ment pour ses yeux, régal pour son esprit, et quelques fussent les préoccupations
spéciales de ses études, pour peu qu'elles eussent d'élévation, satisfaction à sa
marotte. On causait du courant gaiement et sans bégueulerie, mais de l'art tou-
jours avec respect. M. de la Salle, en toute matière d'art, était un gourmet, —
cela se voyait rien qu'à la manière dont il vous présentait ses dessins, en pas-
sant avec friandise sa langue sur ses lèvres, — mais un gourmet de large appétit,
qui sans cacher ses préférences pour l'art grec et la Renaissance, dégustait et
savourait, sans système, ce que chaque école a vu produire de plus raffiné, n'ex-
cluant d'instinct que le médiocre. Tous ceux qui l'entouraient là savaient qu'ils
ne venaient point chercher chez lui l'œuvre de goût vulgaire, la petite curiosité
chère aux dénicheurs de broutilles. Pour les amateurs de l'ordre de M. Reiset
et de Ml de la Salle, la broutille n'existe pas. Ils peuvent tout d'abord, je le veux
bien, se passer d'études, étant doués de je ne sais quel tact inné qui
repousse le laid et le commun ; ce qu'ils ont en eux, c'est avant tout un don subtil
des yeux, et, sans doute aussi, une mémoire à eux propre, qui les maintient
constamment au diapason des œuvres de premier ordre. Faut-il ajouter que
1888 — l'artiste — T. I 2
i8 L'ARTISTE
cette géne'ration qui mettait une si haute gravité, un si touchant respect dans
l'admiration et le savouremcnt des belles choses ,y apportait encore de pleins
loisirs et une patience perséve'rante, une application de toutes ses heures et de
tout soi-même qui semblent manquer désormais à la classe des collectionneurs.
Léon Donnât fut, dans les derniers temps, l'un des visiteurs préférés de M. de
la Salle. Le vieil amateur s'était épris de l'homme et du peintre, et même il a
légué au malheureux Bonnat cette passion éperdue pour les dessins, qui distrait si
fort aujourd'hui le portraitiste de ses portraits et ne lui laisse plus d'autre pensée
que celle de la conquête d'un Léonard ou d'un Michel-Ange. M. de la Salle ne
se doutait guères qu'il inoculât ce virus en si bonne veine. — Que les amateurs
de peintures, comme vous ou moi, qui trouvent leur plus doux passe-temps et
le meilleur ronron de leur vie dans la contemplation des œuvres de l'art, recher-
chent avidement les études et les premières pensées des maîtres, rien d'éton-
nant à cela : nous ne foisons que pénétrer, dans sa plus familière intimité,
le génie de ces maîtres, et il semble que tout collectionneur de peintures dût être
doublé d'un collectionneur de dessins ; mais ce qui me surprend, c'est que tout
artiste créateur ne soit point obsédé de la curiosité de poursuivre dans les cro-
quis de ses devanciers leurs procédés de conception et d'incubation, et de trans-
formation de leurs pensées. Il faut croire que le génie créateur n'admet point de
tels intermédiaires; il pond comme l'oiseau, pour se débarrasser de son œuf; et
c'est peut-être, après tout, le meilleur moyen de demeurer original; en tout cas,
il est certain que les artistes du temps jadis ne dédaignaient point autant que
ceux d'aujourd'hui la jouissance de réunir dans leurs ateliers des dessins de maî-
tres; et, sans rappeler Raphaël échangeant un dessin avec Albert Durer qui en
possédait maint autre de Martin Schon et de ses contemporains, sans rappeler Melzi
recueillant pieusement les études de son maître Léonard, comme Timotée celles
de Raphaël, on peut distinguer dans le bataillon des collectionneurs célèbres les
noms de Vasari, de Rubens, de Sandrart, de Rembrandt, P. Lely, Th. Lawrence,
Cosway, Benjamin West, et chez nous J. Stella, P. Mignard, Girardon, Boule,
de Piles, Coypel, Boucher, Vanloo, Bouchardon, Chardin, Fabre, Wicar; le
cabinet de Crozat avait été, par économie, celui de Watteau. Enfin au commen-
cement de notre siècle, Girodet et le Baron Gros et le sculpteur Rutxhiel ne
dédaignaient point de s'asseoir devant la table des commissaires priseurs ; et je
plains de tout cœur ceux de leurs confrères qui ne les ont pas imités.
Je voulus un jour savoir de Bonnat lui-même comment lui était venue à lui aussi
la charmante et noble manie; et voici ce qu'il me répondit (avril 1887) : « J'ai
toujours adoré les dessins et passais autrefois mes dimanches au Louvre. Mais
c'est M. de la Salle qui m'a fait comprendre qu'on pouvait en avoir à soi, chez soi,
qu'on pouvait, quand on le voulait, toucher une feuille de papier sur laquelle la
main de Michel-Ange s'était appuyée. — Vous savez quelle passion c'est deve-
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS 19
nu ! — M. de la Salle demeurait dans la même maison que moi, place de Vinti-
mille. Il me gâtait beaucoup et me donna un dessin de Rembrandt. Plus tard
il ajouta un Watteau, voilà le commencement. — J'ai été' fou de joie quand j'ai
eu à moi votre dessin de Michel-Ange, qui a été un de mes premiers achats. —
L'histoire du portrait d'Erasme par Albert Durer est assez amusante. C'était à
la vente Jean Gigoux et les Allemands épuisaient leur crédit sur des Durer
moins importants. Ils étaient devant moi, et quand ils achetaient un dessin, ils
disaient (en allemand^ : un pour Berlin, deux pour Berlin, etc. Quand arriva le
tour de l'Erasme, ils poussèrent jusqu'à i i,5oo francs, et Ferai qui avait mes
instructions dit 12,000; mes Allemands qui étaient à bout firent signe qu'ils ne
pouvaient aller plus loin; le commissaire adjugea, et alors je leur dis dans les
oreilles : un pour Bayonne I — Vous savez l'histoire des Fra Bartolommeo, qui
me viennent (sauf le vôtre) de Lucques. Ils appartenaient aux comtes Ottolini,
qui pendant trois ans se firent tirer l'oreille et me les cédèrent, enfin, à Paris,
au moment où ils allaient les vendre au British Muséum. — Vous devez vous
rappeler l'achat, à Perouse, du Raphaël de la comtesse Alfani. Je vais par hasard
chez un marchand de bric-à-brac qui a vaguement entendu dire que la com-
tesse Alfani, qui demeure dans sa maison veut, se défaire d'un dessin de Raphaël.
Après des pourparlers que je vous ai racontés, j'emportai le dessin. Les pour-
parlers sont amusants. — Quant au carton de l'école de Léonard extirpé à Ber-
tini, je vous l'ai conté tout au long, l'autre jour. » — Et l'on jugera de l'impor-
tance qu'a acquise, en quelques années de recherches endiablées, de fringale
jamais rassasiée, et de prodigalités ruineuses pour un autre qui n'aurait pas un
si bon gagne-pain, la collection de dessins de Léon Bonnat, par la simple nomen-
clature suivante, ne représentant, pour chaque artiste, que des oeuvres de qua-
lité supérieure : « Quatre dessins de Léonard de Vinci; — un carton, sainte
famille (école de Léonard); — un portrait de profil (même école); — cinq dessins
de Michel-Ange, dont un croquis pour le jugement dernier; — six Raphaël; —
quatre Titien ; — trois Véronèse ; — deux Botticelli ; — trois Giovanni Bellini ; —
six Perugino : — quatre Mantegna ; — trois Pisanello ; — vingt-trois PoUajuolo,
volés en 1748 à Florence ; — vingt-cinq Bartolommeo (un livre) ; — huit minia-
tures italiennes du xv" siècle; — un Lorenzo di Credi ; — huit Parmesan ; —
Polidore, Jules Romain, etc, etc. ; — vingt-quatre maîtres du xv^ — sept Durer,
dont le portrait d'Erasme et le Saint-Jean de Munich; — un Holbein (portrait);
— dix-neuf maîtres allemands et flamands du xv ; — cinq Rubens ; — sept Van
Dyck (dont trois portraits) ; — un Brauwer : — un A. Van de Velde ; — quatre
Teniers; — soixante-quinze Rembrandt; — un Dow, etc, etc.; — vingt-sept
Poussin (collection H. de la Salle); — sept Claude ; — un Clodion ; — deux
• Louis David; — vingt-deux Ingres (dont une aquarelle, quatre compositions,
sept portraits) ; — sept Watteau; — un Lancret ; — cinq Prud'hon ; — huit
20 L'ARTISTE
Gericault, etc, etc. » Joignez à cela, pour imiter M. de la Salle dans son goût
de toutes les belles choses, « douze eaux fortes, dont une belle épreuve de la
Pièce aux cent florins et les Trois arbres de Rembrandt ; deux portraits de Van
Dyck; le Bouvier de Claude ; — vingt-deux bronzes de Barye, très bonnes épreu-
ves ; — trois esquisses de Rubens, une de Van Dyck, — une Suzanne de Rem-
brandt (collection His de la Salle). — une terre cuite de Benedetto da Maiano;
une terre cuite de Bouchardon. »
Dans ses dernières années, M. de la Salle était possédé du démonde la libéra-
lité. Il semblait qu'il ne se fût donné, toute sa vie, le plaisir d'acquérir, que pour
se préparerplustard le plaisir de donner. Pour peu que l'on fréquente les collec-
tions publiques de Paris, il est difficile d'ignorer ce qu'il a distribué, au Louvre,
de dessins, de peintures, de sculptures ; au Cabinet des Estampes, de pièces
superbes ou rares; à l'École des Beaux-Arts, autres dessins exquis des plus grands
maîtres ; mais dès qu'il entrevoyait qu'un musée de province saurait apprécier
les études ou croquis des artistes illustres, aussitôt, bravement, galamment, il
ouvrait ses cartons et lui faisait son lot. C'est ainsi que de 1862 à i865, Louis
Boulanger, « le peintre » de V. Hugo, et qui ne gagnant plus son pain à Paris
par son talent romantique un peu fatigué et démodé, s'était réfugié à Dijon
comme conservateur du musée, obtint plus d'une centaine de dessins pour la
collection de sa ville adoptive. M. de la Salle ayant réservé pour le Louvre et
l'école des Beaux-Arts ses morceaux d'élite des plus grandes époques, il ne faut
point chercher à Dijon ni les primitifs, ni les plus fameux italiens de la Renais-
sance, mais avec les plus honorables de la seconde moitié du xvi« siècle, il avait
volontiers rassemblé là les maîtres renommés du xvii=, les Carraches et leur
école et tout ce qui fait encore si grande figure dans l'Italie d'alors; c'est tout un
chapitre à part et très considérable dans l'histoire de l'art, et représenté par des
pièces capitales. L'excellent homme savait que, depuis 1857, j'avais confié mes
portefeuilles au musée d'Alençon, et que ces portefeuilles allaient toujours
grossissant en nombre, sinon en qualité. Il voulut, lui aussi, contribuer à l'enri-
chissement de cet honnête petit musée de mon département; il fit donc son lot
généreux à Alençon. Les Français y abondaient de préférence ; Poussin et Wat-
teau n'y manquaient point, non plus que ceux des maîtres du commencement de
notre siècle qui avaient tout d'abord attiré son goût. Il en donna encore aux
musées de Lyon, d'Orléans, de Rouen. — Et il ne négligeait point de fournir
lui-même les notes rédigées avec le plus grand soin et l'érudition la plus com-
pétente sur les charmantes œuvres qu'il offrait; c'en était le catalogue tout fait,
et nul n'était capable de l'écrire plus sciemment. Comme tous les vrais amateurs,
M. de la Salle avait appris, je le répète, non par les livres mais par les yeux,
et c'est par là que son goût était sûr, profond et personnel, et sans les illusions
superficielles du prétendu connaisseur éduqué par les renseignements d'autrui.
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS 21
Des livres, il en avait, — qui n'en a pas? — il avait en bon e'tat tous les utiles et
les catalogues essentiels ; il en faut toujours pour s'assurer des dates et des
généalogies d'écoles; mais ce n'est pas eux qui vous diront si une oeuvre d'art
est tout de bon méritante ou méprisable. En dehors de ces inventaires partiels,
inséparables de ces donations, je ne sache pas que M. de la Salle ait écrit une
ligne sur l'art qu'il aimait tant, si ce n'est des notes au vol sur les marges de ses
catalogues de voyage ; et Dieu sait pourtant le nombre des érudits et des écri-
vains de métier qu'il a éclairés des lumières pures et nettes de son goût et ani-
més aux recherches par la verdeur de son entrain ; décidément il avait pris la
bonne part.
Tauzia qui a donné les soins les plus pieux au catalogue et à l'arrangemerrt
des dessins légués par M. de la Salle, dans l'étroit espace à eux mesuré si chiche-
ment, a raconté comment le vieil amateur, se sentant près de sa fin, nous avait
appelés M. Reiset, lui et moi, pour procéder au dernier examen de ses chers
feuillets couverts d'études de maîtres et qu'il avait résolu, ne voulant après lui
ni hésitation ni équivoque, de faire transporter de son vivant au palais des
musées nationaux. Je n'ai guère souvenir dans ma vie de journées plus passion-
nément intéressantes et j'allais dire plus émues, que celles où, dans le cabinet de
ce grand vieillard, usé par de continuelles souffrances, et qui repassait là dans
une dernière revue, les merveilles dont la conquête avait rempli de jouissances
quotidiennes sa longue carrière de chercheur impeccable, nous savourions, un
à un, chacun des trois cents dessins qu'il destinait au Louvre, il les passait de
ses propres mains, l'un après l'autre, à M. Reiset, à son cher Fritz, comme il
l'appelait de si vieille date, et M. Reiset nous les transmettait tour à tour.
M. de la Salle s'arrêtant sur chacun, en savourait avec tendresse la beauté,
nous en répétait l'histoire, en motivait l'incontestable attribution de concert
avec M. Reiset, et puis tantôt Tauzia, tantôt moi, nous écrivions, sous la dictée
des deux amis, la description du précieux dessin, ses provenances, ses dimen-
sions. C'était l'enregistrement pour l'inventaire final. Ne voulant offrir au
Louvre que des ouvrages dignes de ses collections souveraines, M. de la Salle
hésitait parfois sur certaines études, sur certains croquis qu'il jugeait de moin-
dre importance ; mais M. Reiset, Tauzia ou moi, nous demandions grâce pour
celui qu'on aller écarter et qui n'était jamais, étant donné le goût supérieur de
l'homme, dépourvu de haut intérêt, et M. de la Salle se laissait faire, et l'enre-
gistreur allait son train. M. delà Salle prit la peine, tout à bout de forces qu'il
fût, de retranscrirc lui-même de sa main ce long travail. Le 19 février 1878, les
trois cents dessins étaient remis au Louvre. Tous les vrais curieux de l'Europe
les avaient maniés chez lui pour peu que leur étude les y appelât, mais désor-
mais ils sont à qui passe près de la salle des pastels, et il n'est plus si petit con-
naisseur d'art qui ne pût aujourd'hui vous les énumérer : Lorenzetti, Dona-
za L'ARTISTE
tello, l'Angelico de Fiesole, le Pisanello, Filippino Lippi, Benozzo Gozzoli,
Botticelli, PoUajuolo, Signorelli, Lorenzo di Credi, Ercole Grandi, Mantegna,
Carpaccio, B. Montagna, Verrocchio, Léonard de Vinci, Francia, Fra Barto-
lommeo, Mar. Albertinelli, Raphaël et ses e'ièves, Jules Romain, Perino dcl
Vaga et Polidore, Jacques et Jean Bellin, le Giorgion, Titien, Palme le Vieux,
le Véronese, Orsi da Novellara, le Corrège, le Sodoma, le Rosso, le Parmesan,
le Primatice, Niccolo, Luca Penni, Domenico del Barbiere, le Berruguete, Louis
et Annibal Carrache, le Dominiquin, etc., sont là repre'sente's par des morceaux
exquis. — Puis viennent les Allemands, Flamands et Hollandais : Martin
Schongauer, Holbein, Albert Durer, Lucas de Leyde, Rubens, Van Dyck, Jor-
daens, Teniers, Brauwer, Rembrandt, A. Cuyp, Ostade, P. Potter, et toute la
suite des délicieux petits paysagistes de Hollande; — et quand arrivent nos
Français, ce n'est point seulement les illustres du xvi" au xviii" siècle qui figu-
rent là : Cousin, Et. Delaune, Nie. Poussin (vingt dessins tous admirables, tous
capitaux par la provenance ou par le tableau qu'ils ont préparé ; comment lui
en restait-il, après tant et tant qu'il avait déjà donnés, au Louvre et à l'École
des Beaux-Arts, et à Dijon, et à Alençon, après tous ceux qu'il avait quotidien-
nement dispersés, avec tant de largesse et de bonne grâce, entre les mains de
ses amis ?) — Et Claude Lorrain et Seb. Bourdon et cet étonnant groupe de
femmes de Watteau, l'un des plus argentins qu'il ait jamais crayonnés de sa
mine de plomb et de sa sanguine; mais encore voilà que M. de la Salle comblait
au Louvre la lacune toujours regrettable de nos modernes les plus populaires :
Gericault, Charlet, Léopold Robert, Eug. Delacroix, Decamps, Marilhat, Pils,
Raffet et Gavarni. — 11 en voulait faire de même pour ses médailles et ses plaquettes
et son Saint-Jean de Mino de Fiesole; mais le temps lui manqua ; le mal acheva
de détruire ce corps robuste, et deux mois après qu'il avait déposé ses chers
dessins entre les mains de son ami M. de Reiset, M. de la Salle mourait le
28 avril 1878.
Qui nous rendra, qui nous rendra ces bonnes heures que nous passions
jadis auprès de M. de la Salle ? on allait vers lui, plein d'une tendre véné-
ration pour l'homme, on sortait de chez lui plein de religion pour l'art. Bien-
tôt, en dehors de ces galeries de musées, ouvertes à tous les passants, n'y
aurait-il plus un bon coin où l'on puisse causer familièrement, entre amis,
devant un bon tableau, un beau dessin, ou un beau bronze? Hélas! ils se
font rares, — ils ne l'étaient pas tant autrefois, — ces amateurs de qui l'on
puisse répéter ce que Tauzia a dit sobrement de celui-ci : « M. de la Salle
a laissé le souvenir de l'un des hommes les plus courtois et les plus gé-
néreux de notre temps. Vivant tout à fait retiré du monde, et sans aucune
ostentation, il ne connaissait pas de plus grand plaisir que de se voir en-
touré de quelques amis qui partageaient son enthousiasme pour les chefs
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
23
d'œuvre des arts. Si son âge et la dignité de son caractère ont inspiré le
respect, ses qualités affectueuses lui ont valu en retour de vives amitiés; peu
d'hommes ont mérité d'être regrettés aussi sincèrement et aussi profondément
que M. His de la Salle. »
{A suivre)
PH. DE CHENNEVIERES.
PALMYRE ET SES INSCRIPTIONS '"
'année dernière, dans la leçon d'ouver-
ture, j'avais fait l'historique des fouilles
de Khorsabad et donné un rapide
résumé des renseignements qu'elles
nous ont apportés sur le roi Sargon II
(viii" siècle avant notre ère). Nous
sommes loin d'avoir achevé l'étude des
longues inscriptions de ce roi; elles
vont nous occuper encore cette année.
Je n'ai donc pas à présenter aujourd'hui
un aperçu général de nos leçons pro-
chaines du jeudi. Ma leçon d'ouverture
va être employée à vous fournir uïi tableau très rapide de la ville de Palmyre.qui
doit faire l'objet de nos cours du vendredi. L'histoire, courte d'ailleurs, de la
cité célèbre ; puis une sorte de classification de ses monuments épigraphiques :
telle sera la matière de cette première leçon.
La ville était-elle ancienne ? A quelle date fut-elle construite?
Dans le premier livre des Rois, IX, Salomon est indiqué comme le fondateur
de Thadmor. Or, ce nom est précisément le même que celui par lequel on
désignait autrefois Palmyre. Dans Palmyre, en effet, nous avons une corruption
=#?
m
(i) Leçon d'ouverture du cours iX'Epigraphie phénicienne et araméenne professé par
M. E. Ledrain à l'Ecole du Louvre (aï décembre 1887.)
I
PALMYRE ET SES INSCRIPTIONS
25
grecque de Thadmor. Que la ville ancienne, sise au nord-est de la Palestine,
soit la fille de Salomon, presque tous les historiens, les voyageurs et les archéo-
logues anciens et même nouveaux, se sont rangés à cette opinion.
(I Le roi y construisit de bonnes murailles, dit Josèphe, pour s'en assurer la
possession, et il l'appela Tadmour, qui signifie lieu de palmiers. » Rapportant
ce passage de Josèphe, Volney, dans les Ruines, n'a aucun soupçon que l'on
puisse attribuer à un autre qu'à Salomon, la fondation de Palmyre. Ainsi se
comporte souvent l'histoire ; elle a ses favoris et ses maudits, surtout dans l'an-
tiquité. Il y a des hommes qu'elle charge de tous les crimes, même les plus
imaginaires ; d'autres qui, pour elle, ont fait les plus belles actions et bâti tous
les plus beaux monuments. Salomon, dans le monde juif, et l'on peut dire, dans
tout le monde oriental, est resté, pour les imaginations, comme un khalife des
Mille et une Nuits, tout puissant, voyant tout, accomplissant tout, disposant
même comme un dieu, de tous les génies. Les légendes arabes sur lui sont
aussi étranges qu'innombrables ; on les a recueillies dans un volume fort
curieux (Weil, Biblische Legenden der Muselmanner).
A la légende appartient aussi la fondation de Palmyre par Salomon. Il y avait
un point qui inquiétait bien parfois les historiens, c'était la distance de Jéru-
salem à Palmyre, et la pensée que cet emplacement était peu à la disposition et
sous la main de Salomon. Volney lui-même n'est pas sans faire quelques
réflexions sur l'éloignement de Thadmor :
« Le roi de Jérusalem, dit-il, n'eut point porté son attention sur un poste si
éloigné, si isolé, sans un puissant motif d'intérêt » (p. 268). Mais Volney n'allait
pas plus loin. Il se trouvait en face d'un sentiment si universel et si agréable,
prêtant à de si poétiques développements, qu'il ne songeait pas à tirer parti de
la lueur qui lui apparaissait.
Dans ses Inscriptions sémitiques, parues en 1868, M. de Vog'ùé est de même
avis que Volney, et ne discute même pas la possibilité d'une opinion contraire.
Pour nous, nous voilà déjà mis en défiance par la phrase de l'auteur des
Ruines, et par le long et difficile chemin qui se trouve entre Jérusalem et
Thadmor. Ce qui confirme nos doutes, c'est qu'en réalité, il y eut au sud de la
Palestine une ville, Thadmor, de la même étymologie que Palmyre, et dont
Salomon dut naturellement songer à faire une ville forte, une cité station comme
les deux Beth-Horon et Guézer. Mais elle fut loin d'égaler l'autre ville des pal-
miers et il n'y avait guère d'honneur pour Salomon à en avoir été le construc-
teur.
L'autre Thadmor, la grande, celle du nord-est, n'a pas d'histoire bien
ancienne. Mais elle dut de bonne heure cependant se fonder et se développer.
Ce qui faisait autrefois les villes en Orient, c'étaient les sources. Dans ces
endroits brûlés, arides, quand la famille voyageuse, passant avec ses troupeaux,
26 L'ARTISTE
apercevait une fontaine, elle dépliait la tente et campait en cette place. Dans les
environs de Paimyre, le sol est particulièrement triste, sans végétation. Mais tout
à coup, quand on vient de Tyr, que l'on sort de la plaine sablonneuse qui s'allonge
entre deux rangées de collines et que l'on rencontre l'endroit où fut Paimyre,
l'herbe apparaît entretenue par deux sources. Ce fut autour de ces eaux que
s'éleva la ville fameuse et à l'ombre des palmiers si utiles, eux aussi, à'ia vie de
l'homme en Orient
Elle prospéra, devint un riche marché où affluèrent les vendeurs de Phénicie,
d'Aram, de la Babylonie. Les produits de l'Asie orientale, ceux de l'Inde et de
l'Asie occidentale s'y échangèrent. C'était une station nécessaire pour les cara-
vanes de marchands. Aujourd'hui 'que le commerce a disparu de là-bas et que
les pèlerinages religieux ont remplacé les voyages d'intérêts, les caravanes qui
vont de Damas, le paradis des croyants, à Bagdad, passent par Thadmor et
campent sur ses ruines.
On conçoit que cette riche cité, dont la vie antique nous est peu connue, mais
dont nous entrevoyons la merveilleuse prospérité, ait tenté la légende. Il était
infiniment plus aisé, du reste, de l'attribuer à Salomon, que tant d'autres mer-
veilles mises sur son compte. N'avait-il pas, en réalité, bâti Thadmor au désert
du sud. Sans rien changer au nom et tout naturellement, on déclara qu'il avait
construit la belle Thadmor, sur la route de Phénicie et de Babylonie. Voilà
l'explication de l'erreur où sont tombés sur l'origine de Paimyre, les voyageurs
et les savants.
La question d'origine éclaircie et la légende détruite, nous passons à
l'histoire même de Paimyre. Rien de plus obscur que cette ville dans-
ses temps antiques. Il en est un peu de même, il le faut bien avouer, des
autres villes de Phénicie et de Syrie. Tandis que Ninive, Babylone et
l'Egypte nous ont laissé sur elles-mêmes une masse innombrable de monu-
ments, de témoins de leur existence la plus reculée, rien ou presque rien
ne se retrouve, des époques anciennes, pour les villes phéniciennes. Quand
• on découvre une courte inscription de quelques lignes, c'est considéré
comme un véritable triomphe. Encore la plupart sont-elles déjà de l'époque
grecque de Phénicie, comme presque tous les objets de ce pays que possède
le Musée du Louvre. Israël fort heureusement nous a légué un livre; que
saurions-nous de lui si nous n'avions que ses monuments et l'inscription
du Siloé?
Eh bien! de toutes ces contrées, celle qui nous fournit le moins le
PALMYRE ET SES INSCRIPTIONS
27
moyens d'entrer en communication directe avec elle pour sa vie antique,
c'est certainement Palmyre, où tous les monuments, toutes les inscriptions
sont d'époque romaine. Le premier fait historique que l'on saisit, date de
l'an 34 avant notre ère. Antoine essaya une expédition contre Palmyre.
Ce qui le poussait c'était l'appât des richesses. Commerçante, la ville passait
à juste titre pour renfermer des trésors dont la prise eut fait la joie du Romain.
Mais les habitants prévenus eurent le temps de s'enfuir et d'aller mettre en
sûreté leurs biens les plus précieux de l'autre côté de l'Euphrate.
Cependant, subissant le même sort que le monde entier, Palmyre dut se plier
à l'obéissance romaine. Les Romains, du reste, et les Grecs firent invasion
dans la vieille cité sémitique. Combien de noms romains et grecs sur les
inscriptions palmyréniennes du ir" siècle! Ils sont presque aussi nombreux que
les noms araméens. Les modes grecques et romaines pénétrèrent en même
temps, surtout chez les femmes. Il y a, du reste, chez les Syriens actuels, un
goût d'élégance, un charme étrange, même dans les costumes masculins.
Avez-vous vu quelquefois l'art avec lequel les Libanais portent la veste et la
ceinture orientales? Au 11= siècle, à Palmyre — les bas reliefs du Louvre en
témoignent — les hommes aimaient la longue tunique à plis, et portaient sur
la tête le modius, le boisseau romain, extrêmement décoré. Mais rien n'égale le
luxe charmant dont les visages de femmes sont entourés. Pas une femme, au dix-
neuvième siècle, qui puisse surpasser une Palmyrienne du deuxième. Aux
oreilles paraissent des pendants d'or; les cheveux sont artistement étages; la
coiffure est d'une extraordinaire richesse, sans surcharge toutefois. Ce fut
peut-être l'endroit du monde, sans en excepter Rome, où à une certaine
époque, la femme déploya le plus d'habileté et de parure, (i)
Du reste, il y avait là comme une excitation constante à aimer et à repro-
duire la beauté. Un peu après qu'Hérode, jetant debout l'ancien temple de
Zorobabel, dressa le nouveau sanctuaire d'Iavhé, — c'était un roi artiste, plein
de grands projets et fort calomnié par l'histoire juive — on éleva au nord-est, à
Palmyre, le merveilleux temple du dieu Schamasch ou dieu-soleil. Tout ce
monde, sur le point de disparaître, était pris, d'un commun accord, de la
fureur de bâtir. Mais pendant que la construction de Jérusalem se présentait
dans une certaine masse, avec une certaine lourdeur, là-bas montaient les
belles colonnes corinthiennes. Ce qui faisait cependant la supériorité du
temple de Jérusalem et ce qui lui assure dans l'histoire une renommée sans
égale, bien supérieure à celle du temple de Palmyre, c'est l'idée et l'espérance
messianique que les Juifs y avaient attachées, l'espoir d'y voir affluer un jour
toutes les nations, et la lutte désespérée soutenue là l'an 70.
(i) L'année dernière, dans nos promenades au musée, M. O'. Lebesgue nous a fait de
fort curieuses remarques sur les costumes de Palmyre.
28 L'ARTISTE
Plus souple, Palmyre résista moins à l'empire romain et ve'cut plus long-
temps. Nous ne connaissons guère d'elle que son existence à partir de la
conquête, laquelle du reste lui fut douce.
Il y avait un point que n'oubliaient jamais les Romains, c'e'tait l'impôt à
lever sur les populations. Palmyre fut pourvue par eux d'un procurateur
ducénaire, chargé de cette fonction, et qui touchait lui-même des appointements
de 200,000 sesterces, c'est-à-dire de 25 à 3o mille francs de notre monnaie.
Après avoir obtenu d'Hadrien la qualité de colonie italique, Palmyre s'organisa
comme les colonies ordinaires: le pouvoir législatif est entre les mains du sénat
et du peuple pouXï) xai Snîjio; — Ce sont les deux noms que nous présentent un
certain nombre d'inscriptions de statues dont le sénat et le peuple ont décidé
l'érection. — Le pouvoir exécutif était confié à plusieurs magistrats appelés
stratèges. Mais les choses en vinrent à se passer à Palmyre comme en beaucoup
d'autres endroits. Il y avait une famille particulièrement puissante, celle des
Odainath. On lui laissa prendre de l'importance, exercer les magistratures, con-
quérir sans conteste le premier rang dans la cité. Un premier Odainath nous
apparaît avec le titre de sénateur. Un second s'intitule rosch ou chef. L'ascension,
vous le voyez, se fait sûrement vers le pouvoir suprême. Après avoir pris le titre
de chef, ce second Odainath en vint, avec le consentement de Rome, à se décerner
celui de roi, et même comme les vieux monarques d'Asie, de roi des rois. Enfin,
héritant de ce titre, Odainath, mari de Zénobie, après avoir participé en qualité
d'allié à des expéditions romaines, fut assassiné l'an 267 avant notre ère, laissant
sa souveraineté à Zénobie.
C'est le nom grec de cette reine. Son véritable nom, son nom sémitique c'était
Bath-Zebina, c'est-à-dire « fille de marchand. » Que, par vanité, comme on l'a
prétendu, elle ait délaissé son nom sémitique, lequel lui rappelait peut-être
d'humbles origines, je ne le crois pas; dans un endroit où tout reposait sur le
commerce, et où tout en vivait, dans cette ville qui n'était pas autre chose qu'un
grand marché, comment la vanité nobiliaire eut-elle existé, et comment une
reine aurait-elle rougi de s'appeler Ba/Zi-Zeéma, c'est-à-dire fille de marchand ? En
réalité, nous la connaissons parles écrivains latins et grecs qui l'ont nommée de
préférence Zénobie. Quoi qu'il en soit, elle aimait à s'attribuer d'illustres origines,
se prétendant la parente, la descendante deCléopâtre, de Didon, de Sémiramis.
L'histoire nous offre peu de personnages aussi connus et aussi attrayants que
cette femme. Le luxe et le charme étrange que nous révèlent les objets palmy-
réniens semblent s'être concentrés en elle. Elle est comme une sorte d'incar-
nation de ce monde de beauté singulière. Mais, avant tout, ce qui lui a donné sa
gloire, ce qui lui a fait traverser les siècles, c'est qu'elle avait au suprême degré,
dans son faible cœur de femme, ce qui fortifie, ce sans quoi nous ne sommes rien,
absolument rien, mais dont la présence nous fait tout oser et tout entreprendre,
PALMYRE ET SES INSCRIPTIONS
29
elle portait en elle la source de rhe'roïsme et des grandes actions: la passion. Avec
toute son âme passionnée elle de'testa Rome et aima la liberté de l'Asie. Reine
d'un petit territoire, environnée même d'ennemis dans sa ville, elle vit son autorité
s'étendre sur la Syrie, sur la Mésopotamie et jusque sur un coin de l'Egypte.
Pendant un moment ce fut le succès le plus inespéré. Mais comment lutter
longtemps avecdes forces dispersées et des imaginations mobiles, contre les redou-
tables légions romaines ? Aurélien en personne accourut. Enfermée dans Emèse,
la reine fut prise ainsi que son armée (273). Avec ses deux fils on la traîna jusqu'à
Rome pour orner le triomphe d'Aurélien.Palmyrefut vouée à la destruction. Chose
étrange, les légions victorieuses qui ruinèrent Palmyre, venaient du pays
gaulois, du même pays où plus tard on devait déchiffrer pour la première fois les
signes palmyréniens, et commencer par conséquent comme la résurrection de
la ville antique.
Telle est, en abrégé, l'histoire connue de cet endroit si célèbre. Avant d'en
étudier les inscriptions, il était bon de connaître Palmyre parce court résumé.
Ces notions essentielles obtenues, il nous reste à savoir, d'une façon générale,
quels sont les textes épigraphiques trouvés dans les ruines de Palmyre.
Mais une question préliminaire est à éclaircir : quelle était la langue parlée dans
cette ville? Jusqu'à la chute de la cité, ce fut l'araméen, si complètement oublié
aujourd'hui qu'on ne le retrouve plus que sur les lèvres d'un très petit groupe
d'hommes près du lac d'Ournina. Mais autrefois, partant du pays d'Aram, de la
Syrie proprement dite, l'araméen s'était répandu dans la Mésopotamie, dans
l'Egypte par la conquête persane, et jusque dans le pays des parfums, en pleine
Arabie, comme le marquent les inscriptions de Teïma. Telle était la langue en
usage à Palmyre. Quant à l'écriture de nos inscriptions, c'est pareillement
l'écriture araméenne, à la fin de son développement, de telle sorte que les carac-
tères des textes de Palmyre ressemblent à peu près complètement à l'hébreu
carré, qui lui aussi nous présente les signes d'Aram arrivés au dernier terme de
leur transformation.
Le premier qui s'empara de la lecture du palmyrénien, et qui en essaya le
déchiffrement, ce fut un Français, l'abbé Barthélémy, celui que l'on appelait « le
plus savant des lettrés, et le plus lettré des savants ». Il exerça sa perspicacité sur
treize inscriptions copiées à Palmyre par deux voyageurs anglais. Presque en
même temps que lui, Swinton, en Angleterre, se livrait aux mêmes tentatives.
Combien d'erreurs dans ces commencements! C'est ainsi que se fait la science;
elle s'élève sur les fautes mêmes des initiateurs. Il y a trente ans encore, cent
3o L'ARTISTE
années après les travaux de l'abbc Barthélémy, les traductions des textes de
Palmyre fourmillaient de fausses lectures et de contre sens.
DanslecataloguedeM.de Longpérier, fort au courant de la science (i85i), une
inscription du Louvre est ainsi traduite : « Salem fils de Roschbal » ; or, le véritable
sens est celui-ci : « Image de Kinora, hélas! » En i832, on ne connaissait encore
que seize documents palmyréniens. On peut dire qu'aujourd'hui ces documents,
ayant afflué dans les musées et offrant aux savants une ample matière d'études
et de comparaison, se lisent avec plus de facilité et plus de sûreté que les textes
phéniciens eux-mêmes.
Maintenant que nous savons quelles étaient la langue et l'écriture de Palmyre,
il ç'agit de donner une idée générale des textes, de ce qu'ils contiennent et des
monuments sur lesquels ils sont gravés.
Les inscriptions trouvées sur des objets d'une certaine dimension se peuvent
diviser en trois catégories : inscriptions honorifiques, inscriptions religieuses,
inscriptions funéraires.
Les premières se rencontrent généralement parmi les ruines du temple de
Schamasch, sur des colonnes destinées à porter des statues.
Elles donnent parfois ce sens : « Le Sénat et le peuple ont élevé une statue à
un tel, fils d'un tel. Il a aimé la patrie et craint les dieux... » De ce genre d'ins-
criptions nous ne possédons que des copies. Si nous avons quelques textes de
cette sorte provenant de Ruad, et si vous en pouvez apercevoir dans l'escalier
qui va de la salle assyrienne aux salles de la Renaissance, c'est que la ville
phénicienne de Ruad est voisine de la côte et que l'expédition de Syrie, en
1862, a facilité les transports. Mais comment amener du désert de Palmyre des
blocs énormes? Quelques-uns, peut-être, n'ont pas la même masse, mais ils sont
employés dans le cimetière musulman d'où il serait difficile de les arracher
sans se faire massacrer par la population.
Les textes religieux sont presque tous sur de petits autels votifs. Le Louvre
en possède un exemplaire. Là encore on éprouve de grandes difficultés à se
procurer de ces objets. Bien qu'ils ne soient pas de la taille des colonnes de
statues, ils sont déjà d'un poids assez lourd, et de plus placés dans le cimetière
musulman auquel on ne pourrait toucher sans péril. Nous connaissons donc les
textes religieux de Palmyre, surtout par des copies. La formule la plus fréquente
sur ces petits autels est celle-ci : t A celui dont le nom est béni pour toujours,
le bon et miséricordieux; élevé par un tel, fils d'un tel, parce qu'il a écouté sa
voix ». Toute la religion orientale est là-dedans. C'est toujours un traité passé
entre le dieu et le croyant. C'est le do ut des, non seulement marqué sur ces ex-
voto, mais dans toutes les prières. Les inscriptions de cette nature ne sont pas
bilingues comme les textes honorifiques, mais écrites seulement en palmyré-
Qien.
PALMYRE ET SES INSCRIPTIONS 3i
Ce qui est plus nombreux, ce sont les inscriptions funéraires. Tout autour de
la ville antique, on avait élevé de magnifiques tombeaux ; mais c'était surtout
la vallée qui la précède quand on vient de Tyr et d'Emèse et qui s'appelle
aujourd'hui Wadi-el-Qebour « vallée des tombeaux », qui avait été choisie pour
nécropole. Ville des morts, pressée et belle ! On avait coutume à Palmyre de
ranger dans les sépultures de famille, les bustes des défunts. C'est de là que
sortent ces têtes si décorées de femme, tous les témoignages de l'ancienne élé-
gance de la ville. A côté des têtes, le plus souvent à gauche, est gravée une
inscription. Que porte-t-elle .'' Le nom du mort ou de la morte, celui des gens de
sa famille avec le cri : hélas 1 Au fond il y a là un certain souci de la beauté, et
aussi de raconter la généalogie. Ce ne sont plus les tristes colonnettes, si peu
instructives de Saïda, dont la formule est toujours identique : « O un tel... bon et
excellent, adieu ! » Ici c'est infiniment plus varié et plus vivant, plus utile à
l'histoire et à la reconstitution de la vie dans l'ancienne Palmyre.
Nous avons au musée un certain nombre de bustes et d'inscriptions funé-
raires. C'est même ce qui constitue la meilleure partie de notre collection pal-
myrénienne. Elle s'est formée peu à peu et s'est accrue principalement depuis
la création du département des Antiquités orientales.
L'année dernière même on a acquis une inscription funéraire bilingue, chose
extrêmement rare. Les inscriptions honorifiques bilingues, grecques et palmy-
réniennes, sont fréquentes ; mais il y a très peu d'exemples d'inscriptions funé-
raires bilingues.
Voilà ce que l'on peut dire des textes accompagnant les images des défunts et
des défuntes. Il y a d'autres inscriptions funéraires, marquées sur des dalles de
sépulcre et portant « tombeau d'un tel, fils d'un tel ». Nous n'avons rien de
semblable au Louvre.
En dehors de ces textes gravés en creux sur des monuments d'une certaine
dimension, il faut signaler les petites tessères, quelques-unes arrondies, d'autres
quadrangulaires. Grâce surtout à M. de Saulcy, le musée en possède un certain
nombre. Beaucoup représentent un personnage ou deux, à demi-couchés sur un
lit. M. Nordtmann appelle ces sortes d'objets, des souvenirs de mariage. Pour-
quoi? Evidemment les deux époux sont souvent figurés, mais sur le lit funèbre,
cela a un caractère absolument funéraire. Rien de plus difficile à lire que
les signes des tessères. La raison en est simple. Au lieu d'être en creux, ils
sont en relief, comme la grande inscription de Teima, et ont par conséquent
subi bien des frottements. Presque tous sont effacés.
Quelquefois les tessères représentent un dieu, le dieu Schamasch, par exemple,
ou bien le soleil, la lune et les cinq planètes; alors ce ne sont plus des objets
funéraires, mais des amulettes. Du reste, en Orient, tous ces petits monuments
prenaient aisément un caractère amulétique. On les portait sur soi, on les dépo-
3a L'ARTISTE
sait près du mort, afin d'obtenir tel ou tel bien. Les inscriptions de quelques-
unes de ces tessères sont absolument probantes et nous montrent bien quel
effet on en attendait : « Que Bel protège les Benê-Haschasch ».
Parmi nos petits objets palmyre'niens avec inscription, signalons une lampe,
portant les noms des deux divinités : Aglibol et Malakbel. Ce qui la rend inté-
ressante, c'est qu'elle nous offre un spécimen de l'écriture cursive de Palmyre,
voisine de l'estranghclo et principe des alphabets syriaque et arabe.
Dans ces différentes catégories rentrent tous les textes de la belle ville, un
excepté, le plus long peut-être, et le plus important de tous, que malheureuse-
ment le musée du Louvre ne possède pas. Il est resté là-bas, au milieu des
ruines. C'est un tarif de douanes. Il y avait une sorte de fermier général
qui achetait le droit de percevoir des impôts pour les objets entrant dans la
cité. Ces impôts n'étaient pas levés à son arbitraire, mais soigneusement déter-
minés et comme étiquetés. Ainsi quand on introduisait cette denrée antique et
honteuse : l'esclave, il percevait par chaque individu 22 deniers. L'huile aroma-
tique, l'huile d'olive, la graisse, le blé, la paille, étaient également soumis à un
tarif. Le fermier faisait pareillement un prélèvement sur les ventes, et même sur
le commerce des hétaïres. Tout cela est réglé de la façon la plus minutieuse; on
se croirait véritablement transporté dans une ville toute moderne.
Voilà, avec l'histoire abrégée de Palmyre, un résumé des monuments purement
palmyréniens que l'on connaît ou dont l'on voit même un certain nombre au
musée du Louvre, dans la salle phénicienne. Rien, au fond, n'est intéressant,
n'éveille l'imagination et n'excite à penser, comme ces civilisations retrouvées.
Ce n'est pas seulement la matière d'un travail minutieux d'archéologue et de
philologue que nous présentent les vieilles cités orientales. La grande poésie est
là-bas; et tout esprit curieux, préoccupé de certains problèmes très humains et
très divins, se sent emporté, par un invincible attrait, vers ces mondes singu-
liers où je vous engage à passer quelque temps avec moi cette année, et qu'il
faut contempler à la fois en savant et en artiste.
E. LEDRAIN.
<
L'EXPOSITION DES OEUVRES
M. PUVIS DE CHAVANNES
'Exposition des œuvres de M. Puvis
de Chavannes" n'est pas tout à fait
nouvelle ; on avait pu jadis contem-
pler les mêmes compositions et les
mêmes études au Palais des Champs-
Elyse'es. Elle devait, de même, se
trouver force'ment très incomplète,
puisqu'il fallait supple'er, par la pho-
tographie ou par des esquisses sou-
vent insuffisantes, a l'absence des
grandes de'corations picturales ' du
Panthéon et d'Amiens, de Poitiers, de Marseille et de Lyon.
Néanmoins cette petite réunion de quelques ouvrages de M. Puvis de Cha-
vannes a eu pour effet de mettre en branle toute la critique. Cela ne pouvait
manquer d'arriver. La personnalité si marquée de l'artiste, le caractère si excep-
tionnel de son œuvre devaient réveiller les vieilles querelles des Salons défunts.
1888 — l'artiste — T. 1 3
34 L'ARTISTE
Le régime des concessions réciproques étant absolument inconnu dans la
République des Lettres, la petite manifestation de la Galerie Durand-Ruel n'a
pu opérer entre nos confrères l'accord rêvé. Elle a eu, du moins, pour résultat
de faire constater une fois de plus l'importance incontestable de cette individua-
lité puissante.
Pour nous, qui arriverons les derniers, il n'y a donc aucun intérêt à rap-
peler ces débats inutiles. L'Artiste a voulu simplement accomplir un devoir en
venant saluer l'œuvre du maître. Aussi bien serons-nous en conformité plus
réelle avec le but de cette exposition, si nous ne tentons de voir, dans cet assem-
blage intime des conceptions et des recherches, plutôt que des ouvrages de
M. Puvis de Chavannes, l'idéal qui l'a dirigé.
Malgré les grandes lacunes que nous regrettions, la pensée de M. Puvis
de Chavannes est là tout entière. Nous pouvons, dès l'origine, assister à sa for-
mation et suivre le développement de cette belle intelligence large et sereine,
douée d'une vision pittoresque si juste et si hardie, de ce profond esprit de divi-
nation qui plonge dans le rêve et ressuscite les grandes images du passé.
C'est de la forte race des artistes lyonnais que M. Puvis de Chavannes tient
peut-être cette disposition d'esprit particulière à la fois aux poètes et aux déco-
rateurs : le symbolisme, qui avait déjà distingué deux de ses compatriotes, Flan-
drin et Chenavard.
D'un caractère éminemment contemplatif, son œuvre est à peu près dépourvue
d'action et de drame. A peine voit-on se lever le marteau des forgerons sur l'en-
clume du Travail, et s'abattre le glaive du farouche exécuteur sur les épaules de
saint Jean-Baptiste. Ce ne sont partout que de magiques évocations des grandes
époques disparues, des généralisations idéales en dehors des temps, ou de pures
visions qui sont de véritables rêves.
Une des qualités particulières qui, dès les débuts de M. Puvis de Chavannes,
a frappé ceux même qui ne lui ménageaient pas les critiques, c'est ce
véritable sens historique, cette faculté merveilleuse de s'incorporer l'âme du
passé. Les rêves d'or des races antiques au bord des flots bleus, sous les lauriers
roses et les citronniers; l'ardente foi, la poésie mystique, les mœurs simples et
austères des premiers siècles du Christianisme, tels sont les âges où s'est
le plus volontiers porté l'esprit du peintre. De l'antiquité, pourtant, tout
reste à l'état de visions merveilleuses, qui ne s'arrêtent sur aucun sujet
précis. Dans l'histoire chrétienne, la première scène qui ait tenté le pinceau de
M. Puvis de Chavannes, est justement le premier martyre chrétien: /a Décollation
de saint Jean-Baptiste.
Dans une petite cour humide et verte, ombragée par un large figuier, le torse
nu, les bras étendus, agenouillé sur les dalles, le précurseur redresse sa tête obs-
tinée, au front étroit, aux yeux rapprochés, à la petite bouche mince et
L'EXPOSITION DES ŒUVRES DE M. PUVIS DE CHAVANNES 35
serrée qui ne se rouvrira plus; à gauche, le personnage brutal de l'exécuteur
qui élève son lourd couperet; à droite, la perfide et troublante figure de
Salomé qui attend, avec une inquiétude formée de joie et de terreur, la
tête de celui qu'on peut appeler le premier apôtre. Cette scène tragique,
entre ces trois personnages disposés symétriquement, avec je ne sais
quoi d'étrange qui donne l'idée du dénouement sombre d'un ancien mystère,
est le seul drame de l'œuvre entière de M. Puvis de Chavannes, et encore
est-ce un drame muet, mais dont le silence a quelque chose de farouche.
Avec Chiifles Martel vainqueur devant Poitiers et sainte Radegonde au couvent
de Sainte-Croix, s'ouvre la série des représentations prises dans les débuts de
notre histoire nationale, par laquelle M. P. de Chavannes s'est si justement illustré.
Sainte Radegonde est la plus fidèle et la plus délicate interprétation des récits
émus du saint évêque de Tours et des madrigaux mystiques de l'Italien frivole
qu'avaient retenu les charmes chrétiens de sainte Radegonde et de la jeune Agnès.
On ne pouvait rendre avec une impression plus vraie la vie de ces premiers
cloîtres dans les pays à demi latins du midi où la volupté, la grâce et la subtilité
païennes se mêlaient si étrangement à la foi vierge, tendre et sauvage des races
conquérantes.
Les peintures du Panthéon ne doivent être rappelées que pour mémoire. Elles
ont assuré à leur auteur une popularité à laquelle il était peu accoutumé. C'est
qu'elles sont restées comme le plus beau spécimen de décoration murale de cette
fin de siècle, et qu'elles ont, avec ce mérite pittoresque qui n'est pas sensible à
tous, un charme religieux de vieille légende, cette saveur particulière aux an-
ciennes chansons populaires qui les rend accessibles aux foules.
L'époque la plus moderne dans laquelle s'est avancé M. Puvis de Chavannes,
est celle qu'il a peinte dans cette belle vision de V Inspiration chrétienne. Ici il
nous conduit dans la vie austère des cloîtres du moyen âge, sous les voûtes que
décore à fresque un peintre inspiré, parmi les moines recueillis qui contem-
plent son œuvre ou veillent à leurs pieuses occupations au milieu de ce vibrant
paysage où s'estompe le cimetière qui les attend, peuplé de cyprès sous un ciel
verdâtre.
Les grandes généralisations idéales sont des nécessités de la décoration qui
doit symboliser les grandes étapes de l'humanité en elle-même, en dehors des
temps et des lieux.
C'est encore là un des rares mérites de ce vrai décorateur que d'avoir su
trouver cette formule si péniblement cherchée. Dans les peintures d'Amiens,
de Marseille, règne cet esprit synthétique qui dépouille les figures et les
scènes de ce qu'elles ont de local et d'individuel, pour ne leur conserver
que ce qui est de toutes les époques, ce qui est essentiellement humain.
Si l'on constate dans le Travail les combinaisons heureuses des groupes
36 L'ARTISTE
dans un paysage bien disposé, la vérité et la noblesse des attitudes, la justesse
des mouvements exprimant avec tant de vérité l'effort ou l'adresse, dans le
Repos on admirera le geste homérique du vieillard qui conte les vieilles
luttes de sa vie, l'air farouche de l'homme qui prend part en esprit aux
péripéties de cette odyssée, et les physionomies songeuses des jeunes gens
et des femmes émerveillées, dans ce paysage assombri où tombe le premier
frisson du soir.
Près du groupe sinistre et tragique de la Guerre, l'esquisse de Concordia
nous montre de hautes murailles de verdure, égayées par les frais panaches
des lilas, où les belles nudités, heureusement groupées au milieu de leurs
occupations familières, s'épanouissent dans leur blancheur comme de splendides
floraisons.
A côté des esquisses du Pro patria ludus, deux fois admiré au Salon, du
Bois sacré cher aux Muses, et de la Sorbonne qui est conçue dans un idéal
plus amaigri, le Sommeil, cette grande toile héroïque et virgilienne, est la
seule qui donne ici une idée réelle des grandes peintures éparses de M. Puvis
de Chavannes. Elle exprime, avec une poésie profonde la confiance et
l'abandon dans le repos, le relâchement de toutes choses, la détente de l'âme
universelle.
Les petites toiles de l'artiste, à peu près les seules qui répondent en personne
dans cette petite exposition, pour être peu connues, et disons-le même, peu
goûtées, n'en sont pas moins fort intéressantes à plus d'un titre, particuliè-
rement au point de vue des révélations dont elles sont pleines sur le caractère
de leur auteur. Ce sont constamment des visions calmes et souriantes, des
voiles blanches qui glissent sur des flots bleus, des femmes rêvant
ou paisiblement occupées, des apparitions neigeuses, des rêves de soleil, de
fruits d'or, de formes blanches et voluptueuses, en opposition à des conceptions
austères et mélancoliques, contraste émouvant exprimé avec une pitié
pleine de tendresse entre l'essor des rêves humains et les détresses perpé-
tuelles de la vie. Ce ne sont plus alors que d'âpres Thébaïdes, des landes
mortes, des terrains brûlés ou marécageux, des sables stériles, par lesquels
erre Madeleine, où l'Enfant prodigue traîne ses remords, où le pèlerin
harassé se berce d'illusions décevantes, où le Pauvre pécheur s'endort sur
les galets avec sa famille, et grelotte tout transi, sans rien tirer des eaux tristes
— dernière expression de la misère — mais où pousse aussi quelquefois la
maigre et délicate fleur de l'Espérance.
Les dessins que renferme une deuxième salle sont pleins de notes fort
curieuses et de charmantes indications. Nous ne nous y arrêterons pas,
n'ayant voulu saluer ici que l'esprit du maître, sans entrer dans le détail
et l'exécution qui nous auraient conduits trop loin.
L'EXPOSITION DES ŒUVRES DE M. PUVIS DE CHAVANNES 37
La morale qui se de'gagerait d'un examen plus attentif de l'œuvre de M. Puvis
de Chavannes, serait, croyons-nous, que la valeur toute exceptionnelle de
l'œuvre de l'artiste doit lui attribuer une place à part parmi ses contemporains,
mais quil est inutile et dangereux d'imiter ces natures d'exception, auxquelles
on ne prend jamais que les singularités qui frappent, sans leur emprunter en
même temps leurs grandes conceptions, leur imagination vivante, en perdant
l'originalité même de leurs défauts qui tient à leur isolement. C'est pourquoi
M. Puvis de Chavannes a fait de mauvais élèves. Mais en prenant en lui-
même l'œuvre de cet artiste, en ne le rendant point responsable des faibles
parodies qu'ont fait naître ses peintures, nous nous sentons entraînés, malgré
les contradicteurs, vers ce grand visionnaire, amoureux de belles ordonnances,
de silhouettes heureuses, de merveilleux paysages, d'images anoblies de
la vie, et nous ne craignons pas de nous laisser troubler par ses visions
austères et chastes, tendres et mélancoliques, qui nous plongent dans les
deux sources consolatrices où vient toujours puiser l'Humanité : le Rêve en
qui s'accomplissent nos espérances, et le Souvenir qui prolonge notre vie
apaisée dans le passé.
LÉONCE BENEDITE.
JEAN-PAUL LAURENS
Fin (I)
ANS l'histoire de Bernard Dé-
licieux deux grandes forces
se choquent, qui font de la
vie de ce moine obscur un
éve'nement capital de notre
progrès moral. OrT voit, de-
bout, en face l'un de l'autre,
l'esprit local, l'inde'pendance
gallicane, et l'ultramonta-
nisme le plus féroce qui ait
existé. Des deux côtés, il y
a même soumission dogma-
tique au chef de l'église,
mais chez Bernard, la sou-
mission de la foi se double,
sans qu'il s'en doute, de l'indépendance civile. Ce franciscain qui promène dans
tout le midi sa robe brune, ceinte d'une corde, représente au quatorzième siècle
quelque chose de l'Église gallicane. L'Inquisition, au contraire, poursuit avec
Lettre ornée, dessindc par J.-P. Laurens.
(i) Voir L'Artiste d'Octobre, Novembre et Décembre derniers.
JEAN-PAUL LAURENS
39
une invincible persévérance l'absolue dépendance de toute âme humaine, non à
la papauté, mais à elle-même qui s'est constituée, au-dessus de Rome, gardienne
incorruptible de la tradition. Dans cette lutte d'un homme contre une institu-
tion, l'homme fut vaincu, mais l'Inquisition, en France, ne survécut pas à sa
victoire. Et c'est là l'intérêt du livre et la haute valeur philosophique de la suite
des œuvres de J.-P. Laurens.
Mais l'artiste, dans la glorification de l'humble Frère mineur, ne put se
défendre d'une certaine admiration pour son formidable ennenii. Toute grandeur
porte en soi sa fascination, et l'Inquisition fut chose grande. Sans doute, son
histoire n'est pas au-dessous de sa légende ; ses atrocités furent innombrables et
Torquemada, si l'on juge du bourreau au nombre de ses victimes, fut un des
féroces persécuteurs de l'humanité. Mais il faut songer aussi que cette tyrannie
ne s'imposa, comme toutes les tyrannies, que parcequ'elle fut acceptée. Tout
despotisme repose sur une fiction. Au même moment où un peuple n'adore plus
les ordres d'un Néron, Néron n'est plus que le plus dénué et le plus misérable
des hommes. L'Inquisition s'étendit sur l'Espagne comme une lèpre qui dessèche
la chair, mais cette conquête ne fut pas l'invasion d'une force brutale; elle fut
l'asservissement insensible d'un peuple qui se courbait lui-même sous la croix
du Christ comme sous un joug. Elle s'imposa à l'Espagne par son inflexible
logique, par sa férocité dissimulée, par cette sorte de jalousie des âmes qui
lui faisait voir dans toute indépendance de pensée, une infidélité à Dieu et à
l'Église. Sa puissance fut si prodigieuse, qu'elle s'attaqua même aux deux plus
grands rois de l'Espagne, Charles-Quint et Philippe II dont le procès fut com-
mencé deux fois; son despotisme fut si reconnu, que tout ce qu'il y eut de grand
par l'esprit, de généreux et d'élevé en Espagne, pendant trois siècles, se soumit
à lui comme à un dogme. Lope de Véga et Calderon furent ses familiers; si elle
dépeupla l'Amérique par le fer et le feu, elle avait du moins aidé à la conquérir.
Son fondateur, Torquemada, fut un des hommes les mieux doués qu'on ait
vus, pour la domination des intelligences. Ce dominicain fut un génie d'autorité,
de jalousie et de rancune. Toutes les têtes plièrent devant lui, même celle du
pape. J.-P. Laurens a fortement accusé ce caractère dans son Pape et Inquisi-
teur {1), c'est-à-dire Sixte IV et Torquemada. Le pape et le moine sont seuls,
assis l'un sur le trône pontifical, l'autre sur un siège de bois, l'un vêtu de velours
et de soie, l'autre d'une robe de laine rugueuse. De ces deux maîtres, le maître
véritable est le dominicain. 11 lit au pape les statuts de l'inquisition, non en sujet
qui sollicite une approbation, mais en souverain qui dicte une loi. Il scande
chaque article comme on lit un arrêt de mort, et, en fait, ces statuts sont l'épée
et la flamme qui tailleront et purifieront la pourriture des cœurs. Son doigt, posé
(i) Ce tableau a été gravé dans L'Artiste (Juin i883).
40 L'ARTISTE
sur la table, s'y écrase comme pour incruster dans le bois l'immuable règle de
l'institution.
Le contraste est partout dans cette toile d'apparence calme, dans les colorations
et dans les physionomies. La dominante est le rouge, mais ce ton riche et pro-
fond est comme un ton d'uniforme ; c'est la papauté', c'est Rome. Le moine fait
sur cette pourpre une tache blanche et froide qui se rélève par la vigueur du
geste. Le pape est gras, de physionomie diplomatique; ses traits de vieille femme,
fins et. ridés, accusent toutes les habiletés et toutes les faiblesses de l'homme
d'État. Nous sommes en présence du digne prédécesseur d'Alexandre VI, de ce
Sixte IV qui acheta sa tiare, vécut pour l'assassinat et la simonie et mourut
comme il avait vécu, livré à des valets, lavé dans l'eau d'un bassin à vaisselle,
enseveli dans une chasuble en guenille. Torquemada est, au contraire, d'aspect
rude ; ses gros traits ont la rigidité de la pierre. Il parle en maître au pape, avec
l'autorité de l'homme de foi absolue. Le pape n'est qu'un chef politique, et lui
représente les intérêts spirituels de la religion. Sa force est supérieure parce
qu'elle n'a rien à démêler avec les compromis nécessaires à l'administration de la
religion. L'artiste a fait de ce contraste la force et l'éloquence de son œuvre.
Un autre tableau, tiré également de l'histoire de l'Inquisition, est un nouveau
et saisissant témoignage de ce terrible pouvoir de Torquemada. Les juifs
d'Espagne, dit Llorente, avertis de la persécution que Torquemada préparait
contre eux, imaginèrent de racheter à prix d'or leur liberté et leur vie mena-
cées. Ils firent offrir trente mille ducats à Ferdinand, alors engagé dans la
guerre de Grenade. Le roi, conseillé par Isabelle, était sur le point d'accepter le
marché, lorsque Torquemada, prévenu de cette négociation, se présenta, tout à
coup, devant le roi et la reine, un crucifix à la main. « Judas, leur cria-t-il, a vendu
son maître pour trente deniers. Vos altesses pensent à le vendre une seconde
fois pour trente mille pièces d'argent. Le voici ; prenez-le et hâtez-vous de le
vendre. » Ferdinand et Isabelle atterrés par cette apostrophe qui mêlait le
souvenir de la mort du Christ à une mesure toute politique, baissèrent la tête
et se soumirent. Quelques mois plus tard paraissait un édit, non de tolérance
mais de proscription, qui chassait sur l'heure tous les juifs d'Espagne.
Dans le Torquemada et les Rois catholiques, l'artiste a pris pour motif de sa
composition, l'adjuration de l'inquisiteur au couple royal. Torquemada vieilli,
séché, rassemble ses dernières forces pour présenter ce crucifix qu'il brandit
comme une arme. Ferdinand s'incline, comme un coupable, devant le Christ, et
Isabelle tend ses mains dans une attitude de prière et d'adoration qui semble
plutôt s'adresser au moine qu'à Dieu. Tout cela enveloppé dans une puissante
et sereine lumière. Le soleil du midi vibre là comme un souvenir de jeunesse,
comme un écho des premières impressions d'enfance. Dans ce tableau, comme
dans le Ré/ormaleur du Languedoc {i8Sj),post-scripi\im de l'histoire de Bernard
JEAN-PAUL LAURENS
41
Délicieux, se retrouvent les ombres et les lumières des palais du Midi. Même
rayon de soleil pénétrant en une large ondée à travers les barreaux des fenêtres,
même atmosphère de poussière d'or, même jeux de la lumière dans l'ombre.
Toutes les crudités des premières œuvres ont disparu. L'artiste a pénétré, avec
la plénitude de son talent, dans les parties les plus élevées de l'art, dans la sim-
plicité et la clarté parfaites.
Nous avons terminé la revue des œuvres de chevalet de J.-P. Laurens. Avant
d'aborder les deux ouvrages les plus considérables comme valeur et comme
étendue qu'il ait encore produits, nous avons à mentionner un certain nombre
d'ouvrages qui ont été comme ses loisirs entre deux tableaux d'histoire.
L'Imitation de Jésus-Christ lui a fourni l'occasion d"unc suite de dessins d'un
caractère nouveau. Il a cherché le drame du livre plus qu'il n'en a rendu
l'ineffable douceur. Comme dans le Saint Bruno, la foi, la charité, le remords,
l'humilité lui sont un thème à des compositions où la résurrection du moyen
âge tient la plus grande place, où la force remplace la tendresse, où la vertu se
fait sombre et cruelle.
Dans son Faust, au contraire, il se sent plus dans son milieu. Le Faust de
Gœthe est plutôt le cadre d'un chef-d'œuvre qu'un chef-d'œuvre accompli.
Comme œuvre théâtrale, ses défectuosités sont énormes ; comme poésie, il flotte
dans un vague qui ne le rend accessible qu'aux esprits germaniques, et cepen-
dant le drame, dans son ensemble, est inoubliable. C'est un motif qui fournit à
l'imagination des variations infinies et c'est à ce titre qu'il mérite d'entrer dans
le fonds commun de la littérature universelle. Le fantastique de Faust avait
touché l'artiste par son côté le plus sensible. Laurens a su renouveler par ses
formules originales des scènes souvent traitées et qu'il a rajeunies par une inter-
prétation nouvelle, par exemple, la Prison, le Miroir magique. En même temps, il
exposait à divers Salons des portraits parmi lesquels nous citerons celui de
Ferdinand Fabre, de Mademoiselle T***, de Madame de R***, de Marthe S*** et
d'Auguste Rodin, réponse à l'admirable buste que le sculpteur avait fait du peintre.
Nous arrivons enfin à l'œuvre capitale de la carrière que J.-P. Laurens a
parcourue jusqu'à ce jour. Cette œuvre, composée de deux parties, pourrait s'ap-
peler dans son ensemble : Les origines de l'histoire de France. La première par-
tie a pour titre : la Mort de sainte Geneviève, et est écrite sur les murailles du
Panthéon ; la seconde s'appelle les Récits Mérovingiens et se trouve entre les
pages du récit épique d'Augustin Thierry.
L'église Sainte-Geneviève se nomme aujourd'hui le Panthéon. Le nom a été
changé, mais le monument est toujours demeuré lui-même, avec la tranquille
immobilité de la pierre qui use les idées comme la vie des hommes. Jusqu'au jour
où il sera rasé au niveau du sol, il restera ce qu'il est : une église chrétienne.
En 1874, M. Ph. de Chennevières, directeur des Beaux- Arts, proposait à M. de
42 L'ARTISTE
Fourtou, ministre de l'Instruction publique, un projet de décoration de ce monu-
ment. Dans la pensée de M. de Chennevières, le Panthéon devait d'abord être
rendu à sainte Geneviève, patronne de Paris, symbole vivant de la foi naïve
d'un peuple encore entant, personnification de la victoire française contre les
barbares de la Germanie. Puis bientôt, la conception s'élargissant, le Panthéon
devenait une glorification de la France représentée par les plus purs fondateurs
de sa grandeur (i).
J.-P. Laurens eut pour son lot les trois entre-colonnements à droite de la
grande nef. Le thème assigné fut la Mort de sainte Geneviève. Au centre de la
composition, la sainte, couchée sur son lit de mort, soulève ses bras amaigris
pour bénir la foule qui l'entoure. Cette multitude représente non seulement les
Parisiens assistant aux derniers moments de leur compatriote, mais aussi, par un
agrandissement du thème primitif, tous les peuples de la Gaule venant chercher
la suprême bénédiction de leur libératrice. Mieux encore; par une idée hardie,
l'artiste a rejoint directement le motif de la frise supérieure au sujet principal.
Cette frise est formée par le cortège des barbares qui accourent de toutes les
parties du monde où le nom de la sainte a pénétré. Cavaliers, piétons, chars
portant des femmes, soldats, paysans, chefs de tribus, enfants, tous arrivent de-
vant la crypte funéraire dont une femme voilée leur montre l'entrée. Mais cette
foule n'est point un encombrement. L'artiste y a mis la clarté pour l'œil et pour
l'esprit, en la divisant en trois groupes principaux. Dans le premier, à droite,
la veuve de Clovis, Clotilde, assise, dans la douleur de son deuil récent ;
autour d'elle, les dignitaires de la société gallo-romaine dans leurs costumes
d'une richesse sauvage. Au centre, aux pieds du lit même de la sainte, une
matrone romaine, à genoux, présente ses deux fils à la bénédiction. A ses côtés,
et environnant le lit, le peuple, les pauvres gens, les véritables amis de la mou-
rante, ses fidèles de la dernière comme de la première heure. Touchante idée,
véritablement chrétienne, qui donne la première place devant la justice divine,
aux malheureux, aux obscurs, aux humiliés. Dans le panneau de gauche une
autre femme se tient debout, formant le centre d'un groupe de nobles Francs et
de Gallo-Romains , moines , guerriers , patrices en costume oriental , tous
répondant par leurs pensées, leurs regards, leurs gestes au suprême adieu de
Geneviève.
A côté de cette immense composition où se coudoient des centaines de person-
nages, un panneau a été réservé par le peintre pour l'épilogue de celte scène
grandiose : les funérailles de la sainte. Le cadavre est étendu enveloppé dans son
suaire que soulève l'ange de la mort. A ses pieds brûle un brasier funéraire dont
(0 Ph. de Chennevières, Souvenirs d'un Directeur des Beaux-Arts : Les Décorations
du Panthéon (L'Artiste, i885 passim).
JEAN-PAUL LAURENS
43
la fumée blanche se transforme en lumière en montant dans le ciel, comme
l'âme en quittant le corps se transforme au delà de la matière en forces impon-
dérables.
Tel est le sens de ce vaste ensemble. L'exécution, qui a demandé à l'artiste
Hamiet, dessin de J.-P. Laurens
plusieurs années de sa vie, est l'expression la plus complète de ses qualités de
peintre. Les morceaux de maître y abondent. Physionomies puissantes et rudes,
costumes somptueux, accoutrements barbares, armes, joyaux, étoffes rares ou
grossières, tout est senti et rendu avec une vigueur de touche, une richesse de
coloris qui sont un étonnement pour les yeux. Mais c'est dans la facture des nus
que l'artiste a donné la mesure de son extraordinaire puissance de pinceau. Le
44 L'ARTISTE
torse de l'homme prosterné, et surtout la fillette qui, au premier plan, se
montre dans son impudeur naïve et chaste, sont des morceaux dont nous retrou-
vons difficilement l'équivalent dans l'art contemporain. Cette dernière figure,
si inattendue au milieu d'une scène funèbre, avait besoin d'être justifiée par une
exe'cution hors de pair; c'était une audacieuse gageure dont l'artiste est sorti
vainqueur : ce morceau est peut-être le plus parfait qui soit sorti de ses
mains.
Les Récits Mérovingiens forment la suite exacte de l'histoire de sainte Gene-
viève. Clovis, au moment où la sainte expirait, dormait depuis un an dans la
crypte de Saint-Germain-des-Prés et son fils Chlother gouvernait le royaume des
Franks. Or les Récits Mérovingiens s'ouvrent au règne de Chlother, fils de Clovis.
La chaîne qui relie les Récils à la Mort de sainte Geneviève est donc ininter-
rompue. Ces deux œuvres forment donc un monument d'une complète unité.
Cette suite de quarante-deux dessins qui illustrent les Récits d'Augustin
Thierry, forme un des drames les plus sanglants que l'histoire nous ait légués.
Les deux héros sont Hilpérik, le roi féroce, rusé et goguenard, et Frédégonde,
une fine vipère dont les implacables cruautés nous font considérer comme un jeu
d'enfant le crime de Lady Macbeth.
Le drame s'ouvre par des funérailles et s'achève devant un tombeau. Entre ces
deux termes, se déroule la vie de Hilpérik et Frédégonde, tissée de crimes mons-
trueux. Hilpérick débute par la Mort de Galeswinthe, sa femme légitime, douce
et tendre fleur du Midi transplantée dans une forêt sauvage et fatalement con-
damnée à y périr. Cet assassinat fait reine F"rédégonde. Et aussitôt commence
une poursuite acharnée contre les parents de Hilpérick. Frédégonde, pour assurer
le trône à ses propres enfants, entreprend la destruction méthodique de la famille
de son mari. Tous sont frappés et tombent les uns sur les autres, abattus par une
main invisible. D'abord le frère d'Hilpérick, Sighebert, dont le roi vient consi-
dérer avec curiosité les plaies béantes, puis ses propres fils Chlodowig et Me-
rowig assassinés dans l'ombre, puis sa fille violée par ordre, puis les conseillers
austères dont l'honnêteté était un reproche, comme l'évêque Praetextatus, enfin
tous ceux qui de près ou de loin touchent à la famille royale par le sang, l'intérêt
ou le conseil.
Une charmante apparition traverse ce drame en démence, celle de Radegonde,
enfermée dans son monastère de Poitiers et passant quelques heures du jour en
conversation avec le poète Fortunatus et la sœur Agnès ; entretiens de tendresse
mystique, de délicieuse chasteté, où la communion des âmes semble se faire en
dehors du temps et de l'espace.
Cependant, l'évêque Salvius avait déjà montré à Grégoire de Tours le « glaive
de la colère divine suspendu sur la maison de Hilpérick. » Le temps des ven-
geances célestes était venu. Frédégonde est frappée dans ses propres enfants pour
JEAN-PAUL LAURENS
45
qui elle a commis tant de crimes. Une épide'mie mystérieuse plane sur son
palais. Elle voit avec terreur s'éteindre un à un tous ses enfants et répond aux
coups dont elle se sent atteinte par de nouveaux meurtres qui sont autant de défis
aux vengeances de Dieu.
Cette lugubre tragédie se termine enfin par la mort de tous ceux qui y ont joué
un rôle. Avec la logique inflexible des choses, ceux qui ont assassiné meurent
assassinés, car le meurtre tue le meurtrier aussi sûrement que la victime. La paix
descend enfin sur cette scène de carnage, la paix éternelle de la mort. Ce fleuve
de sang a roulé à travers un siècle, avec un bruit de tempête, charriant dans ses
flots des cadavres de rois, de reines, d'évêques, d'enfants, des couronnes brisées,
des chasubles trouées de coups de poignard, des calices empoisonnés. Il se tarit
enfin et le cours des événements reprend son équilibre et sa marche.
Le dernier dessin des Récits Mérovingiens, un des plus saisissants peut-être,
nous fait sentir la philosophie de toutes ces catastrophes. Nous sommes dans la-
crypte de Saint-Germain-des-Prés, où sont enterrés les Mérovingiens. Sous cette
voûte de pierres grossièrement taillées, est un sarcophage sur lequel veille une
lampe funéraire. Aucun être vivant ne passe dans ce caveau pavé de dalles tumu-
laires ; un silence épais tombe de la voûte sur laquelle ces féroces Mérovingiens
attendent l'éternel oubli. Ce sarcophage solitaire, ces pierres tombales sont tout
ce qui reste de cette famille de rois, de ceux du moins dont on a pu retrouver
les corps : les autres ont été enterrés là où les ont surpris les hasards de l'assas-
sinat.
Les nécropoles royales ont une tristesse grandiose et désolée qui est la con-
damnation des grandeurs humaines fondées sur la violence. Mais l'esprit ne peut se
défendre d'une secrète amertume en songeant à la solidité de ces sépultures de rois
qui traversent les siècles sans tomber en poussière, quand les tombes de leurs
victimes ont été en un instant nivelées par la poussière et la pluie, et effacées par
l'oubli. Ces inconnus avaient en eux peut-être plus de génie et de grandeur que
leurs tyrans, mais le passé a ses iniquités que la postérité ne répare pas. La
justice de l'histoire n'e3t qu'un mot, car la puissance et le succès sont des dieux
que nous adorons autant dans le passé que dans le présent. La seule constatation
qui reste à ceux que trouble le spectacle de nos lâchetés, est cette invincible
espérance qu'aucune philosophie n'arrachera jamais du cœur humain, cette
suprême force des vaincus et des déshérités, qu'il est en dehors et au-dessus de
l'homme une éternelle justice qui remet toute chose en sa vraie place et donne à
chacun selon son oeuvre.
GASTON SCHEFER.
LES PEINTRES DE LA MER
CONTEMPORAINS (')
LEPIC
EST un artiste chez lequel la passion de la mer
est venue tardivement, mais dès qu'elle l'a
saisi, elle l'a absorbé, subjugué tout entier
Pour mieux lui arracher ses secrets, s'im-
prégner de sa poésie et de sa grandeur, il
n'hésite pas à s'aventurer sur une barque de
pêcheur ou à partir pour quelque lointain
voyage. C'est ainsi que Lepic étudie la mer,
les navires et les marins, faisant des études
entre le ciel et l'eau, vivant avec les matelots,
de leur existence, dans leur milieu. L'artiste a
la plus haute idée de son métier, ce qu'il cherche surtout, c'est l'exactitude dans
le détail. Un peintre de marine doit s'assujetir selon lui à une longue étude, pour
apprendre le mouvement des vagues qui est si difficile à saisir et à rendre. Il
(i) Voir L'Artiste d'Octobre dernier (1887, II, 278).
LES PEINTRES DE LA MER CONTEMPORAINS
47
représentera exactement un bateau afin qu'en le voyant, les marins n'en rient pas.
Il portera son attention sur les agrès qui sont quelquefois dessinés par certains
artistes d'une façon si fantaisiste : tel navire qui obtient du succès à une exposi-
tion, ne ferait pas cent mètres dans le port, sans couler bas. Une grande difficulté
du métier, c'est encore de savoir mettre un bateau dans l'eau : combien de
tableaux où le navire coupé par la ligne de mer semble un joujou d'enfant, posé
sur une glace qui le reflète, car l'eau ne le mouille pas : il n'est pas dedans, il
est posé dessus.
Certes, le métier de peintre de marine est rude; il faut vivre été et hiver à la
mer, l'hiver surtout, travailler au vent et à la pluie, comme le faisaient les Joseph
Vernet, les Bakuysen, les Van de Welde. Lepic s'est astreint à passer par cette
pénible école ; de là tant de sincérité dans son œuvre.
Lepic doit à ses tableaux de marine ses meilleurs succès. Signalons parmi
ses principales toiles : les Bords de l'Escaut, le Bateau brisé, la Tempête, la
Pêche au hareng, le Retour, Plage de Berck, Mer calme, Effet de brouil-
lard, etc., etc. La plupart sont dans les musées de province et dans des collec-
tions particulières.
Lepic a été nommé peintre du département de la marine. Ajoutons qu'il n'est
pas seulement un peintre de marine de grand talent ; il compte aussi parmi les
premiers animaliers de ce temps. Enfin, c'est encore un aquaforiste de race,
très personnel et d'un tempérament artistique bien caractérisé.
ARMAND PARIS
Lorsque l'artiste est un marin, ses œuvres acquièrent une singulière valeur par
leur exactitude, par leur vérité. Tel est le cas d'Armand Paris, lieutenant de
vaisseau, fils de l'amiral Paris qui est, on le sait, conservateur du musée de
marine au Louvre. Armand Paris était un officier auquel le plus brillant avenir
était réservé. Embarqué à bord du Jean-Bart, vaisseau d'application qui était
mouillé au Pirée, il fit un jour mettre un canot à la mer et s'aventura seul sur
la surface des eaux. Il n'est plus revenu. Quelques jours après, on retrouvait son
corps sur un petit îlot pierreux de la baie de Salamine. Une de ces rafales, comme
il s'en produit souvent dans ces parages, avait fait chavirer l'embarcation qui
coula à pic. Armand Paris a laissé de nombreux dessins de navires qui sont
tout à fait remarquables. Le jeune officier maniait le crayon avec une habileté
48
L'ARTISTE
merveilleuse; il était passé maître dans l'art de donner au navire son véritable
caractère, d'en exprimer exactement le mouvement et la manœuvre. La repro-
duction donnée ici de trois de ses dessins permettra de juger l'artiste.
Voici un vaisseau courant au plus près, avec une fraîche brise, de ii à
14 kilomètres (fig. i).
Il y a des rapports entre la voilure, les agrès, la carène qui ne peuvent être
Dessin d'ARHAND Paris (Fig. i)
observés que par un marin. Lui seul pourra dire que telle ou telle manœuvre
produira tel ou tel effet, et s'il possède le sentiment de l'art comme Armand Paris,
il le dessinera. Et nous aurons une œuvre qui au mérite de la vérité joindra le
charme d'une composition toute nouvelle. Personne ne contestera au navire que
nous avons sous les yeux, son caractère artistique. La mer est houleuse, une
brise fraîche s'est élevée et donne au bâtiment toute sa vitesse, sans qu'il soit
besoin de diminuer sa voilure. Il plie un peu sous l'effort du vent qui l'incline à
gauche. Ce mouvement a une grâce pleine de majesté qui retient le spectateur.
Le vaisseau court audacieusement sur la mer, faisant jaillir autour de lui des
flots d'écume. Nous avons sous les yeux un tableau exact et intéressant.
Si nous comparons ce navire au suivant (fig. 2.) courant vent largue, amenant
ses huniers et serrant ses perroquets, il ne nous sera pas difficile d'en saisir la
LES PEINTRES DE LA MER CONTEMPORAINS
49
différence. La brise est plus forte, elle a une vitesse de 22 kilomètres à l'heure.
On a réduit la voilure, les hommes serrent les perroquets et descendent les
huniers afin de présenter moins de surface au vent. Voyez combien les voiles sont
gonflées et comme le navire est poussé en avant sur une mer agitée. Il y a dans
ce croquis une vie et un mouvement extraordinaires que l'on peut admirer sans
être marin.
Dessin d'ARMAND Paris (Fig. 2)
Chacun de ces dessins nous initie aux différentes allures du vaisseau; Armand
Paris les a relevées avec une exactitude scrupuleuse, depuis le navire au calme,
appareillant, courant avec toutes ses voiles ou les pliant à l'arrivée d'un grain,
jusqu'au bâtiment mettant à la cape (fig. 3). Cela arrive lorsque le vent est trop
fort pour qu'on puisse garder les voiles habituelles. Avant d'en venir à
cette limite extrême où le navire couché ne gouverne plus, on le met en cape
c'est-à-dire sous les voiles qui fatiguent le moins la mâture et contribuent
cependant à maintenir le vaisseau aussi près que possible de la direction, afin
que pris de l'avant par les vagues, il n'ait pas les roulis exagérés qu'elles produi-
raient en arrivant par le travers. Dans ce dessin, le navire n'a presque plus de
voiles, il est ballotté par les flots, les vagues déferlent le long du bord et balayent
1888 — l'artiste — T. I 4
5o
L' ARTISTE
le pont. Il oppose sa force d'inertie aux éléments déchaînés contre lui, il s'avance
en brisant les lames qui entravent sa marche; elles couvrent ses flancs d'écume.
Nul danger à redouter du reste, et plus d'une fois le navire est à la cape qu'on
ne s'en doute pas dans le carré des officiers et dans l'entrepont où l'on se livre
aux occupations et distractions ordinaires.
On voit par ces dessins combien un navire dans ses évolutions présente d'as-
Dessin cI'Ahmanu Paris (Fig. 3)
pects différents, et quels documents précieux les oeuvres d'Armand Paris peu-
vent être pour la peinture de marine qui a souvent besoin de se retremper aux
sources de la vérité. Ces dessins vont être prochainement recueillis en un ou-
vrage et publiés avec des légendes écrites par l'amiral Paris, qui compléteront
le sujet et en formeront le commentaire explicatif pour la partie technique.
(A suivre]
L. DE VEYRAN.
p. s. — Une erreur s^cst glissée dans la livraison d'octobre dernier, au sujet
de la légende qui accompagnait le dessin de M. Lansyer. Ce dessin représente
les Roches d'Ouessant et non Vile de Noirmoutier.
FRANÇOIS BONVIN
E n'ose, à propos du brave peintre que. nous venons de perdre,
me lancer dans des considérations esthétiques qui détonne-
raient en quelque sorte avec la note simple, si honnêtement
sincère, qu'il a constamment donnée comme dominante caracté-
ristique à son art tout fait de bonne foi. Cet art était si éloigné
de toute « pose » qu'il semble que c'est le méconnaître que
d'essayer de l'analyser très longuement, et je pense que ce
serait en quelque sorte offenser la mémoire de Bonvin que de
parler de lui en rajeunissant, pour la circonstance, toutes ces
théories plus ou moins ingénieuses qui, au moment où il com-
mença à produire ses excellents petits t-.)bleaux, venaient
frapper de stupeur les bons bourgeois croyant encore que le
but de l'art est de chercher à « plaire » en atténuant le caractère.
J'ignore si Bonvin aimait à discuter, à se perdre dans la théorie, à s'enfoncer
dans l'esthétique; mais ce que je puis bien assurer, c'est que, le pinceau à la
main, il oubliait et la discussion et la théorie et l'esthétique. A tous ces oublis
il gagnait ce bénéfice d'être purement lui; devant la nature il arrivait toujours
avec toute sa naïveté, sans vision préconçue; ce fut là sa force, ce sera son
honneur devant la postérité : ce fut un simple, et ils sont rares !
Si grande qu'ait été l'intensité de sa personnalité, le maître auquel je
consacre ces quelques pages fait songer à Lenain ; tous deux (i) furent les pein-
tres des petits, des humbles, tous deux aimèrent les sujets sans prétentions, les
colorations sans fracas; tous deux furent des artistes sages, raisonnables, mais
pas raisonneurs du tout; ils estimaient, cela se voit dans leurs tableaux, qu'en
(i) Je sais bien qu'ils furent plusieurs Lenain, mais leurs productions sont très
différentes, et je présume qu'en dernière analyse, on reconnaîtra qu'il n'y eût qu'un
seul Lenain qui peignit des scènes populaires.
52 L'ARTISTE
peinture mieux valent un ton juste ou un coup de pinceau habilement appliqué
que tous les beaux discours des « ratés », des impuissants ou des excentriques.
On a aussi comparé Bonvin à Chardin. Ils sont très dissemblables, et cependant
ils se ressemblent fort. Chardin, plus fin peut-être, est certainement bien moins
puissant, bien moins simple et aussi bien moins sincère. Chardin cherche la
finesse du ton; Bonvin, lui, ne veut qu'être vrai; or, en peinture recherche est
bien près d'être synonyme d'affectation. D'autre part, la finesse a bien quelque
parenté avec la préciosité. Bien entendu, je ne songe guère à faire le procès de
Chardin pour lequel j'ai à la fois un respect profond et un goût très vif. Char-
din est plus habile — je ne dis pas plus adroit, car l'adresse est une qualité
banale, même bourgeoise — sa touche est plus grasse, plus savoureuse ; parfois
cependant Bonvin s'est élevé dans l'exécution à une maestria qu'il est bien rare
d'atteindre aux peintres de petits tableaux, il a même quelquefois peint d'une
touche assez sèche, tel est le cas du Bénédicité, du musée du Luxembourg, qui
manque aussi de pâte. Chardin est le peintre honnête par excellence, il nous
réhabilite nos pères qui ont pris tant de soin de se calomnier eux-mêmes par
le pinceau de leurs peintres charmants, par la plume de leurs aimables écri-
vains; grâce à ses tableaux si candidement vrais, d'un sentiment si pur, nous
pouvons nous introduire dans l'intérieur du petit bourgeois du xyiii" siècle,
nous sommes pénétrés du doux parfum de vertus modestes qui s'en exhale,
nous y retrouvons nos grand'mères jeunes, saines, fortes, gracieuses sous la
simplicité de leurs ajustements ; austères et graves sans pruderie exagérée, sans
0 pose » (pour me servir de l'expression moderne, si expressive) ; nous retrou-
vons en elles la femme française, telle qu'elle est encore, telle qu'elle a
toujours été.
Si un peintre pouvait être un moraliste, Chardin serait ce peintre, ses déli-
cates petites compositions devraient faire aimer la famille ; mais, comme pour
les bien comprendre, pour en saisir le sens intime, il faut une culture artistique
que bien peu possèdent, il s'ensuit que leur enseignement ne s'adresse qu'à un
cercle bien restreint.
, Quoi qu'il en soit, Chardin artiste admirable dans sa sphère, au point de vue des
qualités dites matérielles que je suis bien tenté de considérer comme ce qu'il y
a de meilleur et de plus intéressant dans un peintre, Chardin possède aussi tout
un ensemble de qualités d'un autre ordre, qui lui concilie l'estime des critiques
qui veulent voir jaillir une « idée » du mélange de quelques couleurs. C'est cette
idée ou pour parler plus exactement, c'est cette impression qui établit surtou;
entre Chardin et Bonvin un lien d'étroite parenté; des Lenain, j'entends des
vrais et beaux Lenain, il s'échappe l'expression d'un sentiment amer; leurs loque-
teux, leurs paysans misérables sont résignés, mais leurs traits émaciés, leurs
yeux douloureux, tout en eux, jusqu'à leurs pauvres pieds blessés, crie leur
FRANÇOIS BONVIN 53
i
I
triste et abjecte condition. Au contraire, on ne souffre pas dans le milieu où
nous introduisent Chardin et Bonvin, on est heureux du seul bonheur, très re-
latif d'ailleurs, que l'homme puisse ressentir, dans cette vallée de larmes où il
traîne sa misérable existence, on est heureux parce que l'on a l'esprit calme,
bien pondéré, parce que l'on se contente de peu, parce que peut-être aussi on a
pris la sage précaution de jeter à la porte la folle du logis : ces peintres qui
laissent à d'autres le fameux « coup d'aile » qui emporte vers les sphères de
l'idéal, ne cherchent pas à sortir du domaine artistique tracé par leur tempé-
rament; mais ils me paraissent dignes d'une estime toute particulière, non évi-
demment qu'ils égalent ces splendides génies, ces « phares », suivant le mot de
Baudelaire, illuminant de leurs flamboiements les plus hauts sommets de l'art;
mais combien les modestes que j'ai en vue en ce moment sont supérieurs aux
imitateurs, aux plagiaires et aux suiveurs, et cependant dans le vil troupeau de
ces derniers il s'en trouve — et ils sont nombreux — que la critique classe bien
au-dessus du brave Bonvin, de l'excellent Chardin, et cela parce qu'en surme-
nant leur tempérament ils ont menti avec adresse.
Mais au début de ces lignes, j'avais dit que je ne ferais pas d'esthétique; je
crois bien que j'ai quelque peu violé mes engagements ; il n'est que temps de
m'arrêter sur cette pente fatale.
Je voudrais donner maintenant quelques détails biographiques sur Bonvin,
mais ces détails me manquent et sont d'ailleurs difficiles à trouver, car s'il n'est
pas toujours constamment vrai que les peuples heureux n'aient point d'histoire,
il est beaucoup plus rigoureusement exact de dire que les hommes modestes
n'ont pas de biographie ; en notre siècle de réclame, on a plus souvent la
biographie que l'on se fait que celle que l'on mérite, et Bonvin n'eut jamais la
moindre préoccupation à cet égard. Cependant il ne lui eut pas été difficile, au
moins à une certaine époque, de faire faire quelque bruit autour de son nom : il
lui eut été aisé de devenir le pontife d'une petite église ; un littérateur, un cri-
tique et des plus fins, n'eut pas demandé mieux que de le « découvrir ». Champ-
fleury qui, vers 1848, lui dédiait sa charmante étude, les Noireau, lui eut très
volontiers donné le coup d'épaule qui fait sortir un artiste du rang et le place
sur la voie qui mène aux lucratifs succès. Bonvin ne le voulut pas ; il avait le
caractère de sa peinture, c'était un simple incorrigible, un modeste incurable.
Bonvin est mort à l'âge de soixante-onze ans; c'était un beau vieillard de
taille moyenne, mais de solide encolure, son teint fleuri, sa large barbe blanche,
ses yeux vifs, resteront longtemps dans le souvenir de ceux qui l'ont connu.
Le pauvre maître lutta constamment contre la mauvaise fortune. Beaucoup de
nos artistes savent mieux vendre leurs tableaux qu'ils ne savent les faire; il en
était tout autrement du brave- peintre dont nous venons de parler, et ce fut
son malheur. Obligé de demander des ressources à d'autres travaux que ceux
54
L'ARTISTE
vers lesquels son tempérament si artiste le conduisait, il fut successivement
typographe, employé dans une mairie, puis dans les bureaux d'un abattoir.
Parmi ses tableaux, il faut signaler plusieurs Réfectoire, la Collation des éco-
liers, VAve Maria, le Bateau abandonné, la Cuisinière, la Femme à la fontaine,
l'École régimentaire, le Départ des apprentis, etc., etc. Sa production ne fut
d'ailleurs jamais considérable.
On cite de lui deux eaux-fortes, le Chat endormi et le portrait du graveur
Péquegnot, son vieil ami.
CAMILLE LEYMARIE.
POUR LE CINQUANTENAIRE
DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES
le soldat, regagnant sa montagne ou sa plaine,
Après le dur travail qui le tint asservi,
Portant l'étoile d'or ou le galon de laine,
Répond, quand on lui dit : Qti'as-tu fait ? — J'ai servi !
Il connut tour à tour l'angoisse et l'espérance,
Le deuil des jours amers, l'orgueil des jours vainqueurs,
Qu'en reste-t-il ? Un mot : il a servi la France !
Mais ce mot simple et fier gonfle à jamais les cœurs.
Nous aussi, combattants d'une autre grande armée.
Rêveurs dont le désir n'est jamais assouvi,
Amants de l'idéal dont la fièvre est calmée,
Chacun de nous du moins peut dire : J'ai servi!
Chacun eut sa douleur, chacun eut sa victoire,
Le plus humble a cueilli ses lauriers à son tour ;
Cinquante ans ont déjà passé sur notre histoire.
Et l'art ne voudrait pas en effacer un jour !
56 L'ARTISTE
Les maîtres éclatants, les conquérants sublimes,
Les sonneurs de clairon, qui marchent le front nu
Sous le grand ciel tonnant, bondissaient sur les cimes
Et jetaient leur fan/are à quelque astre inconnu !
Les autres, plus heureux dans de moindres domaines.
Au penchant des coteaux boisés venaient s'asseoir.
Mêlaient leur doux génie aux tristesses humaines
Et disaient leurs amours à l'étoile du soir !
Les uns, par le roman, le poème ou le drame.
Ont creusé l'avenir, problème obscur encor.
D'autres ont enchâssé les larmes d'une femme
Dans un sonnet, moelleux écriit de soie et d'or ;
Tous ont servi ! Pas un, de son rang, de sa tâche.
Avant le soir venu, ne songeait à partir ;
Plus d'un fut malheureux, pas un seul ne fut lâche ;
Plus haut est le vainqueur, plus saint est le martyr !
Tous ont servi ! La France, après leur rude ouvrage.
Bénit ces travailleurs unis à ses genoux;
Pareil sera l'honneur, pareil fut le courage ;
L'exemple est bon ; nos fils le suivront après nous ;
Ils serviront! Le sort leur fùt-il plus sévère.
Ils ne failliront pas au labeur commencé;
L'âpre vin du malheur ne souille pas le verre.
Et le cœur est plus fort à qui Dieu l'a versé!
Ils serviront la France, et l'art, l'autre patrie !
Comme nous l'avons fait, ils iront au devoir,
L'esprit toujours vaillant, Fâme parfois meurtrie.
Portant en eux l'ajur, même sous le ciel noir !
Mais non, non ! L'avenir aura plus de clémence,
D'autres astres naîtront des profondeurs des deux,
Et nos fils, ouvriers du siècle qui commence.
N'auront connu les pleurs qu'en regardant nos yeux !
POESIES
Vene:[ donc, levej-vous, les jaunes capitaines,
Sous le frémissement des étendards nouveaux ;
Que le soleil levant, sur les cimes lointaines,
Dore de ses éclairs la crin de vos chevaux !
Et nous qui saluons cette splendide aurore,
Tandis que vers la gloire ils courront à l'envi,
Nous, les lutteurs d'hier et de demain encore,
Nous dirons le grand mot du soldat : J'ai servi !
HENRI DE BORNIER.
HARFLEUR
bg^aiis la vieille cité qui fit tant parler d'elle
USA Rien n'est resté debout d'un passé glorieux
Que l'église gothique au portail de dentelle.
Dont le hardi clocher semble atteindre les deux.
Sur ce sol, que déchire aujourd'hui la charrue,
Quelque imposant manoir autrefois s'est dressé.
Depuis sur ses débris l'herbe a poussé si drue.
Que tout vestige en est pour toujours effacé.
Là, des fils de Rollon le vaillant cri de guerre,
Par l'écho répété de vallon en vallon,
A longtemps retenti, quand les nefs d'Angleterre
Soudain se détachaient du brumeux horijon.
Là, se sont mesurés corps à corps, avec rage.
En maints et maints combats. Normands contre Saxons ;
Là, de nos fiers aïeux l'intrépide courage
A la mort a fourni d'abondantes moissons.
58 L'ARTISTE
Puis de longs jours de paix ont couvert de leur ombre
Jusques au souvenir des hauts faits accomplis,
Et dans l'oubli profond, oit quelque jour tout sombre.
Les grands preux à jamais sont bien ensevelis.
Pourtant la vieille église, au milieu des masures,
Reste intacte toujours, joyau mal enchâssé. —
Ses ogives de pierre, aux fines dentelures,
Racontent au présent les splendeurs du passé.
Sous sa voûte sacrée un instant on oublie
Le temps où nous vivons, alors que s'offre aux yeux
Des siècles disparus l'image un peu pâlie,
Sur les grands vitraux peints avec un soin pieux.
Le soleil, éclairant ces figures naïves,
Projette leurs couleurs sur le blanc des piliers.
Et l'on croit voir, au pied des colonnes massives.
S'agenouiller prélats, dames et chevaliers.
A la gauche du chœur, la belle châtelaine
Sur le missel incline un front pur et charmant.
Priant avec ferveur pour le fier capitaine
Qui, loin d'elle, combat sans doute en ce moment.
Sur son épaule, un page aux blonds cheveux se penche,
La couvrant d'un regard avide et curieux ;
Et l'écuyer grondeur, à la moustache blanche,
Suit chaque mouvement du jeune audacieux.
Mais dès que sur la dalle, un pas se fait entendre,
La vision s'enfuit. Et d'un air attristé
Dames et chevaliers promptement vont reprendre.
Dans les étroits châssis, leur immobilité.
EDOUARD MARSAN D.
POESIES
59
PROVINCIALE
g
ja/me5 logis de la province,
Aux contrevents entrebaillés !
Lentement, sur ses gonds rouilles
La porte frémit, gronde et grince :
Discrète, sous sa tuante mince,
Une dévote, aux yeux brouillés,
Sort : entre ses gants remmaillés
Est un paroissien qu'elle pince;
Sur les petits pavés pointus
Que piquent des pigeons pattus
Elle glisse, roide et /luette,
Tandis qu'entre les blancs rideaux
Son matou matois, qui la guette,
Ronronne en faisant le gros dos.
PIERRE GAUTHIEZ.
TNJ3Xon, Juin 1SS7.
CHRONIQ.UE
E mois dernier , a eu lieu la distribution des
récompenses aux élèves de l'Ecole des Beaux-Arts,
dans l'hémicycle de l'Ecole, sous la présidence de
M. Paye, sénateur, ministre de l'Instruction publi-
que et des Beaux-Arts. A côté du ministre avaient
pris place sur l'estrade : MM. Castagnary, directeur
des Beaux-Arts; Paul Dubois, directeur de l'Ecole;
Charles Garnier, Bailly, Guillaume, André, Fal-
guière ; Kaempfen, directeur des Musées nationaux
Jules Comte, etc. A l'ouverture de la séance, M. Paye a prononcé le discours
suivant :
« Messieurs,
» C'est un grand honneur pour moi d'être appelé, dès les premiers jours.de
mon entrée en fonctions, à présider cette fête et de prendre la parole en ce lieu
consacré à l'art, c'est-à-dire à ce qui est, à la fois, sous des formes diverses, ce
qu'il y a de plus beau et de plus charmant au monde ; ce qui réunit dans un même
sentiment d'admiration et d'enthousiasme toutes les âmes élevées, tous les nobles
esprits, quels que soient d'ailleurs la source variée où il puise ses inspirations et
le vaste champ où il cherche ses modèles.
» Oui, c'est pour le ministre des beaux-arts une joie véritable que d'avoir à
remercier l'artiste, émincnt entre tous, qui dirige cette grande école, les maîtres
CHRONIQUE
6i
d'élite associés à sa tâche, de leur dévouement à une maison qui est l'honneur et
l'orgueil de la France, de louer, jeunes gens, vos travaux, d'applaudir à vos suc-
cès, de vous remettre les récompenses qu'ils vous ont méritées et aussi de vous
encourager à de nouveaux efforts. Peut-être trouverez-vous étrange qu'à l'heure
même où un éclatant témoignage est rendu à ce que vous avez déjà fait, je vous
convie à faire plus et mieux encore. Il doit en être ainsi, car l'art est un maître
exigeant. Il demande beaucoup à ceux qui se consacrent à lui ; pour arriver
jusqu'à lui, haut, bien haut ! sur les sommets qu'il habite, il faut un labeur obs-
tiné, une persévérance que rien ne lasse ni ne rebute, il faut marcher, marcher
sans relâche, être soutenu, fortifié, animé par une ardeur qui ne connaît ni le
découragement, ni la défaillance.
. « Cette ardeur généreuse et vaillante, ne suis-je pas certain de la rencontrer
dans cette maison ? N'en ai-je pas recueilli le précieux témoignage dans le récent
rapport de votre directeur au conseil supérieur de cette école. Travaillez, mes-
sieurs, pour parvenir au but qui est votre idéal, pour voir un jour se réaliser vos
espérances et les nôtres.
« Il y a quelques années, un enseignement nouveau était institué à l'École des
Beaux-Arts. L'utilité en avait paru tout d'abord évidente à ceux qui ont la mis-
sion de veiller à ce que tous les moyens vous soient donnés de devenir des artis-
tes complets. Le plan en fut mûrement étudié, longuement discuté ; on l'organisa
avec un soin minutieux. C'est de l'enseignement simultané du dessin, du mode-
lage, de l'architecture que je parle, vous l'avez deviné.
« Était-ce à dire qu'il était entré dans la pensée du conseil supérieur de faire
de chacun des élèves à la fois un peintre, un sculpteur et un architecte ? Non
certes, et c'eût été folie. Des hommes à qui la nature avait prodigué ses dons,
ont pu élever des édifices magnifiques, peindre des toiles sublimes, sculpter des
marbres divins ; plusieurs de nos contemporains — vous n'avez pas à aller bien
loin pour en avoir la preuve — sont des maîtres dans l'art de la peinture et dans
celui de la statuaire ; mais il y faut un génie divers qui sera toujours le lot de
quelques rares privilégiés. Ce que nos maîtres ont voulu, ce qu'ils ont cherché
par cet enseignement complet, c'est que chacun de vous, grâce à une certaine
connaissance des arts voisins, qui se touchent sans se confondre, excellât mieux
dans celui auquel il s'est particulièrement voué.
« Comment croire, disait à cette même place un de mes prédécesseurs doni; je
« suis aujourd'hui le collègue et auquel me lie une étroite et vieille amitié, com-
a ment croire qu'à étendre son domaine l'intelligence ne gagne rien en force et
,<( en ressources? qu'à embrasser de plus vastes horizons l'esprit ne tend pas
« naturellement à s'élever ? Qui oserait dire qu'une culture intellectuelle déve-
« loppée n'est pas le fonds indispensable à quiconque cherche à donner à l'ex-
« pression de la pensée humaine ce que l'inspiration ou le travail peut enfanter
62 L'ARTISTE
<i de grâce, d'éclat ou de grandeur? L'enseignement simultané ne fera pas seule-
" ment des artistes d'un savoir plus étendu, d'une plus féconde variété d'inven-
« tion. Il donnera à ceux qui le reçoivent une idée plus haute, une conception
« plus large de l'art. »
« Ce sont là des considérations, messieurs, qui ne peuvent manquer de vous
frapper; vous en saisissez la justesse, vous en comprenez la valeur et, sans doute,
dans' le rapport qu'il publiera plus tard sur l'année qui vient de s'ouvrir, votre
directeur n'aura plus à regretter, comme il le faisait il y a quelques semaines,
que seuls parmi vous, les architectes — les nommer est un éloge auquel ils ont
droit— aient suivi avec empressement ce triple enseignement dont les avantages
sont si évidents et si précieux.
« La plus grande partie de vos journées, messieurs, s'écoule dans ce véritable
sanctuaire de l'art, au milieu des chefs-d'œuvre de tous les temps ; c'est la Grèce
et c'est l'Italie en France. Tout respire ici le calme et la paix, et lorsqu'on s'y
passionne, c'est sur ces questions qui ont toujours été le sujet des méditations
des plus nobles esprits.
« Laissez-moi vous redire ce que plus d'une fois déjà on vous a dit avant moi :
aimez cette maison de tout votre cœur, de toute votre passion pour le beau, et
ne vous hâtez pas surtout de la quitter pour vous jeter dans la mêlée, avant
d'être bien armés pour le combat ; vous courriez le risque de rencontrer sur
le chemin de la vie, au lieu des triomphes que vous rêviez, de stériles regrets,
d'amères déceptions. Défiez-vous surtout de ce grand tentateur qui s'ap-
pelle le Salon. Rappelez-vous que le succès arrive sûrement à son heure à
ceux qui l'ont préparé par de solides études, et par un patient et pénible
labeur.
« Gardez-vous, par une trop vive impatience, de vous affranchir des conseils de
vos maîtres, demeurez longtemps dans cette école, où tant de soins, de talents
et d'expérience se prodiguent pour vous, dans cette école qui va s'agrandir et
s'embellir encore.
« Elle n'est pas seulement l'honneur de la France, elle est l'admiration de
l'étranger qui, de toutes parts, lui confie ses enfants, proclame hautement ses
mérites et sait aussi, comme l'a fait naguère l'Amérique, lui témoigner sa grati-
tude de la manière la plus magnifique et la plus délicate.
« Songez, messieurs, lorsqu'on la tient partout en telle estime, songez aux
devoirs que son universelle renommée vous impose. Soyez fiers d'elle et qu'elle
puisse être fière de vous.
« Inspirez-vous des exemples et des conseils de maîtres illustres qu'elle a
formés et qui ont accru le trésor de gloire de la patrie; ayez la belle ambition de
les égaler et d'être de ceux que la France mettra un jour au nombre de ses artis-
tes les meilleurs et les plus vaillants. »
I
CHRONIQUE 63
Il a été procédé ensuite à la distribution des récompenses. Voici les noms des
principaux lauréats :
Section de peinture et de sculpture. — MM. Westten, Deruelle, Soubcrni,
Baralli, de Vambesse, Krewel, Dangui, Convers, Miseret, Claussade, Bloch.
Concours semestriels: Figure peinte. — MM. Lenoir et .louve.
Grandes figures modelées. — MM. Macé et Convers.
Grandes médailles d'émulation. — Dans la section de peinture, M. Lenoir,
élève de MM. Bouguereau et Tony Robert-Fleury, et dans la section de
sculpture, M. Claussade, élève de M. Falguière.
Le vote de la Société des artistes pour le renouvellement du Comité des
quatre-vingt-dix, a donne les résultats suivants :
Dans la section de peinture, il y a eu i,3oo votants. Ont obtenu : MM. Bou-
guereau, 920 voix: Bonnat, 918; Harpignies, gii ; Henner, 906; J.-P. Lau-
rens, 898; de Vuillefroy, 889; Détaille, S89 ; J. Lefebvre, 888; Puvis de
Chavannes, 885 ; Cabanel, 882 ; J. Breton, 865 ; Vollon, 85; ; Barrias, 844 ;
Boulanger, 841 ; Luminais, 839 ; Albert Maignan, 836; Busson, 835 ; Carolus
Duran, 83i ; Guillemet, 822 ; Rapin , 822 ; Humbert, 818; Benjamin
Constant, 814; Bernier, 814; Yon, 811; Tony Robert-Fleury, 8o5 ; Fran-
çais, 795; H. Pille, 775; Cormon, 770; Hanoteau, 719; Meissonier, 717 ;
Gérôme, 716; Pelouse, 711; Feyen-Perrin, 694; Protais, C74 ; Hector Le
Roux, 658 ; Saintpierre, 652 ; Cazin, 642 ; Lansyer, 638 ; Vayson, 638 ;
RoU, 636; Duez, 616; Renouf, 611 ; Gervex, 601; Aimé Morot, 571 ; Dupré, 558;
Sautai, 654; Emile Lévy, 548; Van Marcke, 540; Dagnan-Bouveret, 517;
Camille Paris, 411.
Dans la section de sculpture, 263 votants ont pris part au scrutin, dans lequel
ont obtenu : MM. Et. Leroux, 217 voix; Mathurin Moreau, 2i3 ; Boisseau, 197;
Doublemard, 195; Blanchard, 190; Gautherin, 174; Guilbert, 174; Alphéo
Dubois, 169; Guillaume, i5i; Thomas, 145; Barrias, 144; Cavelier, 142;
Chapu, i3i ; Bartholdi, 124; Paul Dubois, i23; Mercié, 119; Aube, 112;
Captier, 109; Gauthier, 106; Gain, io3.
Pour la section d'architecture, 97 votants. Ont obtenu : MM. Bailly, 91 voix ;
Daumet, 81; Garnier, 80; Vaudremer, 79; Bœswilwald, 65; Questel, 61;
Lish, 54; de Baudot, 5i ; Corroyer, 40; Lheureux, 38.
A la section de gravure et lithographie, 252 votants. Ont obtenu :
MM. Waltner, 207 voix; Didier, 2o5 ; Larguillermie, i38; Robert, 137;
64 L'ARTISTE
Sirouy, i35; J. Jacquet, i33; Blanchard, i3i; Gilbert, i3o; Huyot, 127;
Lalauze, 121.
Au demeurant, malgré l'effervescence très vive qui s'est produite pendant une
période de quelques jours avant le scrutin, maigre' l'agitation provoquée par
des manifestes révolutionnaires qui affichaient la prétention de rénover de fond
en comble l'organisation des jurys, voire de les supprimer, l'élection n'a pas
apporté un grand changement dans la composition du Comité des Quatre-vingt-
dix. Dans la section de peinture, notamment, la plus nombreuse et la plus
remuante, sur les cinquante membres sortants, deux seulement n'ont pas été
réélus : MM. Frappa et de Gatines ont été remplacés par MM. Aimé Morot et
Dagnan-Bouveret. Les deux membres dont le mandat n'a pas été renouvelé,
sont, par une coïncidence caractéristique, précisément au nombre des artistes
dont les noms ont été le plus mêlés à la lutte électorale. Il est permis de con-
clure de là que ceux pour qui les intérêts artistiques priment les questions de
coteries et trouvent que dans la Société des artistes tout n'est pas pour le mieux
dans le meilleur des mondes, peuvent, de longtemps encore, renoncer à voir ses
afifaires prendre une autre tournure. Qu'on ne se méprenne pas sur ce terme :
affaires ; il ne saurait être question, quand nous disons cela, des affaires d'intérêt,
du côté pécuniaire de l'entreprise, lequel est, comme chacun sait, extrêmement
satisfaisant.
Dans les autres sections, les changements ont été plus notables. C'est ainsi
que les vingt membres de la section de sculpture ont tous été remplacés. Dans
la section d'architecture qui comprend dix membres, on remarque quatre nou-
veaux élus : MM. Lish, de Baudot, Corroyer et Lheureux, qui prennent la
place de MM. André, Ginain, Coquart et Sédille. Enfin la section de gravure et
lithographie est également fort peu modifiée : MM. Flameng et Pannemaker y
sont remplacés par MM. Blanchard et Lalauze.
Pendant sa dernière session le Conseil municipal de Paris a ratifié les propo-
sitions de sa commission des Beaux-Arts, tendant à l'acquisition de diverses
œuvres : le Pretnier frisson, de Roufosse, modèle -et exécution en marbre,
10, 000 francs; Victor Hugo, buste en marbre par Rodin, 3,ooo francs; la Cour
de la Sorbonnû, toile par Lansyer, i,5oo francs. Au surplus, le Conseil autorise
l'exécution en bronze de la Charmeuse, de Béguine ; un Groupe d'animaux, de
Gardet ; la Douleur d'Orphée, de Verlet ; 178g, de Paris.
CHRONIQUE
65
Nous avons rapporté précédemment, ici- même, que les architectes des États-
Unis, par gratitude pour l'enseignement qu'ils ont reçu à notre École nationale
des Beaux-Arts, avaient fait don à cet établissement d'une somme de 35,ooo fr.,
dont les arrérages seront affectés à la fondation d'un prix annuel qui ne devra
être décerné qu'aux seuls élèves français de l'École. Un décret vient d'autoriser
le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts à accepter, au nom de
l'État, cette libéralité. On appellera cette fondation : prix de reconnaissance des
architectes américains.
Une délégation de l'Institut de France, composée de MM. Renan, directeur de
l'Institut ; Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l'Académie française ; Jules
Simon, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques ;
Bertrand, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences ; le vicomte Henri
Delaborde, secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts ; Wallon, secré-
taire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, s'est rendue, le
28 décembre dernier, à Bruxelles pour remettre au duc d'Aumale la médaille
commémorative de la donation de Chantilly. Cette médaille a été frappée en
triple exemplaire, or, argent et bronze, que renfermait un écrin portant l'inscrip-
tion : Au DUC d'Aumale, l'Institut de France, et, au-dessous, la date de la
donation de Chantilly.
Le module de la médaille est d'environ neuf centimètres ; l'auteur en
est M. Chaplain, de l'Institut. Elle porte sur l'une de ses faces le portrait
du généreux donateur ; ce profil exécuté d'après nature par M. Chaplain
qui a fait récemment le voyage de Bruxelles dans ce but, est très ressemblant.
L'autre face représente Chantilly à vol d'oiseau, toutes les constructions jusqu'au
perron où doit s'élever la statue du grand Condé, et une partie du parc.
La matrice de la médaille n'a pas été détruite, mais, seuls, les membres de
l'Institut pourront en avoir un exemplaire. Un grand nombre d'entre eux ont
déjà souscrit pour posséder un de ces précieux souvenirs. Et plus tard, lorsque
l'Institut aura définitivement pris possession du legs princier et qu'il aura créé
des prix avec les revenus qu'il produira, il est probable que les lauréats recevront
en même temps que leurs prix, un exemplaire de la médaille qui rappellera à
chacun la haute et généreuse origine de la récompense dont il se sera vu honoré.
Le Comité des monuments parisiens, réuni sous la présidence de M. Ch.
Garnier, de l'Institut, vient de décider d'attirer l'attention des pouvoirs publics
1888 — l'artiste — T. I 5
66 L'ARTISTE
sur la ruine qui menace le plus ancien édifice de Paris, Saint- Pierre-de-Mont-
martre, dont les colonnes, provenant d'un édifice romain, vont s'écrouler.
Sur la proposition de M. Vitu, la participation de la Société à l'Exposition a
été décidée.
Par suite de démissions et de décès, des vides s'étaient produits dans la com-
mission des Beaux-Arts à l'Exposition universelle de 1889. Elle vient d'être
reconstituée de la manière suivante par M. Paye :
Président : le ministre de l'Instruction publique et de Beaux-Arts; — vice-pré-
sident : le directeur des Beaux-Arts; — membres : le directeur des bâtiments
civils et des palais nationaux, le directeur des musées nationaux ; MM. Antonin
Proust, député, ancien ministre des Arts ; Turquet, député, ancien sous-secré-
taire d'Etat au ministère des Beaux-Arts ; Bouguereau, Bonnat, Cabanel, Ribot,
Cazin, Roll, peintres ; Eug. Guillaume, Mathurin Moreau, Dalou, Rodin, sculp-
teurs; Bailly, Questel, Magne, Sédille, Formigé, .architectes; Chaplain, Roty,
Bracquemond, graveurs; le président de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, Heuzey, Delisle, le baron Alphonse de Rothschild et Schlumberger,
membres de l'Institut ; Béraldi, Fourcaud, Gustave Geffroy, Paul Mantz, André
Michel, critiques d'art ; Henry Havard, Roger Ballu, inspecteurs des Beaux-
Arts ; Hecq, chef du secrétariat des Beaux-Arts; Deck, administrateur, et Champ-
fleury, administrateur adjoint de la Manufacture de Sèvres ; Gerspach, adminis-
trateur de la Manufacture des Gobelins ; Jules Badin, administrateur de la
Manufacture de Beauvais ; Baumgard, chef du bureau des travaux d'art; Crost,
chef du bureau de l'enseignement et des musées; Des Chapelles, chef du bureau
des théâtres ; Viollet-le-Duc, chef du bureau des monuments historiques; —
secrétaires : MM. Bigard-Fabre, sous-chef de bureau, Roger-Marx, secrétaire de
la direction des Beaux-Arts ; P. Delair et Giudicelli, commissaires des exposi-
tions.
Les peintures décoratives que M. Albert Besnard a été chargé d'exécuter pour
la salle des mariages à la mairie du premier arrondissement de Paris, viennent
d'être terminées. Elles comprennent les trois grandes voussures à plein cintre,
qui, avec la rosace occupant la face occidentale de la salle, en forment l'ordon-
nance architecturale. On n'a pas oublié la belle composition, d'une poésie si
intense, d'un accent si élevé, qu'il exposa au dernier Salon, le Soir de la vie:
cette œuvre est l'une des trois peintures décoratives dont nous parlons. Pour
CHRONIQUE
G7
compléter le cycle inge'nieusetnent imaginé par l'artiste, les deux autres sujets
traités par lui sont : le Matin et le Midi. Dans le premier, un joyeux couple
d'adolescents vont, par une splendide matinée de printemps, à travers une prairie
dans l'éblouissement des premiers rayons du soleil levant ; ils cueillent des
fleurs, et cette extase de la nature, où tout est joie et lumière, fait un cadre
merveilleux à l'enchantement de leurs quinze ans, à l'aurore d'amour qui va
poindre pour eux.
Le Midi, l'heure où les travailleurs des champs vont faire trêve à leur dur labeur,
est symbolisé par un groupe de moissonneurs qui achèvent d'emplir de gerbes un
vaste chariot; le moment du repos approche, et déjà une femme a laissé là le
râteau pour allaiter son enfant. Cette composition a un aspect grandiose et
puissant; d'une facture très large, d'un dessin hardi, débordante de lumière, elle
dégage bien la pensée que le peintre a voulu évoquer; les grands chevaux sont
traités dans un audacieux raccourci. L'effet décoratif est très heureux.
On se rappelle la majestueuse et poétique impression de calme et de recuillle-
ment que donnait, au dernier Salon, le Soir de la vie, ce groupe des deux vieil-
lards assis au seuil de la maison, les regards perdus dans l'infini du sombre
azur étoile, et qui attendent, les mains unies dans une affectueuse étreinte,
l'heure du sommeil, symbole de la mort prochaine. Ici, l'effet n'est pas moins
grandiose que sur le palier du premier étage au palais des Champs-Elysées, où
la toile était exposée ; par le style et par la pensée, cette composition dépasse la
valeur artistique, sinon technique, des deux autres. Aussi ne sommes-nous pas
surpris que la commission municipale, chargée de choisir les artistes à qui doit
être distribuée la décoration picturale de l'Hôtel de Ville, se soient préoccupée
de faire une part importante à M. Besnard. Ses peintures de la salle des
mariages à la mairie du premier arrondissement le désignent pour y contribuer.
N'omettons pas de mentionner la décoration architecturale de la salle des
mariages, dont l'exécution fait honneur au goût et à la science de M. Gustave
Huillard, architecte de la ville, et dont le caractère s'allie bien à celui des pein-
tures de M. Besnard.
Sous ce titre : Voltaire critique d'art, la communication suivante a été faite au
Temps par M. Henry Gauthier- Villars, possesseur de l'original du curieux docu-
ment dont il est question ci-dessous.
« On connaît le jugement porté par Voltaire sur Jean Jouvenet, dans la Liste
raisonnée des enfants de Louis XIV, des princes de la maison de France de son
temps, des souverains contemporains, des maréchaux de France, des ministres, de
la plupart des écrivains et des artistes qui ontjleuri dans ce siècle. Il est sommaire ;
G8 1/ ARTISTE
nous le reproduisons ci-dessous, en faisant observer que Jean Jouvenet naquit
en 1647 et non en 1644 :
« Jouvenet (Jean), né à Rouen en 1644, élève de Lebrun, inférieur à son maître, quoi-
que bon peintre. Il a peint presque tous les objets d'une couleur un peu jaune. Il les
voyait de cette couleur par une singulière conformation d'organes. Devenu paralytique
du bras droit, il s'exerça à peindre de la main gauche et on a de lui de grandes compo-
sitions exécutées de cette manière. Mort en 1717. »
« Après avoir pris connaissance de ce « petit article », Mme de Lordelot, fille
de Jouvenet, écrivit à Voltaire pour lui faire part des sentiments qu'elle avait
éprouvés à cette lecture ; elle reçut la réponse suivante :
t Aux délices,
route de Genève i" octobre.
« Madame,
« Votre lettre m'a fait relire le petit article qui regarde M"" jouvenet. je vois
« qu'il y est regardé comme un bon peintre quoy qu'inférieur en quelques parties
« a le brun, il est vrai qu'il avait quelquefois un coloris un peu jaune; et ce léger
« défaut est moindre que celuy de le brun et du poussin qui étaient souvent
« beaucoup trop rembrunis, les sept sacrements du poussin sont devenus si noirs,
(1 qu'ils ne sont plus beaux aujourd'hui que dans les estampes, chaque peintre,
« comme chaque écrivain a ses défauts, je serais très mortifié de compter parmy
« les miens celui de ne pas rendre justice aux grands talents, j'ay appelé
« m' jouvenet bon peintre cest un éloge que je confirmerai toujours, et je me
« ferai un devoir à la première occasion d'ajouter tout ce qui pourra servir a sa
« gloire et plaire a sa fille dont j'ay reconu tout le mérite dans la lettre dont elle
« m'honore.
( je suis avec respect
« madame
« votre très humble et très
« obeiss' serv' Voltaire. »
Le ministère de la Guerre a été avisé, par la direction des Beaux-Arts, que les
tableaux destinés aux salles d'honneur de nos régiments, et qui, pour la plupart,
ont figuré au Salon de cette année, allaient être envoyés à leurs régiments
respectifs.
Voici la liste de ces oeuvres. — M. Renard : la MorI du colonel Froiievaux
CHRONIQUE
69
(épisode de l'incendie de la rue de Charonne), destiné au salon d'honneur des
sapeurs-pompiers ; M. Sergent : le Combat d'Oued-Alleg, 3i de'cembre 1839,
destiné au it chasseurs d'Afrique; M. Boutigny : le 7» de ligne à Malakoff;
M. John Lewis-Brown : Bataille de Hohenlinden, destiné au 11» chasseurs;
M. Delahaye : Bataille de Marengo, destiné au 12» hussards ; M. Arus : Solferino
(action particulière de la 7" batterie), destiné au 1 1" d'artillerie ; M. Aimé Morot :
Reichshoffen, destiné au 11= cuirassiers; M. Emile Blanchon : So//erino, destiné
au 76" de ligne; M. Marius Roy : Bataille de Magenta, destiné au 90" de ligne ;
M. Léon du Paty : Bataille de Friedland, destiné au i"' d'artillerie; M. Ney-
marck : Combat de Hojf, destiné au 10» cuirassiers; M. Sinibaldi : Bataille de
Jemmapes, destiné au 104" de ligne. Soit en tout douze toiles, qui ont été payées
en moyenne de 4,000 à 5, 000 francs.
Le portrait en pied de Rachcl, par Millier, vient d'être offert à la Comédie-
Française par M. Walewski, et va être placé dans le foyer des artistes. Au bas du
cadre, Rachel avait fait mettre cette dédicace : A mes bons parents.
Dans une étude artistique, publiée — il y a quelques mois — par la Revue
bleue (i), notre collaborateur, M. E. Durand-Gréville a fait un récit très complet
des aventures invraisemblables, ou plutôt des mésaventures de la Ronde de nuit
de Rembrandt, depuis l'année 1642 où elle sortit de l'atelier du peintre sous le
titre dQ Sortie de la compagnie du capitaine Frans Banning Cock, jusqu'en ces
dernières années, lorsqu'elle a été installée dans le Rijks-Muséum nouvellement
aménagé (i885). M. Durand-Gréville a raconté le séjour du célèbre tableau dans
le corps de garde des arquebusiers d'Amsterdam, plus tard transformé en
estaminet, mais où la toile de Rembrandt ne cessa pas, durant plus d'un siècle,
d'être exposée à la fumée des pipes et aux émanations d'une cheminée alimentée
par un feu de tourbe, et par suite de jaunir, de roussir et de noircir ; en sorte que
la Sortie de la compagnie, qui avait été peinte « claire et blonde, ruisselante de
soleil », était devenue, au xvni« siècle, par la complicité des vernisseurs à
outrance, la Ronde de nuit.
Ce ne fut pas tout. Lorsque l'œuvre de Rembrandt dut recevoir une nouvelle
destination et devint l'ornement d'une salle du Conseil de guerre, il fallut réduire
(i) 3» Série, VU» année, 2"i« semestre, p. 78.
70 L'ARTISTE
la toile aux dimensions du panneau qu'elle était destinée à occuper ; le résultat de
cette adaptation fut l'ablation de deux bandes latérales et d'une bande horizon-
tale, prise dans le bord supérieur. « A partir de ce moment, la Sortie resta livrée
aux mains de conservateurs ignorants, qui la couvraient sans doute de temps en
temps d'une nouvelle couche de vernis. Le procédé est commode, excellent d'ail-
leurs comme palliatif : toutes les fois que les craquelures des vernis anciens
rendent un tableau à peu près invisible, la nouvelle couche de vernis frais pé-
nètre dans les interstices, donnant ainsi à la peinture un regain de transparence.
II est vrai que le remède n'agit pas longtemps : au bout de quelques années, le
craquelage reprend de plus belle, en même temps que le vernis continue à rous-
sir, et l'on peut prévoir le moment où la peinture, devenue encore une fois
invisible, réclamera un vernissage nouveau. »
Voilà la Sortie des arquebusiers devenue la Ronde de nuit, et cela, il le faut
bien reconnaître, par une conséquence logique et pleinement conforme aux ap-
parences. Pour les visiteurs, la nouvelle appellation avait toute vraisemblance :
la chose allait de pair avec le nom.
« On leur montrait une peinture très sombre où les personnages du premier
plan, surgissant de l'obscurité, avaient le visage, les mains et les collerettes d'un
ton rutilant comme s'ils eussent été éclairés par la lueur des torches. Ce sont
les voyageurs français, paraît-il, qui ont les premiers employé cette appellation
de Ronde de nuit : cela veut dire qu'ils furent les premiers à avoir le courage de
leur impression. Vers la fin du siècle dernier, Josuah Reynolds, un des plus
habiles peintres et surtout un des plus remarquables esthéticiens que l'Angleterre
ait produits, visita la Hollande; il admira et décrivit la Night-Watch ; les
Allemands à leur tour admirèrent et àécrWirtnila. Nacht-Wach ; enfin, les Hol-
landais eux-mêmes suivirent le mouvement. » Plus tard, néanmoins, cette opinion
rencontra quelques rares dissidents, Thoré, notamment, qui, le premier, fit
remarquer que la lumière du tableau ne pouvait être nocturne, que tous les
personnages étaient éclairés dans le même sens, ce qui y impliquait nécessaire-
ment l'existence de la lumière solaire, et qu'au surplus on n'y apercevait point
trace de torches.
Mais à l'appui de sa thèse M. Durand-Gréville apporte d'autres témoi-
gnages qui viennent corroborer singulièrement les preuves que nous venons
d'énoncer.
« Vers i85o, la Ronde de nuit se trouvait dans un triste état. M. Hopman, res-
taurateur du musée royal, fut chargé par le directeur, M. Pieneman, de rentoiler
le tableau, ce qu'il fit aux applaudissements du monde artistique. M. Pieneman,
esprit curieux, à ce qu'il semble, lui ordonna, en outre, de dévernir un coin de
la robe de la petite fille. Cette robe est aujourd'hui d'un jaune d'or; M. Hopman
ôta une partie de l'épaisse couche de vernis roux qui recouvrait la robe; il
CHRONIQUE 71
n'arriva toutefois pas jusqu'à la peinture; mais le travail qu'il avait fait montra
que la robe devenait moins jaune et plus claire (i). Elle serait évidemment
devenue encore moins jaune et encore plus claire, si on avait poussé le déver-
nissage plus avant.
« Cette constatation taite, le restaurateur et le directeur du musée royal se
dirent que les choses ne pouvaient rester en l'état. Ce coin de robe nettoyé faisait
avec le reste du tableau une dissonance; on pouvait la faire disparaître de deux
façons; en nettoyant toute la toile, ou en mettant une couche de vernis roussâtre
sur la petite partie découverte. Ils s'arrêtèrent au second moyen, plus expéditif
et moins radical: ils bouchèrent ce petit soupirail qui, s'ils avaient eu le courage
de l'élargir aux dimensions de la toile, aurait permis au chef-d'œuvre de répandre
de nouveau sa lumière si longtemps étouffée ; et le tableau continua plus que
jamais d'être une Ronde de jour nocturne. »
Cet argument est-il assez probant! En voulez-vous d'autres? Ils vous seront
fournis par deux copies anciennes du tableau de Rembrandt, que la sagacité de
M. Durand-Gréville a victorieusement mises en lumière, et d'une date bien an-
térieure aux misères que la célèbre toile devait subir par la suite. « La première
de ces copies est précisément le tableau de la vente Boendermaker de 1768,
tableau qu'on avait présenté comme une œuvre originale pour le vendre plus
cher et dont on avait perdu la trace après la vente, mais qui n'avait fait que
changer de pays et de nom. Il avait été acheté par un certain Fouquet, mar-
chand de tableaux à Amsterdam, qui l'avait cédé à M. Randon du Boisset ; et,
lorsqu'après la mort de M. Randon il fut vendu avec cette collection célèbre —
dont le catalogue existe, daté de 1777, — on le donna simplement comme une
copie faite par Gérard Dow. Au moment où Thoré et Vosmaer regrettaient la
disparition du tableau Boendermaker, ce tableau faisait déjà partie des collec-
tions de la National gallery de Londres. C'est là que nous l'avons vu en
mai 1882. Dès le premier coup d'œil, notre conviction fut faite : nous avions
devant les yeux l'image fidèle de l'œuvre primitive, vaste et ensoleillée, qui
devait subir tant d'épreuves. »
L'autre copie est une aquarelle qui se trouve dans un album de famille du
capitaine Cock, transmis par héritage à M. de Graeff van Polsbrœck, ministre
résident de S. M. le roi des Pays-Bas. « L'aquarelle en question mesure envi-
ron C'jiS sur o%ig. C'est tout ce que permettait la largeur de l'album. Sur le
Verseau de la page précédente se trouve l'inscription suivante en hollandais :
« Esquisse du tableau de la salle du Doelen des arquebusiers, représentant le
« jeune seigneur de Pumerland et Ilpendam, capitaine, donnant à son lieute-
(i) Ces détails, communiqués par M. Bredius, nous ont été confirmés par le flls de
M. Hopman. {Note de l'auteur.)
i •
73 L'ARTISTE
« nant, le sieur Van Haerdingen, l'ordre de faire marcher sa compagnie de gar-
« des civiques. »
« Cette aquarelle est d'une clarté stupéfiante. Il n'y a pas dans la composition
une seule ombre noire; tout est clair et blond; la lumière, qui ne peut arriver
dans certains recoins, les fouille hardiment par ses reflets; les ombres portées
des personnages tombent franchement sur le sol; la robe de la petite fille est
d'un jaune très clair, presque blanc; le lieutenant a une plume blanche à son
feutre ; son bas-de-chausses et son écharpe sont d'un blanc pur, tandis que son
justaucorps est d'un jaune très clair, presque blanc; les bandes du drapeau,
qui sont vert bleuâtre ou même vert olive à Amsterdam et bleu vert à Londres,
sont ici d'un bleu presque pur. Comparée à ce lumineux croquis, la copie de
Londres elle-même deviendrait sombre et sans soleil ! »
Grâce à l'obligeance de M. Durand-Gréville, nous avons eu la bonne fortune
d'examiner la précieuse aquarelle de M. de GraefT, et nous avouons qu'en pré-
sence de ce document d'un intérêt extrême, il n'est plus resté dans notre esprit
le moindre doute sur la véritable signification du tableau de Rembrandt. Bien
évidemment le grand artiste, ici comme dans bien d'autres œuvres, a peint une
scène en plein jour, où le soleil se répand à flots, et que nous ne pouvons plus
juger aujourd'hui qu'à travers l'obscure interposition de plusieurs vernissages
successifs.
Nous avons voulu analyser, dans ses parties essentielles, pour les lecteurs
de L'Artiste la remarquable étude de M. Durand-Gréville, à cause du puissant
intérêt que présente la question, et aussi sur la compétence toute spéciale et
toute exceptionnelle que possède son auteur pour tout ce qui a rapport à Rem-
brandt. Ajoutons, en terminant, que notre Revue en aura prochainement le
profit, car notre estimé collaborateur va publier ici une série de Monographies
artistiques où il étudiera les principales oeuvres de Rembrandt : la première de
ces monographies, dont nous pouvons dès à présent affirmer le haut intérêt
esthétique, sera consacrée à la Leçon d'anatoihie.
LA MUSIQUE A MONTE-CARLO
'est avec une très re'elle et très vi-
sible satisfaction que les nom-
breux dilettanti qui viennent, tous
les hivers, demander au climat de
Monte-Carlo la douceur tempére'e
de son éternel printemps, retrou-
vent à la tête du vaillant orchestre
du Casino , l'habile maestro ,
M. Steck. Nul n'excelle comme
lui pour composer les programmes
des concerts, de façon à conquérir
l'unanime suffrage de son nom-
' " "' breux auditoire mondain et cos-
mopolite. Jamais, en effet, l'affluence des étrangers ne fut plus grande que pen-
dant cette saison; très brillante dès le début, elle voit chaque jour de nouveaux
arrivants qu'attire notre merveilleux coin de Méditerranée, aimé du soleil, tout
parfumé par les bois d'orangers et de citronniers, tout inondé par le lumineux
azur du ciel, de la mer et des montagnes protectrices, dont les cimes bleuis-
santes le préservent des âpres bises alpestres. Il faut bien le dire en toute sincé-
74 L'ARTISTE
rite et à rencontre des personnes qu'on avait leurrées avec de fallacieux racon-
tars, et qui, d'ailleurs, en adoptant définitivement notre station hivernale, n'ont
pas tardé à reconnaître leur erreur, aucun pays au monde ne peut rivaliser
avec le pays monégasque pour satisfaire ceux que les soins de leur santé ou la
préoccupation de leur bien-être font rechercher un climat où les rigueurs de
l'hiver sont absolument inconnues. Ici, vous le savez, la nature a des séductions
sans rivales ; nulle part elle n'est plus clémente, sous aucune latitude elle n'est
autant qu'ici prodigue de ses enchantements. L'art y aidant, comment s'étonner
que ce merveilleux séjour soit demeuré le rendez-vous de prédilection de
toutes les élégances mondaines, le pays d'élection des heureux de la vie ?
Au premier rang des étrangers de marque de la présence desquels s'honore et
s'enorgueillit notre belle contrée, nous citerons S. M. l'empereur du Brésil qui,
venu en Europe pour y passer l'hiver, a tout naturellement choisi notre ciel
hospitalier. L'empereur don Pedro est, on ne l'ignore pas, un savant et un lettré:
l'assiduité et l'attention qu'il a mises à suivre régulièrement les auditions des
concerts du Casino, suffiraient à montrer qu'il est aussi un artiste, si nous ne
savions déjà de longue date qu'il est, par nature, très épris de tout ce qui touche
à l'art. Or, à ce point de vue, les célèbres concerts classiques du Casino et les
représentations théâtrales qui, cette année, sont consacrées à l'opéra-comique
français, sont de nature à satisfaire pleinement le goût des connaisseurs les plus
délicats, toujours fort nombreux parmi les assidus du théâtre de Monte-Carlo.
L'orchestre, avons-nous dit, fait merveille, sous la conduite de M. Steck,
dans l'exécution des œuvres variées qui forment son répertoire. Quant aux
chanteurs que l'administration a réunis pour interpréter les chefs-d'œuvre de
l'opéra-comique, il suffit de citer les noms d'artistes tels que M'»""' Isaac, Salla,
Hamann, Bilbaut-Vauchelet, Siegfried Arnoldson, Castagne, et MM. Talazac,
Degenne, Soulacroix, Nicot, etc., pour montrer qu'avec une pareille troupe
la saison de 1887-1888 doit être particulièrement intéressante.
Ce n'est guère qu'aux concerts Colonne et Lamoureux et à ceux du Conser-
vatoire que l'on puisse trouver, pour le répertoire classique, une exécution
comparable à celle du Casino : la Symphonie pastorale, l'ouverture de Coriolan,
celle du Roi Etienne, YAria par tous les premiers violons et la Symphonie en ut
mineur, de Beethoven, l'œuvre la 'ç\ussvib\\mt du ma.\\x<i;\a. Symphonie italienne
et l'ouverture de la Grotte de Fingal, de Mendelsshon ; le Rouet d'Omphale t( la
Danse macabre de Saint-Saéns, où M. Corsanego, violon solo, s'est fait
justement applaudir, ainsi que le violoncelliste solo, M. Abbiata; les airs de
danse du Roi s'amuse, de Léo Delibes, le Carnaval romain de Berlioz y ont été
chaleureusement applaudis. Même succès pour la Symphonie de la Reine et la
Symphonie en ré, de Haydn; les Pécheurs de Procida de Raff; l'ouverture du
Roi d'Ys et la Rhapsodie, de Lalo; l'ouverture de Sigurd, si largement écrite.
LA MUSIQUE A MONTE-CARLO yS
digne prélude de la belle œuvre de Reyer; la Symphonie en mi bémol de
Félicien David, d'un tour mélodique si coloré ; le Manfred de Schumann, où le
solo de cor par M. Lavagne a été fort applaudi; la Tarentelle de Saint-Saëns,
cette page exquise, pour flûte et clarinette, où MM. Chavanis et Frouren se sont
taillé un succès personnel; la marche du Tannhauser de Wagner, magistra-
lement exécutée.
Le choix des œuvres qui composent les programmes des séances classiques,
est, on le voit, des mieux entendus ; qu'il me suffise de vous dire que l'exécu-
tion des morceaux est aussi remarquable que le choix des morceaux eux-mêmes.
Je vous citerai encore : la Forêt de Raff, une symphonie que Pasdeloup révéla
aux Parisiens au temps de ses après-midi classiques du Cirque d'hiver; de
Goldmarck, l'ouverture de Sakountala ; de Schubert, Vandante et les variations
du quatrième quatuor; l'ouverture de Gi/^r<t;i>' par Carlos Gomez, compositeur
brésilien très apprécié par l'empereur du Brésil, et \e Désert àa Félicien David,
deux œuvres qui ont été exécutées à la prière du souverain américain qui assiste
à chaque séance classique et paraît y prendre le plus vif intérêt ; pareillement
l'ouverture de la Perle du Brésil (F. David) qui a été jouée à la demande expresse
de don Pedro; \sl Symphonie en sol mineur à.e Mozart; de Paganini, le Mouve-
ment perpétuel, un des morceaux les mieux faits pour exercer la virtuosité des
violonistes, et dont la diflficulté d'exécution s'accroît singulièrement lorsqu'il est
joué en même temps par tous les violons d'un orchestre. Ernest Guiraud, le
maître impeccable, a été représenté au programme par sa Chasse fantastique,
morceau d'une superbe allure et d'une science admirable ; Massenet, par les
Erynnies, ces pages vibrantes, écho du beau drame de Leconte de Lisle; Bizet,
par' l'andante et le scherzo de Roma, très goûtés comme le sont d'ailleurs aujour-
d'hui toutes les productions du grand et regretté artiste; Meyerbeer, par des
fragments de Struensée, cette œuvre magistrale trop délaissée en général, et qu'il
faut savoir gré à M. Steck de nous avoir donnée.
La partie vocale n'a pas moins de succès dans les concerts du Casino. L'Invo-
calion à Vesta, de Gounod, a été chantée à merveille par M™" Conneau et très
applaudie. Dans l'air delà Traviata, M"'" Hadinger s'est montrée bonne chan-
teuse et vraie tragédienne.
Comme bien on pense, les représentations théâtrales ne sont pas moins goûtées
par la colonie française et étrangère de Monte-Carlo ; c'est par les Mousquetaires
de la Reine qu'elles ont été inaugurées et très brillamment. Cette œuvre char-
mante d'Halévy, que l'Opéra-Comique a jusqu'à présent trop longtemps négligée,
a été chantée d'une façon parfaite par M™» Bilbaut-Vauchelet, dont la voix est
plus merveilleuse que jamais; citer les artistes qui l'ont secondée, M™"= Castagne,
MM. Degenne, Nicotet Degrave, que tout Paris a applaudis vingt fois, c'est dire
avec quel admirable ensemble cette ravissante partition a été interprétée. Aussi
76 L'ARTISTE
le public de dilettanti, qui se pressait en foule à la représentation, a-t-il fait fête
aux chanteurs.
L'interprétation du Pré-aux-Clercs n'a pas été moins brillante. Pour M^e Bil-
baut-Vauchelet c'a été un véritable triomphe; son talent habituel l'a admirable-
ment servie dans l'œuvre d'Hérold aussi bien que dans celle d'Halévy où nous
l'avions applaudie quelques jours auparavant. Ici, elle nous a rappelé l'inou-
bliable virtuosité que mettait dans ce rôle, à l'Opéra-Comique, son illustre
devancière. M™» Miolan-Carvalho. Les couplets du premier acte, Rendej-moi ma
patrie, et l'air classique du deuxième, Jours de mon enfance, ont été chantés par
M""= Bilbaut-Vauchelct, avec une grande sûreté de style qui n'excluait pas une
légère pointe d'émotion, fort appropriée au rôle. Les honneurs de la soirée ont
été pour elle.
Le duo. Les rendez-vous de noble compagnie, a été enlevé avec maestria,
par M"° Castagne et M. Degrave ; M"" Hamann, MM. Nicot et de Béer ont été
fort applaudis. Le succès de M"« Hamann, succès de femme et succès de chan-
teuse, a été grand dans le rôle de Marguerite de Navarre. Quant au ténor
Degenne, il a retrouvé dans le Pré-aux-Clercs les chauds applaudissements que
le public d'élite, qui suit assidûment les représentations du Casino, ne lui avait
pas ménagés dans les Mousquetaires de la Reine.
La série des réprésentations d'opéra-comique s'est continuée par une inter-
prétation de l'œuvre si délicate d'Halévy, l'Éclair, devant une salle très élé-
gante comme toujours, et qui a fait un excellent accueil à cette charmante
partition et aux artistes, qui l'ont supérieurement jouée et chantée, M"""* Bil-
baut-Vauchelet et Hamann, MM. Degenne et Nicot. Dans l'air. Partons, la mer
est belle, et dans celui, Sans l'espérance en l'avenir, le ténor Degenne s'est
servi avec art de sa voix si bien timbrée ; il a partagé avec M"» Bilbaut-
Vauchelet les acclamations qui ont suivi le grand duo du deuxième acte.
Telles ont été les premières représentations théâtrales qui nous ont été
données et qui ont été autant de succès. La vogue n'en fait qu'augmenter avec
chaque nouvelle œuvre, et celles qui suivront ne manqueront sûrement pas
d'intéresser notre • colonie mondaine, autant que celles dont je viens de vous
parler. L'intelligent organisateur, M. Moreau-Sainti, nous promet encore de
faire réprésenter Lackmé, Mignon, Zampa, le Barbier et le Songe d'une nuit
d'été : voilà une succession de belles soirées dont les habitués du Casino
garderont le souvenir.
Avant de terminer, je veux mentionner une des séances les plus intéressantes
qui aient été préparées par M. Steck. Il ne s'agit de rien moins que
d'une œuvre musicale inédite, dont la primeur a été réservée aux concerts clas-
siques du Casino, due à la collaboration de MM. O'Kelly et Villeneuve : c'est un
oratorio en trois parties, auquel M"" Castagne, MM. Degenne, Degrave et
LA MUSIQUE A MONTE-CARLO
77
Fronty ont apporté le précieux concours de leur talent, et qui a pour titre :
Paraguassu. Le Chant du soir, la Légende du colibri et l'Hymne final, vraiment
large et puissant, ont été vigoureusement applaudis. Paraguassu est en réalité
une œuvre forte et bien conçue, que Paris ne sera pas longtemps sans entendre,
et dont l'exécution irréprochable marquera dans les fastes musicaux des concerts
monégasques.
Il convient de féliciter le nouvel administrateur, homme de goût et d'exquise
courtoisie, auquel rien de ce qui touche aux choses de l'art n'est étranger, dont
la haute direction a si heureusement été inaugurée que jamais le pays du soleil
n'offrit aux étrangers un séjour plus attrayant. — S. T.
LES LIVRES
Soixante ans de souvenirs, par Ernest Legouvé (tome II); Paris, Hetzel.
ous avons précédemment parlé du pre-
mier tome du livre de M. Ernest Le •
gouvé. Voici le second et dernier volume
qui vient de paraître. On le lira avec
curiosité et avec plaisir à cause des noms
des personnages mis en avant au cours
du récit et à cause aussi du talent de
l'auteur. Mais nous croyons que ces sou-
venirs auraient beaucoup gagné à être
autrement rédigés , c'est-à-dire, à être
présentés comme tous les mémoires,
dans un récit suivi et, si nous osons dire,
fondu. M. Legouvé procède par chapitres auxquels il donne pour titre un nom
d'homme et un épisode de sa vie, les noms sont assurément alléchants : Schœl-
cher, Nourrit, Scribe, Rachel, Lamartine, Musset, etc., etc., ma première pièce,
mon histoire vraie, mes débuts au collège de France, ma candidature acadé-
mique, etc. Mais les années sont confondues, on revient d'un coup sur les dates:
LES LIVRES
79
I
ce n'est plus un ensemble mais une suite de morceaux détachés. Tel qu'il est,
c'est un document du plus haut intérêt pour notre histoire intime, un recueil
d'anecdotes agréables, de portraits bien faits, une lecture entre toutes amusante.
« A l'époque de la vie où je suis arrivé, dit M. Legouvé en terminant, on a
beau se sentir encore capable de travail, on sait bien qu'une minute suffit pour
vous faire tomber la plume de la main. Quand ce moment viendra, j'espère
avoir encore le cœur assez reconnaissant pour remercier la Providence du
passé, pouf jouir mieux du présent, et puis me conformer à ce distique, fait par
moi, à mon usage :
€ Veux-tu savoir vieillir ? compte dans ta vieillesse
Non ce qu'elle te prend, mais ce qu'elle te laisse. »
E. DE B.
La Maison de Vie, cent un sonnets de Gabriel Rosetti, traduits par Clémence
Couve ; Paris, Lemerre.
La vieille tradition provençale, si séductrice en ses figures de dames lettrées,
n'est pas toute éteinte, et parmi les petites-filles des présidentes de Cours
d'Amour, plus d'une garde les nobles traditions lyriques. Choisissant la jiartie
la plus intraduisible du poète anglais le plus obscur, même pour ses compa-
triotes, la Maison de vie de Gabriel Rosetti, M™" Clémence Couve en a donné
une double version qui montre à la fois la plus profonde connaissance de la
langue de Shakespeare et un art remarquable et presque masculin de l'expres-
sion française. Tandis que la première traduction épouse le texte et le sertit
avec l'exacte rigueur du mot à mot, la seconde paraphrase vaut comme poème
en prose, à intercaler impunément parmi ceux de Baudelaire ou de Banville.
C'est plus qu'une translation, c'est une collaboration posthume avec Rosetti,
qui montre que comprendre et rendre c'est égal. En plus d'un endroit, le
poète peintre, s'il revenait, en se lisant dans la paraphrase de la traductrice,
s'écrierait, comme Gœthe devant le Faust de Gérard de Nerval : « Je me com-
prends mieux. »
M. Josephin Peladan, dans son introduction d'une érudition un peu accumu-
lée, au lieu de nous énumérer les mérites du livre, nous initie à toute la poésie
amoureuse, en Orient et en Occident, depuis Platon jusqu'à Shakespeare et
depuis Schlomo jusqu'à l'Indou Wali, en passant par les mystiques et les fidèles
d'amour florentins.
Le suffrage des raffinés a accueilli avec admiration cet effort de reproduction
française d'un texte si peu abordable. C'est un beau début de s'être révélée
8o L'ARTISTE
femme de lettres dans un rôle effacé de traductrice, comme M"" Mars se mani-
festa merveilleuse Célimène, d'abord sous les traits d'une soubrette épiso-
dique. — M.
Yvon d'Or, par Martin- Laya; Paris, Dentu.
En ce temps où tous les jeunes semblent nés caducs et chenus, je pense que ce
livre est bon : livre de première échappée, turbulent, touffu, mais vivant. Yvon
d'Or arrive à Paris, le cœur avide, la tête bouillante; il est un boute-en-train,
parmi les étudiants qui font la fête : il a des amis, des amies, il vit, et naturelle-
ment ses amies s'en vont ou le lassent, ses amis le trouvent exubérant et le blâ-
ment ou le provoquent; il se froisse à tous les passages, il revient au foyer
provincial sans y trouver l'impossible sympathie qu'il cherche : et lentement
nous le voyons se façonner à ce qui semble la loi de la vie, se plier aux froideurs
et aux réticences. Une telle étude, menée avec un constant intérêt à travers un
volume, marque un talent. Le vin, parfois trop capiteux ou pour mieux dire
trop mousseux, devra cuver, se dépouiller : l'étudiant saura devenir un homme,
toujours animé de l'ardeur première, mais moins prompt à la dépenser, et savant
à la tempérer par le scepticisme nécessaire à qui veut dominer un jour.
Le Directeur-Gérant : Jean Albour.
LE MANS — IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS
E plus en plus la mode est aux expositions
restreintes, aux petits Salons partiels, où
les artistes peuvent se grouper sans con-
fusion, en même temps que pre'senter un
plus grand nombre d'oeuvres et dire libre-
ment ce qu'ils ont à dire, sans crainte d'une
censure, du reste assez bénévole. Le public
y prend goût d'ailleurs : car il y gagne de
trouver avec moins de peine ce qu'il cher-
che, de le voir à son aise, et de n'avoir
pas à procéder à ce travail d'échenillage
long et fatigant, auquel la grande exhi-
bition du Palais de l'Industrie nous condamne tous les ans au temps des lilas.
Si la coutume du Salon n'était tellement entrée dans nos mœurs, s'il ne fallait
à la foule sa pâture annuelle d'œuvres d'art qu'elle avale en une fois pour
n'y plus revenir, si ce n'était en outre une occasion de distribuer des récom-
1888 — l'artiste T. I (J
82 L'ARTISTE
penses à ses amis, on pourrait presque prévoir le jour où le Salon nous serait
servi par morceaux, en détail, durant le cours de l'année. Je ne sais pas trop
qui s'en plaindrait, au moins parmi les amateurs sérieux. Ce serait une habitude
à prendre, voilà tout.
Cette fois, ce sont presque exclusivement des jeunes, français ou étrangers,
qui ont envahi la galerie Georges Petit. Est-ce l'exposition internationale qui
nous revient sous un autre nom, sans son étiquette ordinaire? Je l'ignore. En
tout cas, dans ce concours ce sont encore les Français qui ont l'avantage; nous
pouvons le reconnaître sans qu'on nous accuse de fatuité. Mais le véritable intérêt
n'est pas là : il est dans la jeunesse, la modernité de tendances de tous les expo-
sants. Pour entrer il fallait n'avoir pas dérides, parfois même à peine un peu de
barbe au menton, ou au moins être un irréconciliable des Salons annuels, comme
Odilon Redon. Certains critiques chagrins, qui jugent tout le monde suivant le
même idéal de correction banale et froide, pourraient s'en plaindre, ne voir que
les insuffisances qui sont nombreuses chez quelques-uns (il faut bien l'avouer),
sans tenir compte du talent qui est réel chez beaucoup. Pour moi, je trouve l'idée
heureuse et digne en tout point d'encouragement. Il en est sans doute, parmi les
plus inexpérimentés, qui auraient encore besoin d'aller quelque temps à l'école,
d'apprendre à dessiner surtout. D'autres arborent un peu trop ouvertement les
théories à la mode de demain, et ont le tort de copier Besnard ou Monet, au
lieu de penser par eux-mêmes. Mais à qui ne passerait-on pas quelque chose, si
ce n'est à la jeunesse ? c'est encore le défaut dont on se corrige le plus vite avec
l'âge. Un brin de témérité ne m'effraie donc pas; j'aurais plutôt peur des faux
jeunes qui sont déjà trop sages. L'ensemble d'ailleurs est d'une belle tenue, d'as-
pect clair et gai, également éloigné du poncif académique et des extravagances
trop marquées, extrêmement rassurant en somme pour l'avenir de l'art moderne.
Il y a de tout rue de Sèze, peinture à l'huile, pastels, aquarelles, dessins, sculp-
ture même, ce qui ajoute à l'exposition un grand charme de variété et donne un
très plaisant coup d'œil. Quelques femmes ont été galamment admises, et ce ne
sont pas elles qui ont le talent le moins viril.
Ceux qui aiment à tàter le pouls de temps en temps à l'art contemporain, à se
demander où il va, peuvent faire là des expériences sur le vif. Une chose me frappe
ici comme aux derniers Salons, c'est combien l'étude des phénomènes lumineux
devient de plus en plus la préoccupation dominante et presque exclusive des
peintres. Bastien-Lepage nous y avait bien acheminés par la doctrine du plein
air définitivement accréditée de nos jours dans les ateliers ; mais il n'avait pas
été en général jusqu'au bout de ses idées. Il s'était contenté de chasser les ombres
noires, de nettoyer et d'éclaircir la palette, d'ailleurs trop scrupuleux observateur
du détail pour rien sacrifier aux douceurs de l'enveloppe, de la perspective
aérienne. Aujourd'hui on est arrivé à peindre l'air même, à le faire presque sentir
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS
83
et voir en représentant les objets, soit dans un inte'rieur clos, soit à l'exte'rieur,
baignés dans l'atmosphère. La lumière est souvent devenue le principal person-
nage du tableau, celui qui donne aux autres de l'intérêt et relève même à l'occa-
sion les sujets les plus vulgaires. On n'a fait que revenir ainsi à la tradition des
Hollandais du bon temps. Les excès de quelques-uns, leurs tentatives pour rendre
jusqu'aux vibrations mêmes des ondes lumineuses ne sont que l'exagération du
même principe, comme nous le verrons. Une autre tendance de l'art contemporain,
tendance encore timide, qui se dissimule le plus qu'elle peut et a presque honte
d'elle-même, c'est la part que certains commencent à faire au sentiment. Le fait
est curieux à constater, car il n'est pas particulier aux peintres et aux sculpteurs :
un mouvement analogue se produit également en littérature. Après les violences
du romantisme qui avait secoué l'âme humaine jusqu'à la frénésie, on a brus-
quement rompu avec l'émotion; on est devenu froid, impersonnel, documentaire ;
on s^est efforcé de saisir l'image textuelle de la réalité, de la fixer en traits rigides.
Courbet et Manet ont fait comme Flaubert et Zola. Mais on se lasse de tout en
ce monde, surtout de la réalité brutale; et l'évolution naturaliste, qui n'a été au
fond qu'une réaction et va s'affaiblissant tous les jours, malgré les apparences,
ne pouvait manquer d'amener à son tour une réaction en sens contraire. Dans la
peinture en particulier, — car la sculpture a quelque chose de la stabilité des
matériaux qu'elle emploie, et échappe davantage aux soubresauts violents, — on
voit reparaître par ci par là chez les jeunes un mélange discret d'émotion, de rêve,
souvent un peu gauche et gêné, ou compliqué d'une sorte de mysticisme vague,
comme un idéal qui s'essaie et n'a pas encore les ailes assez fortes pour voler.
Espérons qu'au xx^ siècle il pourra planer librement.
Parmi ceux qui voient clair et juste, les réalistes dans le bon sens du mot,
M. Priant est certainement un des plus habiles. Sa fortune a été extraordinai-
rement rapide. Songez donc : un hors concours, le seul et unique du lieu ! et
tout jeune encore. On en peut juger par un petit portrait sans prétention, où il
s'est représenté en blouse d'atelier, peignant, la mine ouverte et franche. C'est
comme portraitiste qu'il a fait sa trouée. Il excelle surtout à ces effigies intimes
où la personne est figurée dans le cadre habituel de sa vie, parmi des objets
familiers, qu'il sait rendre d'une touche aussi sûre que légère. Les Portraits de
Claretie et de Coquelin, tous deux assis à leur bureau et écrivant, dans une
chambre bien étoffée, où un rayon de soleil glisse parmi les meubles ou que la
lumière du jour éclaire doucement, sont en ce genre de vraies petites merveilles.
Bastien-Lepage était peut-être plus incisif, plus pénétrant d'observation morale
mais aussi d'une conscience exagérée dans les accessoires. Ici tout est au plan
qui convient, et le pinceau court bien joliment, disant tout sans insister.
M. Priant ne paraît pas du reste avoir l'intention de se vouer exclusivement à la
pourtraicture, malgré le succès qu'il y obtient. Il a fait des voyages en Tunisie en
84 L'ARTISTE
Hollande, à la recherche de costumes pittoresques et de couleurs vives. Les
souvenirs qu'il en a rapporte's ne sont pas sans intérêt, et peints d'ailleurs avec
sa finesse ordinaire. Citons entre autres la Famille du pêcheur (île de Marken),
la Rue des Tailleurs à Tunis, et un paysage des environs de la ville, tout
lumineux et riant au soleil. Tirera-t-il parti de ces éle'ments pour composer
des tableaux soit réels, soit d'imagination ? c'est un secret que l'avenir nous
révélera.
M. Dinet est déjà connu par plusieurs compositions ingénieuses. Ceux qui
savent voir ont encore dans les yeux ses tableaux des deux derniers Salons, le
Vieux conteur et V Adoration des bergers. Il y avait là une façon originale de
reprendre les vieilles histoires d'autrefois, de les rajeunir en les dépaysant. Ce
Daphnis et cette Chloé, costumés à l'algérienne, enfouis dans les bruyères roses,
sous un clair et gai soleil, cette petite Vierge arabe accueillant pour son enfant
le naïf hommage des humbles, nous avaient paru pleins de saveur. On ne trouve
rue de Sèze aucune œuvre de ce genre. Sauf deux toiles de quelque importance,
des Laveuses et surtout le Soir à Laghouat, ce sont presque uniquement des
éludes, des notes de voyage prises en Algérie. M. Dinet a été visiblement influencé
par Guillaumet, le grand artiste si regretté, et il ne s'en cache pas. Il s'est plu
dans les mêmes parages, aux alentours de Biskra, de Laghouat ou de Ouargla,
cette extrême limite de la colonie qui confine du désert. Du reste, il a senti
autrement que lui le charme du pays. Entre l'éclat surchauffé d'un Decamps et
la douceur un peu voilée d'un Fromentin ou d'un Guillaumet, il a trouvé place
pour chanter à sa façon un hymne enthousiaste à la lumière, la vive et joyeuse
lumière du Midi qui tombe à flots d'un ciel limpide et poudroie dans l'air comme
une poussière d'or. On peut certifier qu'il en a joui jusqu'à l'ivresse : toutes ses
études en témoignent. Est-ce un nouvel orientaliste qui nous naît? j'en doute
malgré tout. Il est trop attiré par les sujets d'imagination. Le peintre qui a
débuté avec tant de succès et de charme candide par la légende de saint Julien
l'Hospitalier, ne pourra jamais renoncer complètement à ses premières amours.
Au besoin, ne lui dirait-on pas comme à Schéhérazade : « Contez-nous donc
encore une de ces histoires que vous contez si bien ? »
M. Jeanniot me fait l'effet de ces vieux militaires retraités, qui se consolent
d'avoir déposé l'épaulette en allant voir le régiment qui passe ou assistant aux
revues. Il a gardé de son ancien métier l'amour du petit pioupiou français, qu'il
observe avec beaucoup de finesse, et rend le plus souvent avec bonhomie et
rondeur. Une petite esquisse vivement menée nous montre l'ébahissement de
deux d'entre eux à la ménagerie Bidel, devant les grands fauves. La toile la plus
importante de son exposition, les Pays, qui avait déjà paru au Salon de i885,
est d'un ordre plus élevé par le sentiment. C'est comme un poème de Coppée,
de ceux qu'on trouve dans les Humbles ou les Poèmes modernes, mais redit sans
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS 85
I
prosaïsme ni vulgarité criante. Sur le terrain vague des fortifications, aux der-
nières rougeurs du couchant, un soldat sollicite sa payse qui lui re'siste molle-
ment. Tous deux ont le cœur e'mu par le calme et l'apaisement qui précèdent la
nuit : c'est l'heure dangereuse où l'on se sent faiblir. La scène est bien com-
prise, sans grossièreté ni mièvrerie. Outre diverses études de paysage, effets de
lune surtout, on peut encore voir rue de Sèze deux petits portraits, celui de
M""" Jourdain assise en un fauteuil de jardin, rêvant, et un type de vieux socia-
liste à lunettes, cheveux et barbe en broussaille, qui est bien amusant et
avoisine la caricature sans y entrer. M. Jeanniot, quant à l'exécution, est en
général ami du gris, des teintes neutres, dont il use du reste en harmoniste
délicat.
Un des artistes les plus curieux de ce groupe, un peu excentrique peut-être,
lancé en plein courant moderne, mais à coup sûr sincère et point banal, c'est
M. Blanche. On avait déjà pu remarquer son nom à un ou deux Salons et dans
les expositions de Cercles des dernières années. Il occupe dans la galerie Petit
tout un coin de panneau qu'il égaie par ses notes vives, son élégance relevée
d'un léger accent britannique. Je ne serais pas étonné qu'il ait songé à se faire
place entre Whistler et de Nittis : au moins il les rappelle tout en restant
lui-même. Il a exposé une série de petits portraits qui sont charmants,
d'une grande limpidité pour la plupart, et où les figures s'enlèvent en douceur
sur des fonds clairs tout unis. Ceux de M. John Lemoinne, de M. Poictevin, de
M. Fouques-Duparc sont à noter surtout. Celui du prince Poniatowski est beau-
coup plus whistlérien d'allure. Mais où je le préfère, c'est lorsque qu'il a toute
liberté de dire ce qu'il pense et de le dire à sa façon, lorsqu'il se livre à sa
fantaisie. Les poètes modernistes les plus avancés n'ont pas plus de goût que
lui pour les sensations rares et subtiles, pour le concert des tons analogues; en
revanche, ils sont moins habiles et parlent plus confusément, avec des préten-
tions en plus. Voyez Au piano, Ennui, les Hortensias bleus surtout. Cela a une
douceur de rêve, une séduction tout à fait inattendue et étrangement pénétrante.
Il est difficile de ne pas aimer par exemple cette petite fillette à cheveux blonds,
en robe bleu pâle, au fin profil un peu noyé, posée dans un massif d'horten-
sias qui chantent autour d'elle leur musique en sourdine. C'est une idée de
décorateur délicatement traitée. La suite d'éventails où des jeunes personnes
en robe de mousseline blanche légère, passent et repassent avec des airs de
spleen, sur des fonds verdâtres ou jaune clair, étonne tout d'abord. Puis l'œil
s'y fait et en goûte le charme exotique, un peu japonais, et où l'on retrouve ce
mélange de raffinement dans la naïveté que Kate Greenaway a mis à la mode.
Ils auront du succès. Que M. Blanche n'en abuse pas pourtant: c'est une note
d'art qui s'épuise vite.
M»'' Breslau et M"»» Roth soutiennent brillamment, du côté de la peinture, le
86 L'ARTISTE
droit qu'eut de tout temps. le sexe faible à dire son mot en art. Elles n'ont pas
besoin pour se faire entendre de recourir aux expositions spécialement ouvertes
aux femmes. Même en un cercle d'hommes on les e'coute volontiers, et j'en sais
plus d'un qui leur cède la parole et doit se taire devant elles. Toutes deux ont
un talent mâle, vigoureux et franc, qui n'est fe'minin que par la souplesse, par
une sorte de bonne grâce naturelle. M"» Breslau surtout possède au plus haut
point ce don qui aide à faire passer ses audaces. Elle a, rue de Sèze, un excel-
lent petit portrait de AP'" Schaeppi peignant des faïences, resté à l'état d'ébauche
robuste en quelques parties, mais fortement caractérisé par l'expression du
visage qui se retourne vivement, original et un peu brusque sous la chevelure
crépue, vous regardant en plein dans les yeux et semblant dire : « Voilà comme
je suis faite ; on n'y peut rien changer ». Il y a là, même dans la facture, un
accent ferme et résolu qui fait plaisir. Parmi les pastels, il en est également de
très bons, et où la diversité des natures a été finement observée. Le plus char-
mant peut-être est le Portrait de Miss B..., douce figure rêveuse, idéalement
blonde, les yeux bleus perdus dans le vague. Outre JW"« de Martel, avec son
sourire sardonique et un profil d'enfant un peu boudeur, le regard en dessous, je
remarque encore \e Portrait de AI"^' St...,en noir, les cheveux tombant sur le front,
très correcte en son corsage montant d'Anglaise, quoique dans l'abandon d'une
conversation intime, avec une gaîté spirituelle sur les lèvres et au fond des yeux.
Ce qui plaît chez M"» Breslau, c'est le naturel, la simplicité parfaite. Elle n'est
pas pour rien d'un pays où l'on a conservé encore intact l'amour de la vie de
famille, des mœurs patriarcales d'autrefois. Elle a tenté un portrait d'apparat,
en pied, d'une certaine importance. On ne saurait trop l'engager pourtant à ne
pas poursuivre djins cette voie pour laquelle elle n'est pas faite et où elle ne
pourrait que perdre ses plus précieuses qualités, le charme de sa manière spon-
tanée et primcsautière, sa grâce sans apprêt, son parfum sauvage de rose d'é-
glantine.
Mme Roth a-t-elle du sang munichois dans les veines ? Je ne sais. Elle est née
à Saint-Denis, qui ne touche pas précisément à l'Allemagne. En tout cas, soit
atavisme, soit influence transmise par l'éducation, par l'influence de l'école belge
(car elle est élève de Stevens), elle a adopté un genre de peinture qui est encore
très goûté de l'autre côté du Rhin, où l'on n'a pas autant que chez nous le culte
du ton clair. Des bruns roussis, des noirs, beaucoup de bitume, telles sont les
principales notes de sa palette. Certaines de ses figures se détachent parfois sur
des fonds soyeux bleu pâle ou gris jaunâtre. Cela compose un ragoût de couleurs
très séduisant. Il faut voir par exemple un profil d'enfant à cheveux très blonds
tombant sur les épaules, ou une étude de jeune femme, la tête légèrement reje-
tée en arrière, tenant un éventail, qui ont un vrai cachet d'élégance et de dis-
tinction. Le Portrait de M"" H..., quoique d'aspect farouche et sombre, de co-
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS 87
loris triste, ne manque pas non plus de caractère, par l'expression de force con-
centrée du regard et des lèvres.
M. de Ochoa a aussi quelques bons portraits, géne'ralement exécutés dans les
données modernes du plein air, entre autres celui de Coco, un jeune boy, en
costume marin d'un bleu très pâle, campé avec un certain sans-gêne sur une
chaise de jardin, et celui de M"° B... (pastel), jeune fillette en robe rose à
fleurs, posant également sans prétention dans un jardin, le visage souriant,
un petit griffon sur les genoux. Mais il n'a pas toujours même simplicité et
même fraîcheur d'impression. Sa délicatesse est souvent un peu frêle et aboutit
même volontiers à la fadeur. On ne sent pas chez lui une haine assez vigou-
reuse pour l'élégance convenue et épinglée, le type de beauté factice des gra-
vures de mode. Qu'il y prenne garde : c'est un sérieux danger.
On peut grouper ensemble un certain nombre de paysagistes de valeur, mais
qui n'ont pas exposé d'oeuvre assez saillante pour autoriser de longues écritures.
^i jamais artiste a paru justifier les théories chères à M. Taine, de l'influence du
milieu sur la formation des talents, c'est bien M. Barau. Né à Reims, non loin
de la Champagne pouilleuse qu'il a dû visiter souvent, il a comme absorbé dans
son œil la douceur un peu triste du pays crayeux, et, semblable à ces êtres qui
prennent la couleur des terrains où ils vivent, il n'a plus vu désormais la nature
qu'à travers un voile blanchâtre. Même son soleil est d'ordinaire décoloré et pâli.
On trouve, rue de Sèze, une dizaine d'études où il a mis sa marque fine, mais
aucune n'égale en importance les tableaux qu'on a pu voir à divers Salons et qui
ont commencé sa réputation. M. Billotte n'a même envoyé que des croquis,
excellents d'ailleurs et très poussés, de ces notes vives que les peintres pren-
nent au passage en une toile de quelques pouces pour fixer leurs impressions,
et qui leur servent plus tard à composer des tableaux en élargissant simplement
le cadre. Il y en a trop, une trentaine environ, ce qui fatigue à la longue. Une ou
deux toiles de plus grand format l'auraient fait plus remarquer, et il le méritait :
car il a la vision nette et pure du monde extérieur; il reflète comme un mi-
roir la limpidité des ciels, la fraîcheur des feuillages et la transparence des
eaux.
L'art du Nord et en particulier les paysagistes des pays septentrionaux sont
aujourd'hui très goûtés, soit à cause de leurs clartés souvent extraordinaires qui
nous parlent de jours sans fin ou de nuits étrangement lumineuses, soit à cause
de leur candeur en face de la nature, qu'ils ont l'air de découvrir à chaque fois
en sa virginité. M. Skredsvig n'a rien dans la galerie Petit qui vaille sa grande
toile paisible du dernier Salon, le Soir de la Saint-Jean en Norwège. Cepen-
dant ses études de soleil faites à Lépaud, dans la Creuse, sont intéressantes, une
surtout où figure un bouvier avec ses bœufs. L'aquarelle intitulée Ma Femme
est curieuse également d'éclairage, le grand jour du dehors entrant brusquement
88 L'ARTISTE
derrière le personnage qui ouvre une porte. Deux tableaux importants sont
consacrés au poète norwégien Vinje' : dans l'un, encore enfant, il garde des trou-
peaux; l'autre repre'sente la maisonnette où il est né. La toile appartient au mu-
sée de Christiania. C'est un paysage de montagne, vraie solitude où des pentes
gazonnées conduisent à la lisière des sapins. L'aspect en est franc et robuste,
d'une belle rusticité. M. Johansen possède un charme à peu près semblable. Ses
Vieilles maisons à Skagen, tout humbles et misérables, en planches, couvertes
de chaume, près de la mer, dans un terrain lépreux, où paissent quelques mou-
tons, ont pour nous le genre d'attrait qu'ajoute toujours à la nature, même la
plus pauvre, l'œil qui l'a observée avec intérêt et tendresse. Son Soir de sep-
tembre a des lueurs tout à fait inaccoutumées en nos climats. Le peintre d'inté-
rieurs est malheureusement à peine représenté. On le regrettera, si l'on se sou-
vient de l'excellente toile qui lui valut les honneurs d'une mention au Salon
de 1887. M. Verstraete, un Belge, a également quelques paysages, mais qui
manquent généralement d'accent.
M. Ary Renan mérite d'être considéré à part. Bien que les peintures qu"il a
exposées se composent presque uniquement de paysages, ce n'est qu'un paysa-
giste d'occasion : il a d'autres visées, d'autres rêves. Les vues qu'il a rapportées
d'Italie et surtout de Palestine sont-elles exactes ? Je veux bien le croire. Pour-
tant presque toutes sont conçues dans le même système de coloration discrète,
un peu voilée, généralement gris verdâtre, qui leur prête je ne sais quelle mélan-
colie subtile. On avait déjà pu remarquer cette douceur de tristesse dans plu-
sieurs tableaux qu'il a exposés aux Salons. Le léger parfum qu'on y respirait tenait
même pour beaucoup au paysage, au cadre où se cassait la scène. Je soupçonne
M. Ary Renan d'être un peu, comme son père, abstracteur de quintessence.
Arrivera-t-il à se dégager de l'influence de Chassériau, de Gustave Moreau, de Puvis
de Chavannes, des maîtres raffinés qui l'enchantent? Aura-t-il les reins assez
solides pour s'arracher au pur dilettantisme et devenir à son tour créateur de
rêves? Il se cherche depuis plusieurs années, et j'avoue suivre ses efforts avec
intérêt; mais il n'a pas encore pleinement entrevu et réalisé son idéal. On ne
trouve, du reste, rue de Sèze aucune œuvre composée, sauf une petite Ophélie
visiblement imitée de Gustave Moreau. Mais il faut remarquer sa Dormeuse, étude
de femme, au pastel, dont les bras sont rattachés on ne sait comment, par une
sorte de dédain qu'ont volontiers les mystiques pour les perfections de la forme,
mais où la tête est d'un sentiment profond, et aussi le Portrait de M'^' L.-J.,
simple ébauche de pastel, où a été fixée en quelques traits la divine essence du
sourire. M. Ary Renan ne parle pas toujours très clairement; mais k coup sûr,
il ne sera jamais vulgaire.
M. Georges Desvallières est également en quête d'un idéal, et semble avoir
envie de remonter par delà Gustave Moreau, jusqu'aux délicieux primitifs italiens.
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS
89
ceux de la seconde génération, les Botticelli, les Lippi, qui ont comme raffiné
l'élégance et modernisé la grâce. Sa Sainte Marie, rose mystique I est comprise à
la façon de ces précurseurs de la Renaissance. Représentée à mi-corps au-dessus
d'une tablette de pierre, elle tient d'une main une fleur et de l'autre un globe de
verre bleuâtre transparent. C'est une femme d'âge déjà mûr : un voile fin tombe
de ses cheveux grisonnants, et la tête, cerclée d'une mince auréole d'or, se rejette
en arrière par un de ces mouvements d'onction légèrement apprêtée, qui sont
familiers à l'art italien de l'époque. Derrière elle, quelques taches vives donnent
l'indication confuse d'un paysage, que les primitifs auraient traité avec leur ado-
rable précision. Il y a beaucoup de délicatesse et de candeur, mais cela manque
un peu de fermeté. Le même défaut se retrouve, encore plus sensible, dans son
panneau décoratif. Enfants jouant. M. Desvallières aurait d'ailleurs besoin, pour
plus d'une raison, de se mettre à l'école des maîtres sévères ; il a parfois des
libertés de dessin ou même des faiblesses qui auraient fait frémir le farouche
Mantegna. Il lui faudrait apprendre aussi à composer, à serrer davantage ses
sujets : il en est qui ne se comprennent pas, et cela tient à un défaut de netteté
dans la conception. Il a des velléités intéressantes, et en même temps qu'une cer-
taine tendresse, de véritables instincts de décorateur, en particulier l'amour des
tons chatoyants de faïences, qu'il semble avoir puisé dans l'atelier de son maître
Delaunay. Il serait regrettable que ces tendances, de nature relevée et peu com-
mune, mais qui sont chez lui encore indécises et flottantes, n'aboutissent pas
faute de discipline.
M. Laurent - Desrousseaux n'a pas de si hautes visées; mais ce qu'il
dit, il le dit bien, en toute simplicité, avec un charme pénétrant et doux. Il
n'expose guère que depuis un ou deux ans. Pourtant il s'est déjà fait remar-
quer, et dès son premier Salon, en 1886, obtenait une médaille de 3= classe.
Une des œuvres exposées cette année-là nous revient rue de Sèze. C'est un
pastel, Grand'mère, qui appartient à M. Alphonse Daudet. La scène est
empruntée à un des derniers romans du maître, YÉvangéliste. Les deux femmes
sont seules chez elles au retour de l'enterrement. Éline songe tristement, sans
force et sans courage, devant la fenêtre. Sa mère dort, épuisée par la fatigue et
les larmes, la tête appuyée sur son bras, encore assise à la table non desservie.
L'émotion est profonde, intime, et les dernières lueurs pâles du jour qui
viennent lutter parmi les cristaux, les verres incomplètement vidés, avec les
reflets jaunes de la lampe, prouvent un observateur très fin des phénomènes
lumineux, en même temps qu'elles ajoutent à la scène l'impression toujours
navrante des fins de journées tristes. Un autre pastel, les Litanies de la Vierge,
représentant des religieuses dans leur oratoire, n'est guère moins juste de ton
ni moins harmonieux d'enveloppe. M. Laurent-Desrousseaux a également quel-
ques paysages d'un sentiment délicat^ Ses pastels surtout sont excellents par la
90 L'ARTISTE
légèreté, le moelleux. Je ne sais si je me trompe ; mais il me paraît fait
pour comprendre et exprimer la poésie des choses simples, pour être, comme il
l'a déjà essayé plusieurs fois, le poète des humbles. Ce n'est pas un rôle à
dédaigner, ni qui soit déjà si facile.
M. Moreau-Nélaton a quelque chose des mêmes tendances: même affcctiorf
pour le pastel, pour les sujets sans prétention naïvement observés, même
recherche intéressante de la lumière, même coloration discrète, un peu trop
grise pourtant. Ses paysages ou études d'intérieur ne manquent pas d'habileté,
quoiqu'il ait déjà fait mieux parfois. M. Maurice Lobre a sa place marquée
dans ce groupe qu'on pourrait presque appeler les intimistes. Ses intérieurs,
dont un nous avait déjà frappé au dernier Salon, tous empruntés au même
logis qui doit être le sien ou lui toucher de près, nous parlent d'une vie soli-
taire et cachée, un peu triste, non sans douceur. La même petite fille s'y
retrouve toujours, silencieuse et grave, sérieuse avant l'âge comme les enfants
qui vivent avec des gens âgés. Elle caresse un chat, s'apprête à prendre le thé,
regarde des images près d'une vieille dame qui doit être sa grand'mère et qui
fait de la tapisserie, ou se laisse apporter par elle son déjeuner au lit, le matin,
au réveil. Tout cela est bien insignifiant sans doute, mais on aime l'art dans
cette maison : j'aperçois par ci par là des études accrochées aux murs, des copies
de Vélasquez; et c'est lui, à n'en pas douter, qui aura conseillé ces gris fins, ces
tonalités assourdies et tranquilles, qui sont si bien dans l'harmonie du senti-
ment. M. Walter Gay, un Américain, a eu une ou deux bonnes toiles, les
Fileuses, VAtelier de couture surtout, observé avec une ironie tendre, et baigné
de lumière blonde. Dans cette grande pièce claire où le jour pénètre sans
obstacle par de larges baies vitrées, trois bonnes commères travaillent de la langue
autant que de l'aiguille entre leur canari et leur chat, tandis qu'au fond, assise
devant une table, une jeune fille inoccupée et rêveuse semble partie pour les
vagues régions d'amour. Cela rappelle assez Liebermann. Si l'auteur de cette
œuvre charmante savait seulement rester toujours avec les simples! c'est là qu'il
trouverait des inspirations naïves. Malheureusement il y a un courant qui
l'entraîne vers la petite peinture de genre qui plaît à la foule, sujets alam-
biqués et précieux, personnages d'opéra-comique à la mode du xviii' siècle
(le Remouleur, la Rencontre) et qui pourrait bien le perdre, s'il ne réagit vigou-
reusement.
Quelques aventureux font un véritable abus de la lumière et veulent lui faire
rendre plus qu'elle ne peut. Comme leurs tentatives procèdent toutes au fond d'un
même principe, il est bon d'en dire un mot. La lumière nous arrivant par une
suite de vibrations, d'ondulations légères, on a prétendu exprimer le mouve-
ment même et donner aux objets des contours indécis, vagues ou déformés (ce
qui ne s'est jamais vu) par l'atmosphère ambiante. C'était un prétexte à ne plus
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS
9»
dessiner. Aussi beaucoup qui ne savaient pas ou savaient mal se sont emparés
.de la doctrine avec enthousiasme, pour en couvrir leurs défauts. De là, le succès
dans un certain monde de ces théories, dangereuses parce qu'on les a poussées
à l'extrême. M. Ménard n'est pas précisément un convaincu : il tire des feux
d'artifice jaunes au soleil couchant pour imiter Besnard, et peut-être aussi
parce que cela le dispense de dessin. Celui qui représente le plus parement la
doctrine, c'est M. Van Strydonck, un Belge. On n'a qu'à regarder un de ses
tableaux, la Malade. Cela a l'air d'une ébauche informe. Les visages sont à
peine indiqués, les contours tremblés, avec des repentirs, des retouches qui
ont la prétention de rendre les palpitations de l'atmosphère. Tout est à l'état
vague, diffus. On ne peut nier pourtant que la lumière ne soit juste et bien
observée; mais le reste est absolument sacrifié. M. Angrand représente une
variété curieuse du même groupe, les sectateurs de Monet ou de Pissaro, sortes
de chimistes à leur manière, qui veulent remonter encore plus haut dans
l'analyse de la lumière, et sous prétexte qu'elle se compose de divers éléments
colorés, nous la montrent décomposée par le prisme. Ils procèdent par séries
de taches grasses, d'empâtements robustes ou par points alternativement verts,
rouges ou jaunes, pensant mieux rendre ainsi la vibration même des ondes
lumineuses. M. Angrand use tour à tour de l'un ou l'autre système. Eh bien 1
avouons-le, c'est encore celui de Monet qui a l'avantage : la Causeuse, Dans le
pré ne manquent pas d'une certaine largeur d'effet. Quant au pissarisme, au
moins tel qu'il l'entend, ce n'est guère qu'une mosaïque ridicule et bizarre. Il
y a, du reste, dans tout cela beaucoup d'enfantillage, il ne faut pas se le
dissimuler.
On n'oserait pas prononcer un si gros mot en parlant de M. Odilon Redon.
Ce serait se faire des ennemis : car il a ses fanatiques qui ne jurent que par lui
et qui préféreraient volontiers ses cauchemars aux pures visions d'un Vinci ou
d'un Corrège. J'espère pour eux qu'ils le comprennent; j'espère pour lui surtout
qu'il se comprend lui-même. Sa conception particulière de l'art se réduit en
somme à quelques formules répétées à satiété : des têtes aplaties et sans cer-
velle, qui semblent coupées ou qu'il ajuste à des corps d'animaux hétéroclites
comme on en voit dans les Tentations de saints flamandes, des bouches tordues,
des yeux hagards et dilatés, des effets d'ombre. C'est étrange, hallucinant
parfois, je le veux bien; mais vous ne trouverez rien là de cet accord intime
entre la pensée et la forme, de ces rêveries éminemment suggestives, de cette
profondeur philosophique même qui fait la séduction d'un Rops ou d'un Edgar
Poë. M. Odilon Redon laisse volontiers dire qu'il est l'Edgar Poë du dessin, et
peut-être le croit-il. Il ne lui manque pour cela qu'une chose, c'est d'avoir des
idées. Il se laisse en général conduire par son crayon, s'abandonnant à des
fantaisies baroques, à une recherche volontaire de la difformité, à toutes les
9» L'ARTISTE
folies d'une imagination en délire; puis il fait comme les enfants, et essaie après
coup d'attacher une pensée à ces divagations. De là, des titres sonores, le Celte,
la Landaise, VÉlixir de mort, mais qui n'expliquent rien le plus souvent. Où
il est le meilleur, c'est quand il a le moins de prétentions macabres, dans
certains paysages, certaines têtes, le Profil de lumière surtout avec sa phospho-
rescence vague.
M. Khnopff, un Belge, veut être également mystérieux et profond ; mais il y
met moins de candeur : on sent trop visiblement que c'est une pose pour étonner
le public et se faire remarquer. Talent net, minutieux et précis, un peu trop
propre et vernissé même, à la manière de Van Beers, il aurait pu être comme
lui simplement amusant : il a préféré simuler des airs graves, une allure de
pontife qui a pénétré les secrets de la vie et vient pour nous les révéler. Cela
doit l'avoir pris comme une maladie après la lecture du Vice suprême de
Peladan. De là, des peintures qui visent à être incompréhensibles au profane
vulgaire (le Vice suprême, De l'animalité, Une Sphinge), mais qui sont en réalité
de conception très superficielle, simple chinoiserie et étalage de bibelots bien
peints. Même dans ses portraits, d'ailleurs très habiles, M. Khnopff garde son
impassibilité de mage. Il n'est pas jusqu'à sa marque, sorte de cercle cabalis-
tique, jusqu'à ses cadres en métal ciselé et de forme extraordinaire, qui ne prou-
vent l'intention arrêtée de faire de l'effet. Quand le tour sera joué et qu'il aura
une certaine vogue, soyez sûrs qu'il renoncera de lui-même à ces énigmes qu'il
aurait du mal à résoudre.
Citons enfin, pour n'oublier personne : M. Dauphin, de Toulon, dont les
marines très propres, très bleues, toutes semblables, font songer vaguement à
des chromolithographies soignées ; M. VoUon fils qui ferait mieux de peindre,
comme son père, des cruches et des poêlons de grand style que de se gâter
la main en faisant de petites femmes coquettes et léchées, pour la plus grande
joie des mondaines ; M"" Ayrton, qui a encore beaucoup à faire pour approcher
de David de Heem et de Jean Fyt ; MM. Gomez et Cresson, de personnalité
encore indécise; M. Brunet, dont certains portraits ne sont pas mauvais, mais
qui fera bien de méditer Ulysse Butin pour ses marines, afin de ne pas tomber
dans l'enfantillage sous prétexte de naïveté.
La sculpture ne doit pas être négligée, car c'est une des parties intéressantes
de l'exposition. Les oeuvres de M™' Besnard surtout procureront de vraies joies
aux raffinés. On ne craint pas les audaces dans ce ménage-là, mais on les fait
accepter grâce à un réel talent. Le plus gros morceau est celui qui me plait
le moins : c'est une Nymphe d'allure un peu gauche et gênée, d'expression incer-
taine, qui se tord douloureusement les bras. En revanche, les pures fantaisies
sont charmantes, presque toujours originales et de sentiment très personnel, avec
une pointe d'excentricité qui en augmente la saveur. Certaines études d'enfants
L'EXPOSITION DES TRENTE-TROIS
q3
ont une grâce ingénue : Bébé (bronze), Mère et enfant ; on les devine faites avec
tendresse. Un buste de jeune fille, en terre cuite, Melancholia, est séduisant par
sa douceur triste, son étrangeté pensive, et d'ailleurs maintenu dans des tons
éteints, presque incolores, qui sont très harmonieux. Les essais de céramique
peinte offrent des notes plus vives, trop vives même parfois, au moins dans la Tête
où certains sourcils jaunes dominent un peu crûment ; mais dans la Fillette les
couleurs ennemies finissent par se réconcilier et s'unir, comme dans certains
livres à images anglais. Cette petite bonne femme en robe verte à pois rouges,
les cheveux très blonds, les bras nus, tenant une grosse pomme jaune, semble
échappée à une ronde d'enfants de Kate Greenaway, avec son air confidentiel
etfûté. C'est le même genre de charme. La tentative était audacieuse, mais elle
a réussi, et il serait bon de voir s'acclimater chez nous ces statuettes coloriées
qui animeraient nos intérieurs, leur donneraient plus de gaîté que le marbre ou
les bronzes sévères. M. Michel-Malherbe n'est pas un embellisseur, et quelques
bustes de femmes sont assez étranges ; il recherche l'expression, le caractère jus-
qu'à tordre les membres de ses figures, parune imitation évidente de Rodin. Une
petite maquette d'homme symbolisant la Douleur, et Glaukos, le dieu mystérieux
des légendes, prophétisant sur son rocher, ne manquent pas de vigueur.
Attendons pour le juger que sa personnalité se soit dégagée plus nettement.
M. Michel-Cazin, né dans une famille où l'on a le sens le plus délicat des arts,
a quelque chose des qualités fines de ses parents, en particulier ce sentiment
de mélancolie tendre au parfum discret qui leur est commun à tous deux. Un
buste de jeune fille en cire, un buste de jeune garçon en bronze, des médaillons
à la silhouette franche plairont beaucoup. Sa médaille pour l'Orphelinat des arts
est à remarquer. Enfin M. Charlier, un Belge, nous présente une série d'oeuvres
intéressantes, des études de pêcheurs faites à Blankenberghe surtout.
A l'issue de cet examen prolongé on attendrait des conclusions, des vues sur
l'avenir de tous ces artistes; mais nous avons dit l'essentiel au début. Tout n'est
pas à louer ni à conseiller, tant s'en faut. Il y a des maladroits, il y a des extrava-
gants et des poseurs ; mais l'ensemble est frappant par une véritable recherche
de la sincérité. La nature est devenue notre grande maîtresse, la seule qu'on
consulte et qu'on aime. Si les traditions académiques diminuent, le sentiment
semble prêta faire irruption dans l'art, et un nouvel idéal est en train de se créer.
C'est aux artistes à ne pas compromettre leurs dons heureux par des impro-
visations hâtives, à ne pas vouloir parler trop tôt et trop vite, mais à méditer
longuement leurs œuvres en silence : car les seuls germes féconds sont ceux qui
sont restés longtemps sous terre, obcurs, ignorés, avant de paraître à la lumière
et de s'épanouir au soleil.
PAUL LEPRIEUR.
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS (i)
M. LE COMTE DE CLARAC
(21
ÊME après avoir rendu ici à la mémoire de M. le baron
Taylor les honneurs que je lui devais, en une notice (3),
dont peut-être, chers confrères, vous ne m'avez pas
encore pardonné les longueurs, il m'a paru qu'il me
restait un autre devoir pieux à accomplir auprès de
vous, et que ma conscience ne serait pleinement apaisée
que le jour où j'aurais loué, selon ses mérites, devant
votre Académie, celui qui, avant M. Taylor, a occupé dans cette enceinte le siège
dont vous avez bien voulu ne pas me juger indigne. Cette succession. Messieurs,
me rend le souvenir de M. le comte de Clarac particulièrement respectable, et
tant que son éloge n'aura pas été prononcé devant vous, il me semblera que,
mauvais héritier, je laisse sans sépulture les ossements blanchis d'un aïeul.
Elle est d'assez fraîche date la résolution votée par vous, sur la proposition de
notre regretté confrère M. Lefuel, et qui oblige chacun de vos nouveaux élus à
tt) Voir L'Artiste de i883 à 1887 passim, et Janvier 1888.
(2) Cette notice a été lue par M. le marquis de Chennevières à l'Académie des Beaux-
Arts dans la séance du 19 novembre dernier.
(3) Voir L'Artiste, i885, II, »45.
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS <j5
raconter la vie et les travaux de son prédécesseur. Elle ne remonte pas au delà
du i3 novembre 1867, et l'obligation, est-il dit expressément, ne devait pas
avoir d'effet rétroactif. Avant cela, le secrétaire perpétuel de votre compagnie
n'était tenu qu'à des devoirs bien restreints envers chacun des membres
décédés. Encore savait-il s'en affranchir quand bon lui semblait, et c'est pour-
quoi, sans doute, le jour de l'enterrement de M. de Clarac, M. Raoul-Rochette
ne trouva rien à dire sur la fosse entr'ouverte. Ce fut — chose triste en vérité —
*un membre de l'Académie des sciences, M. le vicomte Héricart de Thury, qui,
lié de vieille amitié avec M. de Clarac, rappela brièvement devant sa tombe les
traits principaux de sa vie agitée et bien remplie, et se chargea de lui rendre les
suprêmes et nécessaires honneurs.
Nous pouvons avouer ici, entre nous, que M. Raoul-Rochette, jouissant d'une
très légitime autorité sur son terrain d'archéologue, ne passait pas pour être,
dans la république des érudits, un confrère des plus commodes, ni un polémiste
des plus endurants. Vous me pardonnerez. Messieurs, de toucher, sans toute la
révérence voulue, à la mémoire de l'un de vos anciens secrétaires perpétuels,
vous souvenant qu'en Egypte les rois eux-mêmes étaient soumis, après leur
mort, au jugement public. Celui qui exerce obligatoirement sur nous tous, à
tour de rôle, le droit et les fonctions de juge, ne trouverait pas lui-même équi-
table d'échapper à toute réclamation posthume. Et, Dieu merci, nous pouvons
traiter aujourd'hui ce point délicat avec d'autant plus d'aise et de liberté,
que jamais notre compagnie n'a possédé un secrétaire perpétuel d'esprit plus
calme, plus équilibré, plus ouvert à toute noble indulgence, plus désintéressé de
toute querelle de coterie et d'école, plus impartial, en un mot, ni aussi plus ferme
dans la vérité que notre cher vicomte Delaborde.
Mais demander à votre secrétaire perpétuel de revenir de vingt ans en arrière
pour raconter un pnssé déjà lointain, quand il peut à peine suffire au présent et
à son travail minutieux de chaque semaine, et aussi, hélas! à préparer l'éloge de
confrères qu'arrache du milieu de nous la mort toujours impatiente, semble-
t-il, d'appauvrir notre pays, ne serait-ce pas trop exiger des forces d'un homme
de tant de bonne volonté ?
Messieurs, n'y aurait-il pas là une pieuse tâche à remplir pour ceux d'entre
nous qui ont connu jadis l'un de ces négligés de votre Académie, s'ils ont
quelque loisir à consacrer à l'étude toujours profitable des œuvres qui avaient
créé à vos anciens confrères les titres légitimant vos choix? Je vous rappellerai
une fois encore que les honoraires amateurs de l'ancienne Académie royale se
prêtaient volontiers à de pareils travaux; et je ne doute point, pour ma part, que
les membres libres de votre compagnie ne fussent heureux de contribuer, de
loin en loin, par quelque notice, à compléter la galerie des portraits de ceux qui
ont illustré votre maison.
96 L'ARTISTE
Une mauvaise fortune singulière semble s'être attachée à ce qui pouvait servir
la renommée de M. de Clarac. Même ces nécropoles banales qu'on appelle les
biographies universelles, et où les plus médiocres et les plus inutiles, ceux dont
la mémoire est le plus contestable, trouvent leur chapelle étiquetée, n'ont pas su
tout d'abord et comme de parti pris, réserver la plus modeste case au souvenir
de l'homme qui éleva un monument grandiose à la sculpture universelle. A peine
au lendemain de sa mort, dans le Moniteur du 3o janvier 1847, un bout d'éloge,
funèbre, reproduit en tête du catalogue de ses livres et antiquités. Et ne dirait-
on pas que la fatalité s'en est mêlée, quand on observe que le buste destiné,
dans le palais de l'Institut, à conserver à ses confrères l'image du comte
de Clarac, l'amoureux passionné de la belle sculpture antique et moderne,
est certainement l'un des plus déplorables morceaux de marbre que nous
devions à la générosité de l'administration des beaux-arts ? Mais aussi quel
mauvais génie l'a poussé à vouer les études et les labeurs de sa longue vie
à la glorification de celui des arts que d'aucuns estiment le plus difficile, le plus
sévère, le plus noble en son abstraction, mais que le gros de la foule, à cause
même de sa froide sévérité, ne considère que d'un oeil distrait et ne pénètre
qu'avec effort? Il faut bien l'avouer, la popularité s'attache malaisément aux
œuvres et aux noms de nos anciens statuaires. Tant qu'il s'agit des contempo-
rains, que nous voyons vivant et travaillant au milieu de leurs confrères des
autres arts, l'indifférence est plus difficile et il ne nous coûte pas de mesurer les
mérites et l'intelligence de ces tailleurs de marbre avec ceux des manieurs de
pinceaux ; même il arrive que l'équité publique se rend compte de la supériorité
que peut avoir temporairement un art sur l'autre dans le courant général de
l'école. Mais il est trop vrai que, dans la faveur et la mémoire des masses, la
part entre les peintres et les sculpteurs sera toujours inégale, et cela se voit
assez dans nos bibliothèques, où un volume à peine est consacré à la gloire de
nos sculpteurs, quand dix autres plus pompeux énumèrent et décrivent et
reproduisent par la gravure les œuvres de peintres fort secondaires. La plume
brillante et chaleureuse de notre regretté confrère Charles Blanc a pu intéresser
un nombre immense de lecteurs à l'histoire des peintres de toutes les écoles, et
nous savons tous que son appétit d'étude était aussi largement ouvert à toutes
les manifestations de l'art ; il eût mis en lumière avec une pareille ardeur le
génie des statuaires et celui des architectes. Où est l'éditeur qui lui a proposé
de raconter la vie des plus fameux sculpteurs des écoles diverses, en illustrant
son texte par les estampes des marbres et des bronzes, honneur de nos musées
ou de nos monuments ? Vos confrères de l'Académie française avaient encou-
ragé par un de leurs prix les travaux de M. Jouin sur David d'Angers ; vous,
Messieurs, vous avez mis au concours l'éloge de Coyzevox. Vous avez donné là
un exemple digne de l'élévation et de l'impartialité de vos esprits ; et c'est
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS 97
pourquoi il me semble que vous ne pouvez désapprouver ce que je tente ici en
l'honneur de celui qui a consacre' passionnément sa vie à la glorification de la
sculpture.
La nation a pu, chose incompréhensible, oublier cette ère incomparable de
paix, de dignité, d'honnêteté, de prospérité qu'on appelle la Restauration, et
l'oublier à tel point, à la distance de quarante années, alors que le tiers des
vivants de 1870 pouvait encore s'en porter témoin, qu'on a pu transformer, pour
les masses populaires, cette époque bienfaisante et lumineuse en un temps
d'oppression étroite et niaise. Mais le Louvre ne saurait avoir la mémoire si
courte, et ce que les arts et nos musées doivent à ces quinze années est vérita-
blement merveilleux. C'est d'abord le palais de Versailles, qui deviendra plus
tard la grande œuvre de Louis-Philippe, et que Louis XVIII entreprend, dès la
première heure, de remettre en état d'habitation royale. Il y emploie les jeunes
pinceaux de M. Heim, d'Abel de Pujol, de Mauzaisse, etc. — Puis c'est la
galerie du Palais du Luxembourg que le même roi consacre aux œuvres des
artistes contemporains. — Puis, au Louvre, ce sont les salles du côté méri-
dional du Palais, dont on fait décorer les plafonds par Ingres, Gros, Vernet,
Picot, Heim, etc., que l'on destine à contenir les antiquités égyptiennes, grec-
ques, étrusques, romaines, et qui formeront, sous le nom de Musée Charles X,
l'écrin, très nouveau alors, des objets les plus précieux, entre les bijoux et
ustensiles des civilisations antiques ; — enfin, c'est sous le nom de Musée
d'Angoulême, le premier noyau des plus fameuses sculptures de la Renaissance
et des derniers siècles, choisies dans la dispersion du Musée des Monuments
français, et qui est appelé à devenir, pour l'histoire de la statuaire depuis le
moyen âge, ce que la grande galerie est pour l'histoire de la peinture depuis
Cimabue jusqu'à M. Ingres. — M. de Clarac fut le serviteur de ce beau mouve-
ment, de cette heure féconde et brillante dans l'histoire de nos collections
nationales. Il était d'une génération robuste avant tout et agissante, et qui
voyait les œuvres à accomplir par leur côté d'ensemble, par leur large façade.
A rencontre de la plupart de ses confrères en archéologie, qui trop souvent,
depuis lors, ont dépensé et dispersé leur érudition en menus mémoires, M. de
Clarac concentrait la sienne en livres denses et solides ; c'était l'homme des
monuments, et celui qu'il a élevé à la statuaire, son Musée de sculpture antique
et moderne, est, à coup sûr, le plus considérable qu'aucun savant de notre siè-
cle ait songé à cimenter de sa peine et de sa fortune à la gloire de son art favori.
Son affaire n'est point de disserter avec raffinement sur le geste probable de
telle ou telle figure tronquée, ou sur les attributs hiératiques de telle ou telle divi-
nité. Il discutait comme un autre à l'occasion, et il avait fait ses preuves. Pour
les pas d'armes redoutables des doctes polémiques il était aussi fortement cui-
rassé qu'aucun de son temps. Mais il pensait, non sans raison et sans hauteur,
1S88 — l'artiste — T. i 7
98 L'ARTISTE
que son titre de conservateur des sculptures du Louvre l'obligeait à servir le
roi et le public par de plus grandioses publications que celles des simples bro-
churettes, bagage ordinaire et suffisant de ceux qui se donnnent l'honorable
tâche et souvent fort délicate d'élucider, sur une œuvre de rencontre, un point
parfois très curienx et litigieux de l'histoire de l'art archaïque. Dans les in-folio
grecs et latins, et dans ceux de la Renaissance et du xvii« siècle, il avait tout
lu; dans ses voyages, d'un bout à l'autre de l'Europe, il avait tout vu ; et de ces
milliers de marbres et de bronzes qu'il avait admirés de ses yeux et crayonnés
de sa main, il ambitionnait de faire un corps de science, un répertoire colossal,
où les érudits du monde entier retrouveraient classées en un ordre général
toutes les œuvres de quelque valeur, pouvant intéresser la curiosité universelle,
et dont ses études sur notre Musée national du Louvre demeureraient le centre
et la base. Il y usa sa vie et son patrimoine, et la patience infatigable de deux
ou trois honnêtes gens fanatisés par son indomptable courage : tel ce M. Alkan
l'aîné « typographe, ancien directeur des Annales de la Typographie », qui a
raconté la vie de son protecteur avec tant de naïveté dans le Journal des Artistes
de 1847 ; — tel surtout ce pauvre petit homme, M. Texier, son éditeur, que nous
avons tous connu, et qui était resté le chien fidèle, le gardien religieux de l'hon-
neur de son maître. Type du dévouement héroïque celui-là, d'une fidélité si tou-
chante qu'elle en était quasi sublime ; car, après avoir, de son argent, fait
construire le tombeau de M. de Clarac, il a voulu être inhumé à côté de celui
auquel il s'était consacré tout entier, et dont il avait connu de près les dernières et
rudes épreuves. Même après sa mort, il a tenu à être inséparable de M. de Clarac,
comme on voit dans les cathédrales un personnage gisant ayant sous ses pieds le
généreux compagnon de ses fatigues, qui l'a courageusement servi de son vivant.
Charles-Othon-Frédéric-Jean-Baptiste, comte de Clarac, était né à Paris le
23 juin 1777. Son père était maréchal de camp des armées du roi. Forcé d'émi-
grer en 1790, il emmena avec lui son fils en Allemagne. L'enfant apprit là sans
effort une langue qui, plus tard, était destinée à lui fournir un utile instrument
d'études pour ses travaux d'érudit. De là, il passa en Italie, et nous savons tous
combien, à cet âge de prime jeunesse, l'air italien, tout imprégné d'art et de
beauté, nous pénètre par tous les pores, et fait courir, à tout jamais, au fin fond
de nos veines, la passion inextinguible du noble et du grand, et comment il en
reste dans nos yeux l'éternelle vision des choses sublimes. M. Alkan raconte
que « le cœur de M. de Clarac tressaillait encore de joie lorsqu'un demi-siècle
après il racontait ce premier voyage. » Mais en 1795 son père l'appelait à l'ar-
mée de Condé, où il servit en qualité de sous-lieutenant dans les hussards de la
légion de Mirabeau. Après les longs revers de cette petite armée, infatigable-
ment dévoué à nos anciens rois, « M. de Clarac la suivit en Russie en 1797, et
ne la quitta qu'en 1801, lors de son licenciement. »
SOUVENIRS DUN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
99
De 1804 à 1807, on trouve à Paris M. de Clarac collaborant, par des articles
de littérature orientale, de beaux-arts et de mélanges sur l'histoire russe ou amé-
ricaine, à l'un des recueils les plus estimés de ce temps, les Archives littéraires
de l'Europe, à la rédaction duquel prenaient part Bernardi, Dacier, Dupont de
Nemours, de Gerando, Guizot, Morellet, Pastoret, Quatremère de Quincy, de
Sainte-Croix, Suart, Vanderbourg, Walckenaer et autres. Ce qui semble l'attirer
plus particulièrement dans ces études, ce sont les coutumes et les poésies des
populations indiennes et persanes. Il va surtout emprunter la source de ses ana-
lyses et de ses traductions aux Recherches asiatiques, ' mémoires de la Société
établie au Bengale. Mais, sans parler d'un compte rendu du Salon de 1806, il
s'occupe déjà_ dans les Archives littéraires de sujets empruntés à l'antiquité,
tels que « la connaissance que les anciens avaient du verre ». Deux ans après
son dernier article dans le Recueil où il venait de mener campagne en si docte
compagnie, le jeune érudit, en 1809, retournait en Italie, où, selon ses propres
et trop justes expressions, « il avait le bonheur de diriger les fouilles de
Pompéi. »
M. Alkan raconte que, pendant le séjour de M. de Clarac à Naples, il était
devenu le précepteur des enfants de Murât, et que plus tard il revit à Paris,
« avec une satisfaction inexprimable », le prince Achille Murât, le fils aîné du
roi de Naples. Plus loin, il rappelle que M. de Clarac ne se séparait jamais
d'une très jolie bague en or, ornée d'une pierre gravée antique, trouvée dans les
ruines de Pompéi et dont la reine Caroline Murât lui avait fait présent. Il gar-
dait non moins précieusement et avait fait encastrer sur le couvercle de sa taba-
tière d'or une petite médaille microscopique, portrait de la princesse Caroline,
et qu'il tenait également d'elle. « La dernière fois que cette princesse vint à
Paris, M. de Clarac lui fit la courtoisie de faire couler à son effigie plusieurs
médaillons en bronze. C'était M. Depaulis, graveur en médailles, qui voulut
bien se charger de ce soin et préparer le modèle. » Cette tendre piété dans les
jours mauvais pour la reine qu'il avait servie, et dont il avait jadis éprouvé les
bontés, était chose nouvelle alors et touchante, venant du légitimiste fervent et
convaincu qu'il se montra toujours. Nous n'en voulons point toutefois faire un
privilège de son parti. C'est devenu, depuis lors, une aventure assez commune,
dans ce monde des arts, des lettres et des sciences, qui n'a point. Dieu merci,
connu les brutales et grossières ingratitudes de la politique, que cette fidélité
émue du souvenir pour les princes et les' princesses des dynasties déchues, et
cette reconnaissance libre et fière de tout cœur vraiment noble pour les gracieu-
setés des jours prospères.
Qu'il s'agisse de la fortune administrative de M. de Cailleùx, du baron Taylor
et du comte de Clarac, c'est toujours même temps, même origine et même
histoire. La chute de l'empereur et les grands événements de 18 14 avaient —
loo L'ARTISTE
raconte M. Alkan — rappelé de Naples en France M. de Clarac. Il suivit le roi
à Gand et revint avec lui à Paris. En 1816, il fut désigné pour faire partie de
l'ambassade extraordinaire du duc de Luxembourg au Brésil. C'est à ce voyage
que l'on doit le dessin exposé au salon de 1822, et si connu de tous par la
gravure de Portier (aujourd'hui à la Chalcographie du Louvre), la Forêt
vierge du Brésil. Pour qu'il pût dessiner à l'aise cette œuvre singulière, on
avoit cru devoir faire escorter l'artiste d'un certain nombre de nègres, chargés
de le protéger contre les hôtes incommodes de la forêt. Mais, dès i8i5, il avait
été nommé conservateur des antiques, en remplacement de l'illustre Visconti
qui venait de décéder et dont il ne parlait jamais qu'avec la plus grande véné-
ration. Depuis son retour du Brésil, il ne quitta plus la France que pour faire,
en i833, un voyage de quelques mois en Angleterre et en Ecosse.
Si M. de Clarac resta, même avec une certaine âpreté, fidèle jusqu'au bout
à la branche des Bourbons qu'il avait d'abord servie, on ne peut que lui en
faire honneur. Les fortes convictions sont devenues si rares en notre siècle,
que, pour demeurer honnêtement inébranlable en sa foi et en sa reconnaissance
première, un homme grandit et prend, dans la perspective de nos contem-
porains, l'apparence d'être d'un autre âge et d'un autre métal. Dur aux
intrigants et aux renégats, M. de Clarac ne sut tenir parfois, en ces matières,
ni sa langue ni sa plume; et il faut savoir gré au pouvoir nouveau d'avoir fait
la sourde oreille. Ce pouvoir donnait là aux révolutions futures un exemple qui
n'a guère été suivi. Il leur apprenait comment un savant illustre qui honore son
pays, et qui se dépense sans compter pour sa gloire, doit être, avant tout,
respecté, même dans le for, fût-il imprudent, de ses préférences intimes : qu'en
un mot l'intérêt et le bon service du pays doivent passer avant les mesquines
défiances des susceptibilités politiques. Ne savait-on pas en haut lieu, aussi
bien que dans le monde savant, que ce rude et noble M. de Clarac, cet homme
de bien par excellence, dont les ressources de fortune étaient médiocres et
allaient chaque jour s'épuisant, consacrait avec passion et jusqu'à l'aveuglement
ce restant de richesse aux arts qu'il adorait ; et que nul n'était plus bienveillant
et la main plus largement ouverte pour les artistes ; qu'outre son immense et
dévorante publication, il avait soutenu à ses frais l'utile et dispendieux ouvrage
du pauvre Willemin : les Monuments français inédits, pour servir à l'histoire
des arts, des costumes, etc., continué après la mort de Willemin et pourvu
d'un texte précieux par notre cher érudit M. André Pottier; ne savait-on pas
qu'arrivé lui-même quasiment à la gêne et à la misère, il s'était vu obligé de
céder à la ville de Toulouse, en échange d'une rente viagère, son propre
cabinet d'antiquités dont il était justement fier ; et que, pareil à l'alchimiste qui
jette ses meubles dans son fourneau, c'était avec le produit de cette vente et
ses maigres appointements qu'il entretenait toujours et toujours, et avec plus
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS loi
d'acharnement que jamais, l'impression et la gravure, pousse'es avec des soins
maniaques, de ces livraisons sur livraisons dont il ne devait pas voir les
dernières î
Je ne vous fatiguerai point, Messieurs, du détail de ses ouvrages. Si nous
parlions devant l'Acade'mie des inscriptions et belles-lettres, à laquelle ses titres
lui permettaient de prétendre presque aussi justement qu'à la vôtre, nous nous
arrêterions sur chacune de ses dissertations pleines de vues justes et de déduc-
tions ingénieuses, remarquables souvent par leurs singularités bibliographiques.
J'en veux du moins citer les titres depuis l'œuvre de début, Fêtes des anciens,
imprimée à Naples vers 1809, au moyen d'une petite presse particulière dont
il avait confié le maniement à un domestique du palais de la reine Caroline;
puis les 93 pages, Sur les Fouilles de Pompéi, également imprimées à Naples
en 181 3, illustrées de seize planches dessinées par l'auteur, et dont il n'est venu
en notre pays qu'un bien petit nombre d'exemplaires. M. de Clarac a voulu
que vous possédiez. Messieurs, parmi les insignes raretés de votre bibliothèque
de l'Institut, l'un de ces exemplaires, fort unique à coup sûr en son espèce,
car il n'était pas seulement enrichi d'abondantes notes marginales, mais recom-
plété de sa page 93, disparue dans l'un des nombreux voyages qu'il avait faits
entre les mains d'emprunteurs peu scrupuleux.
Dans sa Description des antiques du Musée royal, commencée par feu M. le
chev. Visconti, continuée et augmentée de plusieurs tables, par M. le comte de
Clarac, conservateur des antiques dudit Musée (Paris, impr. Hérissant Le Doux,
1820), et dans sa Description des ouvrages de la sculpture française des XVI»,
XVI I' et XVI II" siècles, exposés dans les salles de la galerie d' Angoulême
(Paris, Impr. royale, 1824), M. de Clarac avait fait acte de conservateur savant
et consciencieux des sculptures du Louvre. Il avait rempli avec honneur les
devoirs de sa fonction; et ses catalogues sont restés jusqu'après 1848 le guide
des curieux et des étrangers dans notre superbe collection nationale ; et depuis
lors, hélas ! leur absence nous a fait défaut à tous, car, chose triste à con-
fesser, après un demi-siècle ils n'ont pas été remplacés. Mais le grand monument
de M. de Clarac, là où il est tout entier, honneur et science, et dont nul savant
d'Europe n'a jamais conçu ni édifié le pareil, c'est ce « Musée de sculpture
antique et moderne, ou description historique et graphique du Louvre et de
toutes ses parties, des statues, bustes, bas-reliefs, et inscriptions du Musée
royal des Antiques et des Tuileries, et de plus de 2,5oo statues antiques, dont
5oo au moins sont inédites, tirées des principaux Musées et des diverses collec-
tions de l'Europe ; accompagné d'une Iconographie égyptienne, grecque et
romaine, et terminée par l'Iconographie française du Louvre et des Tuileries.
(Dédié d'abord à Sa Majesté Charles X.) Paris, Impr. royale, chez Victor Texier
graveur, 1826- 1846, texte gr. in-80 et planches au trait, gr. in-40 obi. » Un
10» L'ARTISTE
pareil titre est comme une table des matières. Qui prétendrait vous dire,
Messieurs, en quelques lignes, ce que M. de Clarac a fait entrer dans ces six
énormes volumes dont les derniers, après la mort de l'auteur et sur ses manus-
crits, ont été religieusement conduits à bonne fin par M. Alfred Maury, seul
capable d'un pareil labeur, et de classer ces myriades de notes dont M. de Clarac
avait usage de charger, recharger, surcharger, les épreuves de chacune de ses
pages et dont la vue seule donne le vertige ?
Ce n'est pas seulement le monde des antiquaires, depuis qu'antiquaires il y a,
qui est venu se fondre et se compiler là-dedans, par la description et l'explica-
tion, et l'histoire de toutes \\&s statues antiques connues, et de tous les bas-
reliefs, grecs et romains, et des autels, cippes, candélabres, sièges, etc., et des ins-
criptions grecques et latines, et quoi encore ? l'iconographie de l'univers ancien ;
c'est la mythologie tout entière qui y passe, ou, pour mieux dire, les mythologics
de tous les peuples connus ; il n'est si petit personnage des temps fabuleux qui
n'ait là sa notice étudiée d'après les hiérographes les plus oubliés. Mêlez à tout
cela l'histoire avec le chaos débrouillé de ses dates et ses détails biographiques les
plus précis sur les figures représentées et sur les artistes de toutes les époques,
et les investigations les plus approfondies sur les costumes de l'antiquité ; et avant
cela, un demi-volume qui serait un livre sur la partie technique de la scuplture,
et l'autre moitié de ce volume qui restera comme la monographie la plus com-
plète du Louvre et des Tuileries et où M. de Clarac a rassemblé, avec la plus mi-
nutieuse patience et la plus exacte critique, tout ce que l'on pouvait savoir alors
sur les excellents sculpteurs, architectes et artistes de toute sorte qui avaient pris
part, depuis l'origine, à la construction et à la décoration de ces palais fameux ;
et les 1,1 36 planches dont les cuivres sont conservés à la Direction des Beaux-
Arts, et qui pourraient servir à la réimpression d'un ouvrage trop vite épuisé et
si précieux pour l'enseignement supérieur de nos écoles. Quand je vous disais.
Messieurs, que ce livre monumental était un monde, et que celui qui l'avait conçu
et poursuivi jusqu'à la folie des plus minimes recherches, n'avait point la taille
d'un homme de notre siècle aux études légères et dispersées, et où l'on semble
craindre de bâtir sur des fondations trop puissantes !
Un jour Charles X, aux Tuileries, félicite M. de Clarac de la beauté de son
ouvrage : « Sire, répondit le savant, je remercie Votre Majesté de ses bons sou-
venirs, mais avec de pareilles entreprises on va droit à l'hôpital. — Nous irons
ensemble », répliqua le vieux roi, en lui frappant sur l'épaule. Et ce mot à
M. de Clarac fait songer à celui, plus touchant peut-être encore, de ce même
roi à Chateaubriand quelques années après à Holyrood, ce mot d'une insou-
ciance si noble sur sa royale indigence. Et sans doute penserez-vous comme
moi. Messieurs, qu'en notre siècle, assoiffé d'or sans vergogne, et où les plus
hauts parvenus de la politique se sont montrés les plus âpres au gain et au thé-
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS io3
saurisement, il sied mieux à un gentilhomme, fût-ce au premier gentilhomme de
France, de mourir pauvre qu'enrichi.
Pour en revenir à la liste de ses publications courantes, tantôt escarmouches
d'archéologue, tantôt solides enseignements de conservateur, comment M. de
Clarac n'eût-il pas e'te' l'un des premiers à parler de la conquête sans pareille
que la France et les arts venaient alors de faire? Aussi, dès 1821, publiait-il son
savant me'moire « sur la statue antique de Vénus Victrix, découverte dans l'île
de Milo en 1820; transportée à Paris et donnée au roi par M. le marquis de
Rivière ». Il faisait suivre ce mémoire d'une courte dissertation « sur la statue
antique connue sous le nom de Germanicus, et d'un personnage romain de
Mercure ».
En 1829, il faisait imprimer, dans sa chère ville de Toulouse, ses « Artistes de
l'antiquité, ou table aphabétique contenant jusqu'au vi= siècle de notre ère, tous
les statuaires, les sculpteurs, les peintres, les architectes, les fondeurs, les gra-
veurs en pierres fines que nous ont transmis les auteurs anciens et les mouu-
numents » ; travail qui laisse entrevoir des lectures immenses, et dont tous les
érudits de son temps ont profité, à commencer par M. de Montabert pour son
Traité de la Peinture.
Puis venaient encore, en i83o, ses « Mélanges d'antiquités grecques et romai-
nes, ou Observations sur plusieurs bas-reliefs antiques du Musée royal du
Louvre, et réplique à la réponse de M. Félix Lajard, de l'Académie royale des
Inscriptions ». Il s'agissait dans cette « réplique » d'un sien article « sur le bas-
relief mithriaque du Musée royal du Louvre ».
Et parallèlement à son ouvrage cyclopéen du Musée de sculpture, M. de
Clarac menait la composition et l'impression très chargée et compacte de son
« Manuel de l'histoire de l'art chez les anciens jusqu'à la fin du vi« siècle de
notre ère. 1 830-1847. ^ tomes en 4 parties ».
C'est à propos de ce Manuel que le pauvre souffre-douleur, le témoin martyr
de ce remanieur perpétuel de ses propres textes, « sans plan et sans méthode
arrêtée », M. Alkan l'aîné, s'écriait : « Il faudrait un volume entier et non quel-
ques colonnes pour faire l'historique de ces quatre volumes in-12, pour
raconter les vicissitudes qu'ils ont éprouvées, les changements, les métamor-
phoses que l'auteur leur a fait subir successivement. Nous y avons consacré
quatorze années pleines et entières de notre existence. Que de travaux, que de
démarches chez les artistes, que des tribulations, mon Dieu! — Ces quatre
volumes inédits sont venus se joindre au Musée de sculpture pour achever la
ruine de leur malheureux auteur... »
Pour le second volume de son Manuel, M. de Clarac avait fait graver, toujours à
ses frais, un alphabet étrusque et un alphabet ponctué afin de représenter
toutes les lettres qui se trouvent sur les vases étrusques et sur les pierres gra-
104 L'ARTISTE
vées ; et les épreuves de ce volume avaient été revues par M. Dubois, sous-con-
servateur des Antiques, très versé dans la glyptographie et la dactyliographie,et
qui mourut quelques jours avant M. de Clarac. Nous l'avons connu, ce M. Du-
bois, qui n'était guère d'humeur plus accommodante que celle de son maître. Il
avait le verbe très drôle et la dent très dure, et son manque de respect remon-
tait parfois, — Dieu lui pardonne, — jusqu'à M. de Cailleux. Pour jouer pièce
à ses confrères les archéologues, on le savait homme à imaginer les plus singu-
lières supercheries, et c'est lui qui leva ce lièvre dont tout le monde antiquaire
fut si vivement ému, d'une lame en plomb trouvée à l'intérieur d'une statue de
bronze, et qui donnait le nom de son sculpteur.
Voici d'ailleurs le récit de l'aventure, tel que l'a résumé M. Alkan : « Le
Musée royal avait acheté, en i835, du savant antiquaire M. F. Millingen, une
statue d'Apollon Philésius, trouvée près de Livourne. Malgré tous les soins
que l'on prit de cette jolie statue depuis son acquisition, on aperçut des traces
d'oxydation. En 1842, M. le directeur des Musées royaux prit le sage partie de
faire vider cette statue. Comme M. le comte de Clarac était à la campagne, ce
soin fut confié à M. J.-J. Dubois, sous-conservateur du musée des Antiques,
qui s'adjoignit M. Laitié, sculpteur, et d'habiles ouvriers. Cette statue avait
longtemps séjourné dans la mer ; on en retira naturellement du sable ; mais
bientôt il en sortit une lame de plomb, couverte d'oxyde, car c'est cette lame
qui faisait tout le procès chimique à la statue d'Apollon. Sur cette lame de
plomb, sous une épaisse couche de poterie, la sagacité de M. Dubois sut
bientôt découvrir le nom de l'artiste qui a trouvé ce moyen ingénieux de
passer à la postérité, car on sait que, dans les temps anciens, il était défendu
aux artistes d'inscrire leurs noms sur leurs ouvrages. »
M. de Clarac ne manqua pas de s'occuper d'un incident étrange qui touchait
de si près sa conversation des Antiques, et en mai 1834 (?) il faisait imprimer
chez Vinchon la brochure de 16 pages intitulée : « Sur une inscription gravée
sur une lame de plomb trouvée dans une statue en bronze du Musée du
Louvre, et sur les signatures inscrites parles artistes grecs sur leurs ouvrages.»
Rien d'ailleurs de ce qui touchait à l'archéologie ne lui était indifférent, et
le vieux Paris ne lui était guère moins cher que l'antique Athènes ; c'est ainsi
qu'il avait fourni l'article sur Saint-Germain-l'Auxerrois à la belle publication de
l'un de ses meilleurs amis, l'un de vos anciens confrères, et que j'ai encore eu
l'honneur d'approcher dans l'un des premiers jurys de peinture que j'aie fré-
quentés en nos Salons annuels ; Souvenirs du vieux Paris; exemples d'ar-
chitecture de temps et de style divers. Trente vues dessinées d'après nature, par
le comte Turpin de Crisse, membre honoraire de l'Académie des Beaux-Arts.
Dédié au duc de Bordeaux. Avec des notices historiques et descriptives, par
M"" la princesse de Craon, M"»» le comtesse de Meulan et par MM. de Beau-
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS io5
chesne, Castellane, de Clarac, de Courchamps, de Laporte, de Lasalle, de
Pastoret, Quatremère de Quincy, Raoul-Rochette, de Rességuier, Revoil, du
Sommerard etde Vimeux. Il existe de ce premier recueil in-folio deux éditions,
l'une de i835, l'autre de iSSj.
On peut dire que l'œuvre de M. de Clarac était accomplie — sauf cette
grande publication qui le dévora jusqu'à la fin, comme le vautour Prométhée —
quand l'Académie des Beaux-Arts eut à cœur de couronner cette œuvre, en
appelant parmi ses membres celui qui avait tant fait pour le noble art de la
sculpture. Il fut élu académicien le 26 mai i838, et le roi, quatre jours plus
tard, approuvait l'élection. Il succédait dans votre compagnie, Messieurs, à un
aimable amateur, dessinateur habile de paysages, et qui nous a laissé un beau
livre sur Fontainebleau, Antoine- Laurent Castellan, né à Montpellier le
ler février 1772, mort le 2 avril i838; celui-ci appartenait à votre Académie
depuis le 6 avril 1816. — M. de Clarac, après avoir joui huit ans seulement
d'une confraternité qui lui avait été un grand orgueil et un grand réconfort,
laissait sa place parmi vous. Messieurs, à M. le baron Taylor, un homme de
la même trempe et de la même génération vigoureuse, laborieuse et entrepre-
nante et qui sut, Dieu merci, garder trente-deux ans ce même siège, pour repré-
senter dans votre société, après les études sévères et quasi abstraites de l'art
antique, le respect de nos monuments nationaux et des reliques trop long-
temps et trop injustement dédaignées des arts du moyen âge et de la
Renaissance.
Je n'ai vu de près M. de Clarac que trois ou quatre fois, les jours où les
besoins de son service ou de ses études appelaient impérieusement dans les
bureaux du Louvre le conservateur de la sculpture antique et moderne. Les
conservateurs de ce temps-là n'avaient point de cabinet administratif dans le
Musée, et si M. Granet avait pied dans le palais, ce n'était point comme con-
servateur de la peinture, mais à titre d'artiste gratifié d'un atelier. D'ailleurs
dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, l'autorité des musées
royaux et leurs relations avec le public étaient toutes concentrées dans les
mains du directeur, M. de Cailleux, exclusivement préoccupé de la grande
œuvre du Musée de Versailles. Les catalogues du Louvre, quand catalogue il
y avait, — je parle de la peinture et des dessins, — se rédigeaient, comme
besogne de bureau, par les employés de l'administration, sous la responsabilité,
l'initiative et le contrôle du directeur, et c'est ainsi que lorsqu'un heureux
mouvement d'études et de curiosité, manifesté par certaines publications du
dehors, amena vers 1847 M. de Cailleux à la refonte érudite du catalogue de la
peinture, il chargea non pas M. Granet, mais M. Eud. Soulié que vous avez
connu, depuis, conservateur de Versailles, et qui n'était alors que simple commis
d'une classe supérieure à la mienne, de relever les signatures et les dates ins-
io6 L'ARTISTE
crites sur les tableaux, et de chercher les origines et l'histoire de chaque
œuvre soit dans les anciens inventaires , soit dans les guides, soit dans les
biographies, — point de départ de ces excellents livrets de M. Villot et de
M. Reiset, qui ont depuis servi de modèles aux catalogues de la province et de
l'étranger.
M. de Clarac et M. Granet ne nous apparaissaient donc que fort rarement au
Louvre, et je n'ai pu garder qu'un souvenir fugace du premier, soit quand
nous le voyions allant et venant à travers la grande cour de ce palais, dont les
salles basses étaient son domaine, soit alors qu'il cédait à son habitude
italienne de la sieste dans le fauteuil de notre chef de bureau. Je me rappelle
pourtant sa taille moyenne et robuste, et sa tête solide et carrée à la chevelure
bien plantée et encore abondante. Quant à M. Granet, il venait coiffé de sa
calotte le'gendaire, s'asseoir, une fois par mois, devant le poêle de notre rez-de-
shausSée de la cour du Sphinx, et y devisait un moment avec sa bonhomie
accoutumée. C'est tout ce qui me reste en mémoire de ces deux personnages
illustres, à moi l'un des derniers survivants de l'ancienne administration des
Musées. Mais nous savions que M. de Clarac poursuivait chez lui avec une
persévérance indomptable, l'immense publication du Musée de Sculpture,
et son ombre fidèle, le bon petit M. Texier, ne nous laissait rien ignorer de
l'activité de son maître. M. de Clarac ne devait point d'ailleurs tarder à dis-
paraître, car il mourut le 20 janvier 1847. Trois jours après, le personnel du
Louvre était appelé à sa cérémonie funèbre. Je me souviens que c'est dans
l'étroit escalier qui montait à l'appartement modeste de cet infatigable travailleur,
rue du Faubourg-Saint-Honoré, que je rencontrai pour la première fois notre
cher confrère M. le comte de Nieuwerkerke, le futur directeur des Musées .
Celui-ci devait plus tard, en 1834, commander pour le Louvre au sculpteur
A. Arnaud le buste de son vieil ami et le placer sur l'une des cheminées du
Musée Charles X, non loin du buste de Visconti, que M. de Clarac n'avait
jamais cessé d'exalter comme le premier et le modèle des antiquaires de l'Europe,
et dont il avait continué et amplifié les beaux classements et les savants cata-
logues. M. de Nieuwerkerke fit mieux encore. Dans les dernières années de
sa surintendance, il attacha à la conservation des Antiques du Louvre un jeune
archéologue de bon œil et de bon jugement, plein d'ardeur et de science et
qui appartenait à la famille de M. de Clarac, M. Héron de Villefosse.
Vous savez ce qu'il est devenu ; il est aujourd'hui l'un de vos confrères, dans
l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Il a su rendre au Louvre de si vail-
lants services par son intuition solide et pénétrante des choses de goût, par son
esprit sûr et bien ordonné, par ses travaux déjà nombreux, par son amour héré-
ditaire de la maison qu'il a protégée aux côtés de notre cher Barbet de Jouy
durant la Commune ; il a su, au dehors, se faire estimer si haut parmi ses con-
SOUVENIRS D'UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
107
frères en recherches, par son savoir spe'cial d'épigraphiste, et cette curiosité si
précieuse et communicative, de omni re scibili, en ce qui touche le cadre très
large de l'archéologie, que le voilà, quarante ans après la mort de M. de Clarac,
occupant à bon droit et à l'appel de tous, le fauteuil de conservateur des Anti-
ques qu'on a illustré dans sa famille, et ce n'est pas lui qui laissera dépérir cette
mémoire vénérée.
A défaut de M. de Villefosse, que vos usages ne permettent pas, et je le regrette,
d'aller chercher dans l'Académie voisine pour vous raconter la vie si pleine
d'oeuvres de ce parent, dont il prolonge au Louvre les traditions, j'ai là assis
près de moi. Messieurs, un de nos chers confrères, M. Heuzey, qui eût pu vous
parler de M. de Clarac avec une bien autre compétence que la mienne. M. de
Clarac ne m'appartient à moi, très ignorant et très indigne, que par la filiation de
nos sièges, mais à M. Heuzey est échu, au Louvre, l'un des départements du
vaste empire que M. de Clarac tint jadis entre ses mains, et vous savez avec
quelle érudition brillante, ingénieuse et nouvelle notre confrère gouverne aujour-
d'hui ce département. Je dis vaste empire ; sous M. de Clarac, il ne l'était pas
autant que de nos jours, où il s'est fort étendu par le grossissement des séries
anciennes, et par des conquêtes de provinces alors entièrement inconnues et
que nous ont values les fouilles merveilleuses non seulement sous la vieille
Grèce, mais dans les sables d'Asie et d'Afrique et jusque dans les forêts d'Amé-
rique. Force a bien été de partager cet immense domaine quasi sans bornes et
qui s'accroît et s'accroîtra désormais à chaque heure et qu'on ne peut plus par-
courir qu'en épelant chaque matin une langue nouvelle, un alphabet nouveau,
domaine auquel n'eût pu suffire ni M. de Clarac, malgré ses larges épaules, ni
pas un de sa taille.
Nos jeunes conservateurs du Louvre ont matière à ajouter de beaux volumes
au Musée de sculpture antique et moderne de M. de Clarac ; mais ils ne doivent
jamais le laisser oublier. Ce Clarac c'est l'ancêtre, c'est le pionnier des travaux
formidables, celui qui a appris au Louvre comment un passionné du beau et de
la gloire peut à la science qu'il adore et à la sainte maison dans laquelle il s'est
incarné, sacrifier sa vie, ses veilles sans repos, et l'héritage de ses aïeux et jus-
qu'au pain de ses derniers jours.
(A suivre)
PH. DE CHENNEVIERES.
L'EXPOSITION DES ŒUVRES
GUSTAVE GUILLAUMET
'exposition posthume des ouvrages d'un
peintre est souvent une épreuve dange-
reuse. Par le prestige d'une exécution
brillante, par les ressources d'une imagi-
nation vive qui lui fait trouver chaque
année, à l'époque du Salon, un sujet frap-
pant et imprévu; quelquefois même par
sa seule influence personnelle sur un
groupe de clients qui chantent ses louan-
ges, plus d'un artiste sans grand talent trouve le moyen d'enchaîner le succès
pendant toute sa vie. Mais qu'on ne s'avise pas de réunir dans un même lieu,
après sa mort, les ouvrages de ce prétendu triomphateur ! La juxtaposition de
tant d'œuvres fêtées, qui semblerait au moins devoir faire ressortir la fertilité
d'esprit du peintre dans le choix des sujets, ne servira qu'à mettre en relief la
monotonie d'un procédé habile mais superficiel, qui cache mal l'indigence du
fond et l'absence des qualités fondamentales.
En revanche, voyez comme la conscience en art est la meilleure et la plus
LARTISÏK
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INTERIEUR A I,A-ALJA
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L'EXPOSITION DES ŒUVRES DE GUSTAVE GUILLAUMET 109
sûre de toutes les habilete's ! Guillaumet n'avait jamais cherché à éblouir la
foule ; il n'avait jamais frappé sur le moindre tam-tam, pour forcer l'attention
de ceux que l'art véritable n'intéresse pas; naïvement, loyalement, par un effort
continu vers le mieux, il s'était affranchi peu à peu de ce qu'on est convenu
d'appeler les lisières de l'école, de ce qui n'est en réalité que la compré-
hension incomplète des principes nécessaires, principes que la tradition conserve
et que bien des gens savent transmettre par la parole sans pouvoir les ensei-
gner par l'exemple. Les matériaux que la nature offre à l'art sont si complexes,
si brouillés les uns dans les autres, qu'un jeune homme a bien de la peine à
démêler au milieu de ce riche chaos le choix qu'il devrait faire. Les leçons
reçues à l'école ou ailleurs sont déjà un guide précieux pour le commençant ;
puis vient l'imitation d'un maître préféré, c'est-à-dire l'utilisation, de seconde
main, des éléments que le maître avait directement empruntés à la nature, iné-
puisable réservoir des formes et des couleurs ; enfin, après cette double initia-
tion, rélève sincère finit par devenir un maître, ce qui veut dire qu'à son tour
il choisit dans l'univers visible les éléments les plus conformes à son tempé-
rament d'artiste. Quant aux habiletés de pinceau, le jeune homme destiné à
devenir un maître, ne s'en occupe pas, n'ayant rien à cacher. On trouve
toujours le moyen d'exprimer simplement ce qu'on a profondément senti.
C'est ainsi que fît Guillaumet. Il progressa constamment, cherchant toujours
à être plus près du vrai, ne négligeant aucun enseignement, ne dédaignant au-
cun exemple, mais réagissant de toutes ses forces contre l'imitation super-
ficielle et par conséquent servile.
L'exposition actuelle permet de suivre pas à pas Te développement de son
originalité. Ayant fait cette étude antérieurement (i), nous nous garderons de la
recommencer ici ; mais il ne sera pas mal, pourtant, de citer trois tableaux déjà
anciens dans son œ-.ivre et que peu de gens se rappellent. Son Marché arabe
dans la plaine de Tocria, qui parut au Salon de i865, appartient aujourd'hui au
musée de Lille. C'est une œuvre de transition où se meuvent un grand nombre
de personnages. On peut y trouver quelque papillotage au premier plan, mais
les foules du second et les montagnes du lointain sont déjà presque irrépro-
chables. Au Salon de 1867, Aïn-Kerma (la Source du Figuier), aujourd'hui au
musée de Pau, montre encore une imitation indirecte des maîtres antérieurs par
la préoccupation des tons éclatants et contrastés : c'est une jolie symphonie, ce
n'est pas encore tout à fait la nature consultée directement. Le Campement d'un
Gotim (Salon de 1870, musée de La Rochelle) est curieux par le mélange d'im-
pressions étrangères qui s'y trouve uni à une sûreté d'observation déjà remar-
quable : on dirait un tableau de Fromentin repeint avec plus de fermeté et
(i) Voir L'Artiste, mai 1887.
ito L'ARTISTE
moins de légèreté par un artiste consciencieux, puis repris çà et là par un
excellent élève de Delacroix, qui aurait donné de la tournure à quelques per-
sonnages et introduit dans l'harmonie générale un peu crue quelques-uns de ces
beaux rouges qui éclatent sourdement dans les ouvrages de l'auteur des Con-
vulsionnaires de Tanger. Guillaumet est déjà un peu plus lui-même dans la Halte
de chameliers du Salon de 1875.
Nous avons dit tout à l'heure qu'il arriva un jour à ne plus imiter personne,
mais à s'inspirer librement des conseils et des exemples de maîtres vivants ou
morts. Millet fut certainement un de ses éducateurs par l'exemple ; mais Fran-
çois Bonvin, le grand artiste qui vient de mourir, fut à la fois un de ses meilleurs
amis et de ses plus utiles conseillers. Nous avons recueilli à ce sujet, de la
bouche de M™» Guillaumet, des renseignements bien intéressants. Guillaumet
connaissait Bonvin dès avant 1875 ; à cette époque déjà il lui écrivait à peu
près ceci : « Je suis mécontent de ma Halte de chameliers. Pourtant, je
l'enverrai au Salon pour obéir à des amis qui me le conseillent ». Deux ans
après, on peut prendre sur le fait la part de collaboration de Bonvin, en
comparant l'étude et le tableau du Marché arabe du Salon de 1877. Le tableau
est trois fois plus grand que l'étude ; on peut constater entre les deux
beaucoup de différence ; l'étude garde une certaine supériorité par un accent
de nature plus intense, mais le tableau reprend l'avantage de deux façons.
D'abord la composition y est plus légère, moins touffue, plus élégante par
les silhouettes; ce perfectionnement, sans aucun doute, appartient en propre
à Guillaumet, qui a toujours eu le sens de la composition développé à un degré
extraordinaire. Ce qui provient de Bonvin, c'est le conseil de simplifier l'effet,
d'alléger le ciel et surtout d'éteindre dans une gamme générale les colorations
un peu trop vives : voyez par exemple comment, grâce aux conseils d'un homme
qui connaissait tout le prix de la sobriété, le vert métallique du grand arbre qui
domine la colline s'est adouci presque jusqu'au gris ; comment le tapis étendu
sur le sable, d'un bleu un peu cru et d'une surface un peu cahotée dans l'es-
quisse, a pris dans le tableau un aspect doux et vrai, au point de devenir une
excellente nature morte qui se laisse voir sans se montrer.
Bonvin était un admirateur des Hollandais ; il connaissait à fond les lois de
la perspective aérienne ; et c'est lui qui a sinon éveillé — la chose était déjà
faite depuis longtemps — au moins avivé, chez Guillaumet le goût de ces
« problèmes de la lumière » que ses derniers ouvrages ont montré si habile-
ment résolus. Les « intérieurs » dont nous aurons à [parler tout à l'heure le
prouveront surabondamment.
Plaçons ici quelques détails sur sa manière de travailler. II réfléchissait beau-
coup avant de « s'asseoir » devant la nature. Quand il avait trouvé l'endroit
favorable, il commençait toujours son travail par une étude peinte. Bien des
L'EXPOSITION DES ŒUVRES DE GUSTAVE GUILLAUMET m
gens préfèrent débuter par un dessin, et cette méthode semblerait la plus natu-
relle, puisqu'elle va du simple au composé ; mais on peut se rendre compte
aussi que l'impression première étant une impression d'ensemble, c'est celle-là
qu'on exprimera avec le minimum d'effort. Quoi qu'il en soit, le procédé réus-
sissait à Guillaumet, car la présente exposition est remplie d'esquisses très
savoureuses, les unes aussi petites qu'un feuillet de papier à lettre, les autres
deux ou trois fois plus grandes, qu'il achevait souvent en quelques heures,
absolument d'après nature. Ce premier travail fait, ayant appris par cœur l'ossa-
ture de son paysage, il exécutait un dessin très serré, qui devait le guider plus
tard là où son pinceau un peu fiévreux aurait exprimé plutôt les valeurs que les
lignes. Puis, venaient des dessins plus petits pour les détails, les figures, plantes,
rochers ou cailloux.
Parfois il faisait deux études et plusieurs dessins, portant dans chacun d'eux
son attention sur des points différents.
L'exposition actuelle montre côte à côte ou, du moins, pas loin les uns des
autres, un grand tableau et l'étude qui a servi à le faire ; souvent même un
dessin s'y trouve joint. Il est bien intéressant de comparer, par exemple, le
grand tableau de la Séguia avec l'étude d'un pied de longueur où se retrouvent
déjà complètement la contexture des détails, le grain de l'écorce du tronc
d'arbre creusé qui conduit l'eau, la rugosité des terres au bord du ruisseau ;
en même temps un petit dessin exécuté légèrement, mais avec une extrême
précision qui n'exclut pas la souplesse, permet d'imaginer comment l'artiste,
muni de si précieux renseignements, pouvait rentrer sans inquiétude dans son
atelier de Ville-d'Avray.
Son grand Intérieur saharien fut fait dans les mêmes conditions avec
une petite étude à l'huile où se trouvent d'autres figures, et un dessin (appelé
comme l'étude, à La-Alia) qui est à la fois très serré et très gros d'exécution.
Ce dessin conserve près du berceau une figure qui se trouvait primitivement
dans le grand tableau, mais qui en fut ôtée, au mieux de l'effet général, après
bien des réflexions et des hésitations, car Guillaumet faisait tous ses efforts pour
ne rien livrer au hasard.
Parfois ses études s'appliquaient à un même endroit, mais avec des variantes
considérables. Il avait une préférence marquée pour ces délicieux bords de
rivière un peu encaissés et chargés de palmiers, où le lit est de sable avec une
mince couche d'eau qui serpente au travers. On peut compter, dans l'exposition
actuelle, huit à dix de ces bords de rivière, qui sont un ravissement des yeux
et, selon une expression très juste, un vrai « bouquet de couleurs ». L'étude ne
perd rien de son charme quand elle est peuplée de ces élégantes figures de
laveuses qui semblent venir en ligne droite de Tanagra, et qui, vêtues d'un
costume léger, jambes et bras nus, pressent de leurs talons le linge savonneux
112 L'ARTISTE
ou encore, accroupies, le battent d'une branche de palmier. Leurs costumes,
dont la couleur est adoucie par la distance, sont tantôt d'un rouge vif qui égaie
tout le tableau, tantôt d'un bleu intense et presque sévère qui devient une note
dominante et qui donne à la composition son assiette au point de vue des
valeurs. Heureux l'acheteur qui aura choisi à la vente ces œuvres charmantes, si
légèrement brossées, qui semblent un rêve fixé par la baguette de quelque magi-
cien. Nous ne plaindrons pas davantage les futurs possesseurs d'un dessin déli-
cieux représentant le même site avec des groupes de laveuses debout : c'est à
peine commencé, semble-t-il, tant le crayon est discret, mais il n'y a rien à
ajouter dans cette œuvre si blonde et si ensoleillée, où le besoin de la couleur
même ne se fait pas sentir.
Dans les six ou sept dernières années de sa trop courte carrière, Guillaumet
s'était aperçu qu'il entasssait les études par centaines et que jamais, dût-il
vivre un siècle, il ne pourrait traduire en tableaux un si grand nombre de
documents; il prit alors le parti d'emporter des toiles ou des panneaux plus
grands et de faire des « tableaux d'après nature ». De là est venue la surprise
de cette exposition. Personne, sauf quelques rares amis de l'artiste, ne soup-
çonnait de telles richesses. Peu couru par les marchands de tableaux, — peut-
être parce qu'il ne courait pas après eux, — il était presque inconnu du grand
public, et les artistes eux-mêmes, à moins d'être admis tout à fait dans son
intimité et d'avoir droit à des fouilles dans ses armoires, le considéraient
•volontiers comme un chercheur au travail lent.
C'était une erreur absolue. Guillaumet avait, au contraire, en présence delà nature
un enthousiasme, une allégresse qui faisait son travail joyeux et son exécution
rapide. Les plus belles heures de sa vie se sont écoulées au fond du désert, dans
les endroits perdus que nul voyageur n'avait jamais visités, et où, ayant pour
habitation une masure en pisé, il vivait absolument de la vie primitive, en libre et
constante communion avec la nature. Sa seule occupation, là-bas, était de vivre
dans le beau, comme les ascètes des premiers siècles vivaient en Dieu. Loin des
entraves de la civilisation, les soucis de la vie matérielle n'existaient pas pour
lui ; car sa chère femme (combien peu l'auraient imitée 1| le suivait courageu-
sement dans le désert, lui ôtait les cailloux du chemin, jouait autour de lui,
sans se lasser jamais, le rôle d'une fée bienfaisante, prévenait ses moindres
désirs, lui préparait ses pinceaux, ses couleurs et ses toiles, lui cherchait de
beaux sites, pénétrait dans les intérieurs les plus fermés — où l'autorité mili-
taire elle-même n'aurait guère pu entrer qu'en blessant les convenances arabes,
— et là, grâce à quelques notions de la langue du pays, usant des innocentes
roueries féminines que lui inspirait le désir de donner à Guillaumet une joie
artistique, elle amadouait le maître du logis et apprivoisait les femmes. Ce résul-
tat était plus difficile à obtenir qu'on ne pourrait l'imaginer. Parfois, quand l'artiste
L'EXPOSITION DES ŒUVRES DE GUSTAVE GUILLAUMET n3
pénétrait dans un intérieur, les femmes occupées à tisser, à carder, à filer, à
préparer le kouskoussou, le regardaient avec des yeux de gazelles effarouchées,
puis, pendant qu'il préparait sa palette, disparaissaient silencieusement.
L'artiste se trouvait en présence d'une nature morte ! A la longue, pourtant, la
diplomatie de sa femme finissait par triompher de la sauvagerie des habitants
du lieu.
l\me Guillaumet a donc été la véritable collaboratrice de son mari. Sans elle,
ces admirables intérieurs, qui sont l'œuvre maîtresse de l'artiste et l'honneur de
son exposition posthume, n'auraient certainement pas pu être exécutés. Parmi
ces intérieurs, citons les Tisseuses, qui a été gravé par M. Guérard ; Pileuses et
Cardeuses à Bou-Saada, où Guillaumet représenta dans leurs costumes pitto-
resques trois figures de femmes exécutées avec une préoccupation du modelé
serré, qui montre combien le besoin de la perfection le dominait. S'il
avait vécu davantage, il aurait certainement cherché à introduire dans sa
peinture un reflet des qualités qui ont fait d'Ingres le plus grand peintre du
siècle.
II exécuta plusieurs tableaux-études d'un Intérieur à Biskra. Cette fois, la porte
qu'éclaire la pièce n'est pas ménagée dans le mur du fond, comme dans le
grand Intérieur saharien qui est la propriété de M. Hakim; elle est perpendi-
culaire au plan du tableau, et la lumière extérieure pénètre un peu oblique-
ment, du haut en bas, avec toutes les dégradations possibles sur le mur du fond.
Dans l'un d'eux une figure est debout au bas des marches que domine la
porte ; dans un autre, la figure est debout sur la plus haute marche, en pleine lu-
mière; dans une autre encore, des figures sont assises par terre, et il y a vraiment du
rembranesque dans le mystère de leur clair-obscur. Guillaumet avait été évidem-
ment très frappé de cet effet de lumière oblique, si riche et si doux, car il agran-
dit un de ces tableaux-études pour faire un tableau proprement dit, qui porte le
dernier numéro du catalogue. C'est une merveille de poésie simple, d'harmonie
et d'intimité, une de ces œuvres que l'on crée, non pas pour amuser les yeux
d'un indifférent, mais pour donner un peu de son àme à une autre âme.
Son Intérieur à Bou-Saada, dont il a fait aussi plusieurs dessins d'après
nature, est peut-être, de tous ses derniers tableaux-études, celui où l'on trouve
le plus de promesses pour un avenir qui, hélas 1 ne devait pas être long. C'est
une habitation comme tant d'autres, en terre crue, dont le toit est soutenu par
des piliers de bois. A gauche, près du centre, une femme est assise par terre
avec un petit enfant sur un genou ; à droite, près du cadre, s'ouvre une porte par
où pénètre la lumière, et dans l'embrasure de laquelle une autre femme est
debout. L'effet général est celui d'une grande unité, d'une sobre richesse. Mais
ce qu'il y a de plus frappant dans cet ouvrage, c'est la noblesse de la figure
assise, c'est plus encore la largeur et la souplesse de son modelé, qui fait penser
; 888 — l'artiste — t. i 8
114
L'ARTISTE
à Henner, ou à Millet quand il prend la peine de modeler. Encourage', un peu
exalté par les éloges de quelques amis qui louèrent cette toile, Guillaumet
avait rêvé d'en tirer une Nativité. La femme assise serait devenue la vierge,
l'enfant aurait pris le nom de Jésus, et la porte de droite aurait laissé entrer,
dans son large rayon de lumière, les adorateurs du Messie annoncé, parmi
lesquels se serait trouvé un berger debout, mais penché vers l'enfant divin, et
jouant delà cornemuse pour lui seul. Le projet de ce tableau existait en dessin.
Quel regret de penser qu'il est resté à l'état de projet! Guillaumet aurait trouvé
là l'occasion d'agrandir encore son style, car — comme noblesse — sujet oblige.
Mais laissons cela. L'exposition actuelle montre que Guillaumet a assez fait
pour sa gloire et que la prostérité s'occupera de lui.
E. DURAND-GRÉVILLE.
THÉÂTRE NOUVEAU
'esprit, las des perpétuelles histoires à dormir debout
que ressassent sans fin les dramaturges, a salué avec
joie l'apparition d'un art à la fois plus simple et
plus complexe, qui récrée les yeux, charme l'imagi-
I ^ kT nation, le berce de chères visions, et ce sans fatigue,
ife I V^ î sans ennui, en doublant le plaisir par la façon dont
m [ -vî'''^^^ on- I2 savoure, entre deux bocks, le cigare ou la
I 1 k"\ cigarette aux lèvres, dans un milieu tout intime, en
■ I /y)/Ja\ une salle exiguë, mais ornée à profusion de tableaux, de
i5^^_,Jt — ----i dessins,d'aquarelles,de bibelots indigènes et exotiques.
Cet art est vieux déjà, mais il a été si bien rajeuni qu'on peut le dire né d'hier.
Ceux qui l'ont créé s'appellent Willette, Henri Rivière, Caran d'Ache, Somm,
Auriol, Steinlen, et quelques autres que j'ai avec ingratitude oubliés.
n6 L'ARTISTE
Il a eu pour parrain ce personnage étonnant qui a nom Rodolphe Salis, gcn-
tilhomme-cabaretier — le dernier peut-être, car le rôle est difficile à tenir — et
son berceau a été le Chat noir, ce caravansérail où tant d'Orientaux de Paris,
dont le cerveau est plein de soleil, en dépit de notre atmosphère embrumée,
sont venus effeuiller des roses, où Rollinat est venu conter ses Névroses, où
Goudeau a éparpillé ses Fleurs de Bitume, Charles Frémine secoué les odorants
bouquets des Pommiers, Charles Gros égrené les strophes de ballades roman-
tiques, Paul Marrot énuméré les bonheurs de son Paradis moderne.
Quel Parisien, ayant dépassé la trentième année, n'a pas gardé, en quelque coin
de sa mémoire, l'enfantine et ravissante souvenance de Séraphin et de ses ombres,
spectacle naïf qui lui faisait battre le cœur autrement fort qu'il ne battit depuis,
même aux poignantes complications des drames de M. d'Ennery, même aux
attendrissantes conceptions du Maître de Forges, cette gloire! Oui, qui ne se
souvient, parmi les hommes d'âge moyen, ayant « vu le jour » entre Montrouge
et Montmartre, des délices de Séraphin ?
Eh bien, ce théâtre nouveau, c'est Séraphin, mais Séraphin devenu artiste
impeccable, artiste et poète. Séraphin non plus ad usum pueri, mais à l'usage
des grandes personnes, et non de toutes encore! Car de même qu'il fallait être
enfant, c'est-à-dire doué de toutes les aimables qualités des êtres qui n'ont pas
encore été momifiés par le collège, le comptoir ou la caserne, et chez qui la
moindre sensation développe au suprême toutes les facultés intellectuelles, — de
même, pour s'intéresser aux merveilles artistiques du Chat noir, il faut posséder
ce quelque chose qu'on n'acquiert jamais, quand on ne l'a pas, fût-ce au prix des
plus louables efforts, l'originalité de l'esprit, l'horreur du convenu, l'amour du
Beau.
Or, c'est justement d'une réunion de jeunes hommes qui possédaient ce quel-
que chose, dessinateurs sachant faire « parler » le crayon, ennemis de la règle
académique, et ne croyant pas qu'il suffisait, pour faire œuvre d'art, de croquer
le bonhomme suivant les meilleurs modèles, qu'est venue l'idée de rejeunir, de
transformer les vieilles ombres en honneur dans notre enfance. Pour varier,
pour trouver un autre plaisir, frère de celui qui consiste à déclamer des vers
colorés et harmonieux, à dire des chansons spirituelles et moqueuses, ils vou-
lurent avoir une petite scène pour eux, où ils pourraient donner l'essor au vol
triomphal de la Fantaisie.
Ainsi firent-ils. Les premiers essais furent timides. Ce fut d'abord de simples
silhouettes, de noires ombres qu'ils promenaient sur la toile transparente. Puis
ils firent des groupes, des théories qu'ils faisaient défiler, traduisant par le
dessin, les humouristiques chansonnettes de JulesJouy, entre autres /e5 Sergots.
Puis encore, agrandissant les sujets, ils tirèrent de leurs ombres, détachées et
groupées, des motifs de saynètes. C'était encore Séraphin, sauf l'allure artistique
THEATRE NOUVEAU
117
en plus. Mais le genre était trouvé. Il n'y avait plus que des perfectionnements à
apporter. Alors les buveurs, les habitués montèrent au premier, devinrent des
spectateurs ; le public suivit. Le Théâtre nouveau était sorti des limbes, il donnait
des représentations régulières, fort suivies.
Dès ce moment, il n'y eut plus de trêve. Il fallait améliorer, transformer les
ombres. Et chacun rivalisa d'ingéniosité. Aux silhouettes dessinées et collées
ensuite sur du carton que l'on découpait avec les ciseaux, lesquelles se défor-
maient et ne présentaient plus une netteté de lignes suffisantes, succédèrent les
silhouettes découpées dans le zinc. Puis on essaya de leur donner le mouvement
et la couleur, bras, jambes, têtes remuèrent, donnant l'illusion de la vie à toutes
ces créatures coquettes et grotesques. Caran d'Ache fit 1808, qui fut l'embryon
de l'Epopée, série de tableaux militaires, d'une grande intensité, avec une note
comique, amusante. Des trucs avaient été introduits; au commandement, les
soldats formaient le carré, présentaient, reposaient, chargeaient leurs armes, se
mettaient à genoux et faisaient feu, car les ressources de la pyrotechnie étaient
employées. Les auteurs en étaient arrivés aux projections à la lumière du gaz
oxygène, et inventaient chaque soir quelque ingénieuse combinaison.
Aujourd'hui, le théâtre du Chat noir est machiné comme un grand théâtre, et
l'on est tout surpris quand on pénètre, faveur insigne 1 dans les coulisses, de
voir tous ces agencements singuliers dont on ignore le fonctionnement. On y
donne, dans la même soirée, quatre pièces, — je me sers de ce mot ne sachant
lequel conviendrait le mieux, et ce mot est encore à forger — ayant chacune leur
originalité propre, leur caractère, leur charme. La première est une joyeuseté de
Sahib, le fin dessinateur de la Vie parisienne. C'est la Partie de Whist. Sur un
vaisseau de guerre anglais, le commodore,sa femme, un autre partenaire, plus
un groom amateur qui font la galerie, ont engagé la fameuse partie. Le vaisseau
secoué par la tempête, bondit sur les vagues, mais rien ne fait sortir les joueurs
de leur imperturbabilité. Le navire est attaqué par un corsaire français. Le canon
tonne. La partie continue. Le navire est pris à l'abordage, il devient la proie de
l'incendie, et, sur un radeau, on voit encore, impavidumferient ruince! les mêmes
personnages, dans la même attitude, jouant. C'est ensuite la très gracieuse et
très bouffonne aventure du Fils de l'Eunuque, de Somm. Une intrigue au sérail ;
sultanes, bayadères conspirant contre le maître, au profit d'un jeune alphonse
de barrière, fils de l'eunuque, dont le costume réaliste contraste furieusement
avec les magnificences du harem. L'occident l'emporte sur l'orient, et le jeune
alphonse trône à son tour, à la place du pacha, sur les coussins de soie brodée,
toujours coiffé de la symbolique casquette à trois ponts. Là, les ombres ont dis-
paru, les couleurs les plus suaves ou les plus éclatantes jettent leur note gaie
sur la toile transparente. Après, c'est le délicieux poème de Willette, le peintre
exquis, suggestif, qui allie à la grâce des maîtres du xviii= siècle, la nervosité de
18 L'ARTISTE
notre époque maladive, et qu'on pourrait nommer le Watteau du modernisme,
lequel s'est laissé décorer des palmes académiques.
Pierrot est amoureux. Mais la femme qu'il adore, reste insensible; court vêtue
comme une danseuse, elle se tient immobile, froide, toute troublante cependant
en sa pose de statue, rebelle à toutes les avances de son pauvre amant au visage
enfariné. Pierrot est poète, mais les strophes enflammées ne brûlent pas la mar-
moréenne personne. Il prend un violon qui soupire une pure mélodie et, nouvel
Orphée, il charme les animaux, les fleurs, la nature animée et inerte : mais la
femme ne bouge. Il veut alors user de l'insolence, il fait son faquin et, superbe
dans son habit noir, impertinent, il off're un bouquet à la belle, et elle ne s'émeut
point. Pierrot désolé s'adonne au travail. On le voit, les épaules courbées, les
bras tirés par le poids de lourds arrosoirs, aller et venir sur le sol ingrat qu'il
veut ensemencer. La femme est toujours dédaigneuse. Mais, ô prodige! Pierrot,
en retournant la terre avec sa bêche, trouve un louis. « Il fait, dans cet écu, reluire
lé soleil. » Aussitôt, la rigide statue se transforme; elle devient légère, aérienne
comme un papillon et aussi brillante ; ses bras tendus avec volupté, elle enlace
le cou de Pierrot. C'est VAge d'or. On ne peut transcrire l'impression que laisse
au spectateur ce petit chef-d'œuvre d'une ironie mélancolique.
Et voici la Tentation de saint Antoine, la pièce capitale. Le rideau se lève sur
le désert de la Thébaïde. L'anachorète est en prière, sa contention d'esprit est
si grande qu'il a l'air d'un cataleptique, et les insectes, rassurés par son immo-
bilité, vaguent autour de lui, tranquilles. Une énorme arraignée tisse sa toile
au-dessus de la tête d'Antoine. Mais voici le génie tentateur. Il prend le saint et
lui fait visiter successivement le monde sous-marin, les profondeurs sidérales
où les astres promènent leurs masses lumineuses ; puis il le conduit dans un port,
pour le rendre témoin de la prodigieuse activité humaine. Les navires balancent
leurs agrès, les panaches de fumée s'échappent des cheminées d'usines, les
machines fonctionnent, les volants et les roues d'engrenage évoluent : c'est la
science et ses applications diverses, qui ébaubit le croyant. Le tableau change.
Le diable va tenter saint Antoine par les sens. Il le conduit aux Halles, précédé
par l'auteur du Ventre de Paris qui vient là documenter et peut-être aussi com-
mettre le péché de gourmandise. Le saint est inébranlable, sa foi résiste aux plus
rudes assauts. Alors, en avant la volupté ! Et voici le cortège de la Reine de Saba,
composé de bataillons de femmes de toutes les races, nues comme la main ou
demi-voilées dans les étoffes dont la transparence laisse deviner les plus secrets
contours. Mais aucune de ces innombrables beautés n'a le pouvoir de séduire le
saint. Il faudrait qu'il succombât, cependant ; et puisque toutes les tentations de la
chair n'ont pas eu de prise, c'est par l'esprit de doute et de discussion qu'il va être
assailli. Et le malheureux saint voit défiler sous ses grands yeux, agrandis par la
stupeur, tous les mythes, toutes les thè'ogonies, toutes les philosophies qui ont
THEATRE NOUVEAU
"9
tour à tour régné sur la jeunesse du monde : l'Inde, l'Egypte, la Grèce, les pays
Scandinaves fournissent leur contingent de dieux, les uns à l'image de l'homme,
les autres monstrueux et terribles. Mais toujours l'anachorète résiste, et au bout
de toutes ces visions « le saint se remet en prière. »
Henri Rivière s'est largement inspiré, tout en se laissant aller à son imagination
personnelle, de l'œuvre maîtresse de Flaubert ; et à la verve de l'artiste, il a joint
tous les trésors de l'érudition. Il a puisé aux meilleures sources les renseigne-
ments qui lui ont permis de faire « juste » ; il a mis à contribution archives et
musées, il a compulsé, noté, pris l'avis de savants spécialistes, et plusieurs de
ses tableaux ont la toute-puissance de l'évocation. Comme art, il est difficile de
dire ce que c'est, le terme tableau n'est pas exact même, comme effet, ça rappelle
les belles verrières du moyen âge, aux couleurs chantantes.
Le spectacle est coupé d'entr'actes pendant lesquels on entend poètes et chan-
sonniers de la maison : le sarcastique Jules Jouy; l'extraordinaire pince-sans-
rire, Mac Nab; le fin diseur, Victor Meusy ; René Ponsard qui répète ses Chants
du bord, FrageroUes, un chanteur qui possède une voix souple, bien timbrée, et
qu'on s'étonne de ne point ouïr sur une scène lyrique, FrageroUes dont on
connaît les compositions musicales qu'il écrivit sur des poèmes de Richepin, de
Sully Prudhomme, de Paul Marrot, d'Ogier d'Ivry, lesquelles ont paru en recueils ;
Albert Tinchant, pianiste émérite autant qu'élégant rimeur, et aussi d'autres
poètes et chansonniers, oiseaux de passage qui viennent pour la plupart de l'autre
rive de la Seine, s'abattre et s'ébattre une heure ou deux sur les hauteurs mont-
martroises.
Mais, malgré l'attrait des poèmes et des chansons, je préférerais, moi, voir se
dérouler les fantastiques tableaux de la Tentation, sans explication i\i boniment,
et surtout sans intermèdes. Il me semble que le charme est rompu, lorsque,
après une étonnante fantaisie picturale, éclatent les couplets d'une chansonnette,
si spirituels soient-ils. Quand une pièce est terminée, c'est bien ; çtiajs la frac-
tionner ainsi en deux ou trois tronçons, est une maladresse artistique. Quoi qu'il
en soit de toutes ces petites imperfections, le Théâtre nouveau a droit aux suf-
frages, aux chaleureux bravos des délicats, artistes et lettrés, -qui aimeirt Véchapper
de la réalité pour aller vagabonder dans le pays rose et bleu des chimères.
SUTTER LAUMANN.
"î^
ETUDESJ MUSICALES (i)
LÉO DELIEES
Éo Delibes, aujourd'hui l'un des maîtres
de l'Ecole française, a conquis pas à pas,
par un labeur incessant, ses droits à la
célébrité', et nos lecteurs apprendront à
mieux connaître cette sympathique nature
d'artiste en suivant avec nous la marche
progressive, mais lente, de ce maître cou-
rageux, convaincu, s'èlevant par une vo-
lonté persistante des premiers degrés de
l'échelle dramatique aux sommets de
l'art que seuls peuvent atteindre les vaillants et les forts. Le long stage fait par
Léo Delibes dans les théâtres consacrés à l'opérette, les ouvrages nombreux
écrits dans le genre bouffe populaire, comédies musicales drolatiques, amu-
santes, mais d'un genre d'esprit trop souvent vulgaire, aurait pu exercer une
influence fâcheuse sur la distinction innée du compositeur; il n'en a rien été
grâce à sa nature musicale harmonieuse et parfaitement équilibrée. Léo Delibes
(t) Voir L'Artiste de Juin, Juillet et Novembre 18S4, Janvier, Mai et Novembre i885i
Août et Décembre 1886.
ETUDES MUSICALES
121
a changé de manière, modifié son style, transformé son genre avec une souplesse
et une habileté prodigieuses. Les nombreuses opérettes rapidement écrites, im-
provisées au courant de la plume, lui ont fait acquérir une légèreté de main et
la possession de tous les procédés indispensables aux musiciens qui ont l'ambi-
tion de s'imposer à l'attention du public. C'est en s'étudiant journellement avec
des moyens restreints, un orchestre insuffisant et des voix inhabiles à produire
les effets scéniques, que Delibes a pu acquérir la souplesse dans le maniemen
de l'orchestre.
Il faut, du reste, constater, dans l'histoire du théâtre contemporain, qu'à la
période des opérettes minuscules a succédé un genre mixte, imitant ou paro-
diant le style des vieux opéras-comiques. La Fille de Af™» Angot, les Cloches de
Corneville, Héloïse et Abeilard, le Petit Faust, visent au style de l'ancien opéra-
comique, qui lui-même s'est modifié en devenant le drame lyrique avec dialo-
gues et récits. Lakme, Piccolino, Suzanne, Carmen, Manon Lescaut, sont de
véritables drames lyriques où la phrase a plus d'ampleur, l'accent plus de force
et de passion que dans la plupart des ouvrages qui datent de la première moitié
du siècle.
Léo Delibes est né à Saint-Germain-du-Val (Sarthe) en i836; mais c'est à
Paris, au Conservatoire national où il est entré en 1848 comme élève de sol-
fège, qu'il a progressivement fait ses humanités musicales. Attaché à différentes
maîtrises en qualité d'enfant de chœur, le jeune Delibes obtenait un second
prix de solfège en 1849 et le premier prix en i85o dans la classe de sol-
fège.
Élève particulier de notre cher Le Couppey, il devenait très habile pianiste,
en même temps qu'excellent harmoniste et accompagnateur dans la classe diri-
gée par notre ami Bazin, où il obtint un accessit. Admis élève à la classe d'or-
gue de Benoist, puis à la classe de haute composition d'Adolphe Adam, Léo
Delibes, très affectionné de ses professeurs pour son intelligence et son ardente
bonne volonté à l'étude, devint accompagnateur au Théâtre-Lyrique, et fut
presque en même temps nommé organiste à l'église Saint-Jean-Saint-François.
Plusieurs fois lauréat dans les différentes classes suivies par lui au Conserva-
toire, Léo Delibes a, très jeune encore, manifesté des aptitudes toutes spéciales
pour la carrière de compositeur lyrique. Suivant la voie tracée par son maître
Adam, il se livra avec passion à la pratique de son art en écrivant d'abord de
nombreuses petites pièces bouffes et de genre, qui lui firent acquérir l'entente de
la scène, la vérité expressive, en tenant constamment en éveil sa verve mélo-
dique qui procédait directement des maîtres français, Grétry, Monsigny, Nicolo,
Boïeldieu, Auber, etc. Dès i855, Léo Delibes aborda les petits théâtres de genre,
Folies-Nouvelles, Bouffes-Parisiens, où il fit successivement représenter avec des
succès ininterrompus : Deux sous de charbon. Deux vieilles gardes, Six Demoi-
r22 L'ARTISTE
moisellas à marier ; puis, montant d'un degré ses procédés et son faire habituel,
le jeune compositeur donna au Théâtre-Lyrique, en iSSy, un petit opéra-
comique. Maître Griffard, qui, fort bien accueilli du public, semblait présager
à l'heureux débutant des succès d'un ordre plus élevé. Déjà, on pouvait appré-
cier, dans cette spirituelle partition, écrite de verve, où les motifs heureux et
d'allure pimpante abondaient, un compositeur de brillant avenir. De 1859 à 1870,
Léo Delibes a donné aux théâtres des Bouffes-Parisiens, de l'Athénée, des
Variétés, au Théâtre-Lyrique, quinze actes d'opéras bouffes. Presque tous ces
ouvrages ont obtenu un succès de popularité ; mais il faut retenir à l'honneur
du vaillant artiste que, tout en écrivant de la musique légère, vivante, spirituelle
et gaie, le jeune maître est toujours resté musicien distingué, de bonne école,
n'a jamais sacrifié au mauvais goût. 'Voici quelques-uns des titres de ces légères
partitions, aujourd'hui un peu démodées, l'opérette ayant élargi son cadre pour
adopter le style de l'ancien opéra-comique : VOmelette à la Folembiiche, les
Musiciens de l'orchestre, le Serpent à plumes, le Bœuf Apis, Mon ami Pierrot,
l'Écossais de Chaton, Monsieur de Bonne-Etoile, le Jardinier et son seigneur,
les Eaux d'Ems, etc.
Il est facile de se convaincre, par la nombreuse énumération et les titres déso-
pilants des comédies musicales écrites par Léo Delibes, que ce maître, avant
d'aborder le drame lyrique et de conquérir sa place parmi les compositeurs de
haut style, a sacrifié quinze années de labeur au genre bouffe, à l'opérette.
L'auteur de Coppélia, de Sylvia, du Roi Va dit, de Jean de Nivelle, de Lackmé,
le collègue affectionné d'Ambroise Thomas, Gounod, Saint-Saéns, Reyer, Mas-
senet, a été l'émule souvent heureux d'Offenbach, Hervé, Lecoq, Jonas; pour
tout dire en un mot, un petit maître. Mais cette longue école buissonnière à
travers les bouffonneries musicales, ne fut pas perdue pour l'acheminement pro-
gressif de Léo Delibes vers l'art sérieux. Par son chaud tempérament musical,
par ses études et ses affinités magistrales, par son goût prononcé pour les
œuvres de style, le futur membre de l'Institut cherchait une issue pour échap-
per à la popularité que lui avaient créée ses nombreux succès aux Bouffes-
Parisiens. Plusieurs essais heureux au Théâtre-Lyrique et à l'Athénée avaient
déjà donné la mesure de ce que l'on était en droit d'espérer du jeune
maître.
L'administration de l'Opéra, en lui confiant une part de collaboration au bal-
let de la Source, puis le soin délicat de la remise en scène du Corsaire, ballet
d'Adolphe Adam, put apprécier la sève mélodique, le tact et l'habileté d'or-
chestration du compositeur distingué qu'elle s'était déjà attaché comme second
chef des chœurs. Le divertissement ajouté par Léo Delibes au Corsaire fut très
applaudi et permit d'apprécier la touche fine et délicate de son instrumentation.
Enfin l'heure des grands succès et l'occasion d'affirmer la haute valeur musicale
ETUDES MUSICALES
123
et l'originale individualité de son style était proche. A partir de 1870, après le
retentissant succès de Coppélia, Léo Delibes renonça à l'opérette, dit un adieu
définitif au genre bouffe.
C'est vers i865 que Léo Delibes fut attaché à l'Opéra comme second chef des
chœurs, ayant comme premier chef d'emploi Victor Massé. A partir de cette
époque, les œuvres théâtrales du jeune maître affirment des tendances plus
élevées, un style plus ferme et une habileté de main indéniable. Sa pétillante ima-
gination, l'abondance de ses idées mélodiques, son ingéniosité spéciale dans l'art
d'instrumenter l'incitaient vivement à suivre la voie tracée par des devanciers
tels qu'Hérold, Adam, Reyer, en écrivant des ballets originaux, des symphonies
dansantes, pittoresques et descriptives. Aussi la tendance musicale et la sou-
plesse de style du compositeur étant suffisamment appréciées, les directeurs de
l'Opéra n'hésitèrent pas à lui confier un ballet en deux actes, Coppélia, la fille
aux yeux d'émail, qui fut une révélation et obtint le grand succès qui dure
depuis dix-sept ans. Coppélia fut représentée en mai 1870, et cette délicieuse
partition, vrai bijou musical par le charme exquis des idées, par la variété
incomparable des rythmes, par l'entente scénique et le coloris chatoyant de
l'orchestre, n'a pas cessé de figurer brillamment au répertoire. Mais avant ce
grand succès, le jeune maître toujours ardent, alerte, infatigable dans ses
travaux de compositeur, avait pris part en collaboration avec Georges Bizet,
Jonas et Legouix.à une grande opérette en quatre actes, Malbrough s'en va-t-eit
guerre, donnée à l'Athénée en décembre 1867; puis, en 1868, aux Bouffes-Pari-
siens, un acte que nous avons déjà mentionné, l'Écossais de Chatou ; enfin, en
1869, un opéra-bouffe en trois actes, la Cour du roi Pétaud, représenté aux
Variétés.
C'est en mai 1873 que Delibes fit représenter à l'Opéra-Comique son charmant
ouvrage, le Roi l'a dit. Cette partition, fort bien accueillie du public séduit par
la richesse mélodique et la verve juvénile dépensée par le compositeur,
n'obtint pas tout le succès espéré, et cela par la faute du livret. L'exposition en
était charmante et tout le premier acte un vrai bijou scénique ; mais au
deuxième et au troisième actes, l'action était nulle, le musicien avait répandu à
pleines mains ses inspirations musicales. Mvilgré son habileté et son talent, il
ne put donner la vie à une comédie musicale, dénuée d'intérêt. Ce demi-succès
fit pourtant apprécier à sa juste valeur les brillantes qualités du compositeur, sa
science parfaite du théâtre. La franchise et les contours élégants des motifs, les
accompagnnements ingénieux et les harmonies distinguées faisaient souvenir
très heureusement du style d'Auber, un des maîtres affectionnés de Delibes.
De ce jour, l'Opéra-Comique put compter à son avoir un nouveau compositeur
de grand avenir et donnant les plus riches espérances. Le Roi l'a dit a obtenu
les honneurs de la traduction, et le public viennois a fêté le compositeur français
124 L'ARTISTE
avec la sympathie que me'ritait son œuvre ; la grâce mélodique s'y unit à la
science, l'entente des effets et la vérité scénique s'affirment à chaque page avec
un charme d'expression irrésistible.
Delibes a fait représenter à l'Opéra Sylvia ou la Nymphe de Diane, ballet en
trois actes, où se retrouvent, avec un faire plus parfait, les qualités exception-
nelles du compositeur chorégraphique. Dans cet ouvrage (1876) comme dans
Coppélia, les motifs heureux se succèdent et s'enchaînent avec une habileté
merveilleuse. La symphonie imitative ou dansante est dessinée, burinée dans
les plus petits détails avec la finesse d'un grand artiste ; l'idée mélodique
court, alerte et vive sous l'allure vivante de rythmes variés. Quelles touches
délicates dans l'art d'orchestrer, quel coloris chatoyant et brillant 1 Sylvia est le
digne pendant de Coppélia, c'est la même habileté, la même perfection. Cette
délicieuse partition de Sylvia fut l'affirmation triomphante des qualités excep-
tionnelles de Delibes pour les œuvres chorégraphiques. Les étoiles de la danse
et les maîtres de ballet ne tarissaient pas d'éloges pour cette musique où la
couleur locale se dégageait, lumineuse et chatoyante, comme dans les paysages
ensoleillés de Diaz ou les tableaux de Ziem. Sylvia obtint autant de succès que
Coppélia et par ce fait Delibes fut placé hors pair dans le groupe des composi-
teurs français.
Mais les succès retentissants du jeune maître dans le genre tout spécial du
ballet, ne lui firent pas déserter sa vocation première pour la comédie musicale,
spirituelle, expressive, pour le drame chanté et parlé. La longue école buisson-
nière qu'il avait faite dans le genre de l'opérette, lui avait fait acquérir une
grande facilité de main, une extrême souplesse de style ; souvent obligé d'écrire
pour des chanteurs n'ayant que des moyens très limités, il devait suppléer, à
force d'adresse et d'esprit, aux effets voulus, par une symphonie imitative et des
finesses d'orchestration que l'expérience, le sentiment du coloris, et un tact par-
ticulier peuvent seuls donner.
En 1879, l'Opéra-Comique a fait représenter Jea« de Nivelle, opéra en trois
actes, dont le succès prolongé ne s'est pas démenti pendant plus de cent repré-
sentations. Le livret de ce charmant ouvrage eut la chance heureuse d'inté-
resser et d'amuser. Le scénario, riche en situations musicales de caractères très
distincts, donnait au compositeur un canevas assez habilement agencé pour
permettre de traiter alternativement le style expressif et le genre bouffe. Léo
Delibes eut donc ainsi la possibilité de prouver la souplesse de son style et sa
parfaite connaissance de la scène. La partition de Jean de Nivelle compte un
grand nombre de morceaux supérieurement facturés, d'un sentiment mélodique
exquis, et des ensembles magistralement écrits ; l'idée musicale, toujours natu-
relle, n'apparaît jamais tourmentée, et l'inspiration s'identifie très exactement
avec la caractère déterminé des personnages sérieux ou bouffes. Notre ami
ETUDES MUSICALES
125
regretté, L. Heugel, devint l'heureux proprie'taire de cette jolie partition, comme
il avait été' précédemment l'acquéreur de Sylvia. Il mit son activité et son
dévouement au service de l'œuvre de Delibes et renouvela pour Jean de Nivelle
l'ardente campagne musicale pour Mignon, d'Ambroise Thomas.
Sans se laisser un instant éblouir par ce succès prolongé, Delibes se remit de
suite à l'œuvre ; son nouvel ouvrage fut Lakmé. D'une donnée romanesque,
mélangée de réalisme, ce drame amoureux se meut dans l'Asie, au pays de la
lumière et des forêts grandioses. Une jeune vierge indienne s'éprend d'une vive
passion pour un jeune officier, pour lui elle délaisse sa foi religieuse, l'aime et
meurt. Le sujet suffit à faire comprendre la couleur expressive, ardente, enso-
leillée du scénario, qu'incidentent pourtant quelques épisodes amusants. Delibes
a mis, dans cette belle et dramatique partition de Lakmé, des trésors d'inspira-
tions, une abondance de suaves idées, un talent descriptif qu'on ne lui savait
pas encore ; il s'y montre chaud coloriste comme Félicien David, orientaliste
comme Reyer. Ce n'est pas en instrumentant des motifs indiens, mais en évo-
quant la vision de ces contrées enchanteresses que le musicien nous initie à la
vie orientale. Lakmé restera une des œuvres maîtresses de Delibes.
Les retentissants succès de Coppélia, de Sylvia, du Roi l'a dit, de Jean de
Nivelle, de Lakmé ont mis en lumière la force créatrice et l'expansive vitalité
du compositeur. Ces ouvrages de tonalités si variées, où l'expression musicale
revêt des formes si différentes, mais où le maître a si heureusement, si habile-
ment condensé les qualités originales caractéristiques de son style, ont ouvert à
Léo Delibes les portes de l'Institut. Il a succédé à Victor Massé, qui lui aussi a
été un maître, français par le cœur et par les œuvres. L'éloge de Victor Massé,
prononcé par son successeur, fait grand honneur à la finesse d'observation, au
talent d'écrivain de Delibes.
Indépendamment des nombreux ouvrages, dans des genres très divers, qu'il a com-
posés,Delibes a enrjj'.i le répertoire orphéonique d'une importante série de chœurs
pour voix d'hommes sans accompagnement ; citons seulement quelques titres :
les Pifferari, Marche des soldats, les Lansquenets, Dieu, Pastorale, etc. ; une
autre série de chœurs pour voix de femmes avec accompagnement d'orchestre,
une messe et plusieurs chœurs composés spécialement pour voix d'enfants.
Mentionnons encore une cantate sur des vers de Méry, Alger, exécutée à
l'Opéra le i5 août i865, et une scène lyrique de grand style, d'une inspiration
soutenue, la Mort d'Orphée. Pour compléter cette liste d'œuvres musicales de
styles si variés, citons un recueil de quinze mélodies avec accompagnement de
piano. Les pièces vocales de Delibes se distinguent toutes par leur charme
expressif, par le contour élégant de la phrase, par la grâce et la distinction des
idées, par un sentiment exquis ; des accompagnements ingénieux, finement
ciselés, des harmonies suaves et délicates donnent une grande variété de coloris
lîC 1/ ARTISTE
à ses ravissantes mélodies qui prennent place à côté des poétiques recueils de
Gounod, Bizet, Massenet.
Léo Delibes fait au Conservatoire un cours de composition idéale et de con-
trepoint et fugue ; deux seconds prix de Rome et un premier prix de fugue ont
déjà été jiccordés aux élèves de sa classe, émule de celles que dirigent
Ernest Guiraud et Massenet, collègues de Delibes dans le haut enseignement
musical.
En inscrivant le nom de Léo Delibes parmi les musiciens célèbres de l'Ecole
française, nous avons voulu rendre hommage à l'éminent artiste qui a su à
l'heure voulue renoncer aux succès populaires qui lui avaient donné sa célébrité,
pour se consacrer au grand art.
Pour ceux de nos lecteurs que charme l'œuvre ensoleillée et vibrante de
Léo Delibes, mais qui ne connaissent pas la sympathique personnalité du
maître, nous allons esquisser en quelques traits sa physionomie. Nature plan-
tureuse et puissante, respirant à pleins poumons la santé et la force, Delibes est
l'antithèse expressive de l'ascétique figure de Berlioz. On éprouve une impres-
sion attractive pour cet artiste au regard doux et bienveillant, dont le visage
épanoui, les traits harmonieux et bien dessinés expriment si bien le bonheur de
vivre, le contentement d'un cœur ouvert à tous les sentiments généreux. Delibes
est spirituel, nullement banal ; sa conversation est aimable, vive, mais n'a
jamais de pointes acérées ; ses jugements dans les questions d'art sont toujours
justes, sans parti pris. En suivant les traditions de ses maîtres préférés, Auber,
Hérold, Adam, le nouveau membre de l'Institut ne s'est nullement désintéressé
des transformations lyriques du théâtre moderne, mais sans cesser d'être fidèle
aux grands modèles de l'École française, il est resté en dehors de l'école nébu-
leuse, s'est préservé des exagérations sonores et harmoniques, des procédés
bruyants, des combinaisons baroques ou prétentieuses. Il a tenu à être sincère,
et ses inspirations primesautières, son style plein de clarté et de lumière
sont au pôle inverse des routes tortueuses où se perd le sentiment du naturel et
du vrai.
MARMONTEL.
1 ' A P T ! î^ ^ *•'
Eudes Ini:
Loui?> XV
i . -Rtoc/tif
UN bal d'enfants à l'hôtel de Rohan Soubise ! Le bruit s'en re'pand dans la
ville; c'est le propos des ruelles et des petits levers: du faubourg Saint-
Germain à la Chaussée d'Antin, de la place Vendôme au Marais, et de par de là
le rempart des Vinaigriers au quartier des Capucines, c'est la nouvelle à sensa-
tion, la nouvelle qu'il est impertinent de ne pas connaître et qu'homme du monde
ne peut plus ignorer sous peine d'être irrévocablement perdu. Cent cinquante
invitations ont été lancées, pas une de plus, cinquante dans Paris, les cent autres
à Versailles ; mais voilà le hic, comme dit le maréchal de Richelieu, la Cour est
en froid avec le Palais-Royal, le Dauphin ira-t-il î Cent cinquante invitations,
pas une de plus ! et toutes triées sur le volet, la fleur des pois du siècle, rien
que de la noblesse d'épée : le désespoir des caillettes de robe et le triomphe
des alouettes de Cour. Place Royale, aux Tuileries, sur la promenade du bord
de l'eau, sous les maronniers du Cours-la-Reine\on ne s'aborde plus qu'en se
rengorgeant et cette phrase aux lèvres : « Vous allez au bal d'enfants ! »
Le Dauphin ira, M""= de Mirepoixa donné la nouvelle. Sa Majesté l'a dit au
ia8 L'ARTISTE
souper chez la Reine. Sublet, la bonne vieille Sublet, la pomponnière de la
reine Marie de Pologne, l'a redit à M™e de Créqui et M°" de Créqui à M"»« de
Mirepoix, laquelle l'a re'péte' à qui voulait l'entendre et tout d'abord, comme
bien vous pensez, à M""» de Pompadour, laquelle enrage, cette bonne marquise,
n'ayant naturellement reçu aucun billet de part pour la petite Alexandrine
Lenormand d'Étiolés : une malice de M'"" de Montesson, toute-puissante au
Palais-Royal et bien heureuse d'humilier la Favorite; et puis le moyen, en bonne
conscience, de faire danser cette petite Poisson ou d'Étiolés pour le moins avec
tous ces duchés et grands cordons en herbe 1
Le Dauphin ira, voilà l'important ! Les fournisseurs sont sur les dents. Au
« Chagrin de Turquie», devant le « Petit-Dunkerque » et le « Palais-Marchand »
ce ne sont que vis-à-vis, carrosses arrête's, toutes les glaces baissées, héïduques
et laquais s'écrasant aux portières, et descendant et remontant dans le vent des
falbalas envolés, jeunes mères affolées, affairées, chamarrées, navrées et à quia.
Guillaume, le maître de danse, est assiégé littéralement, et Dubois de l'Opéra
ne sait plus à qui répondre. Ne dit-on pas que Monseigneur d'Orléans s'est mis
en tête de faire danser à cette marmaille toutes les contredanses nouvelles, depuis
la Nouvelle Badine, les Etrennes Mignonnes, la Beljamine et la Nouvelle
Brunswick jusqu'à la Babillarde et la nouvelle Cascade de Saint-Cloud? Passe
encore pour \' Allemande et les Moulinets brisés, cela est joli et facile, et encore
la sarabande et le menuet auraient suffi : voilà des figures que tout le monde
sait danser presqu'cn naissant, quand on est né. Il ne manquerait plus que faire
mimer à ces enfants le Tambourin de Daguin et les Amusements de Clichy. Le
moyen d'apprendre cela aux enfants en quinze jours, et encore n'existe-t-il au
monde que Deshayes, Deshayes le maître de ballet de la Comédie-Italienne,
pour éduquer convenablement cette jeunesse 1 Oh! Deshayes est incomparable,
et le prince d'Henin, et M™" d'Aumont et de BoufBers, viennent de le confis-
quer au profit de leur progéniture.
Et les costumes 1 Boquet, le dessinateur de l'Opéra, Boquet, l'homme des
ajustements mythologiques, qui ne peut leur donner une minute, surchargé
qu'il est de besogne, en vue de la reprise de Médor et Angélique, M""" de Gué-
ménée elle-même n'en a pu rien obtenir, il va falloir se rejeter sur les peintres,
Boucher, Baudouin, Nattier lui-même, au pis sur les graveurs, Eisen et les
Moreau : Leprince est, lui, accaparé par le Dauphin, les costumes du Dauphin
et ceux de son menuet. Heureusement que cette bonne M""" Lévêque, la mar-
chande de soieries de la Ville de Lyon, vient de recevoir en prévision de ce bal
tout un arrivage de brochés français et de satins du Levant, dont la seule vue
porte à l'imagination et vous suggère les plus jolies idées du monde ! il y a
entre autres étoffes des satins blancs, broches, cannelés, couverts de rosettes
lamées or et chenille, et des brocarts d'argent rayés de lames d'or, rebrodés d'or
BAL PARE ET COSTUME
129
frisé avec guirlandes d'oeillets et couronnes de myrtes ; on en mourrait 1 les
bourgeoises elles-mêmes vont les voir.
Un grand point encore à éclaircir dans la parure des enfants : leur mettra-t-on
oui ou non des mouches ? La duchesse de Brancas assure que ce serait folie
pure et on l'a entendue demander elle-même en personne du rouge pour enfants
chez M"" Martin, la marchande du Temple. Laquelle croire, à qui se fier ? Tout
n'est que trahisons, pièges, frivolite's, cachotteries, lutte et rivalité de luxe et
de folies.
« Vous savez que M">« de Vaubecourt fait remonter ses écrins chez Lempe-
reur. » — « Et M"» de la Reynière, qui vient de commander chez la Duchapt une
garniture de cent mille livres pour sa fille 1 » — « Mamzelle de la Reynière, la
fille à Grimod, le premier souper de Paris, la petite de la Reynière est priée à
l'hôtel Soubise ?» — « Comme je vous le dis, c'est Pagelle, la modiste des
« Traits galants », qui fournit le costume, Charpentier a la commande des sou-
liers, des souliers au vene:^-y-voir, garnis des plus belles émeraudes 1... ils
seront exposés demain, libre à vous d'aller les admirer 1 » — « Plus souvent...
ces financiers ! la petite de la Reynière au bal Rohan Soubise ! vous m'envoyez
suffoquée, pourquoi pas la petite Dumoley !» — « Mais M""» de la Reynière est
née de Jarente. » — « Tant que vous voudrez, mais le Grimod n'en est pas
moins un homme à jeter par la fenêtre. » — « Et la petite de Noailles, qui
n'est pas invitée 1 » — « La petite de Noailles, quelle indécence ! c'est un oubli. »
— Une intention » — « Ces d'Orléans ! Ah ! voilà qui me console de n'avoir
pas été priée !» — « Ah vous... » — « Et vous ?» — « Ni moi non plus. » —
« Mais comme vous pouvez le croire, quand on oublie les Noailles, on est fière...»
— « J'allais le dire; ainsi donc ces la Reynière offrent cent mille livres de
petite oie (i) à leur fille, c'est scandaleusement inouï ! » — « Bah! les pompons
et les rubans resserviront à la mère !» — « Je le pensais, » et c'est là le ton de
l'entretien entre bonnes mères, dont les enfants ont été oubliés sur la liste.
D'ailleurs, ce bal est partout discuté, commenté : très blâmé chez M""» du
Deffand, la bonne aveugle; hautement approuvé chez M"'' Quinault, au Pavillon
de Flore; tout donné qu'il soit par le duc d'Orléans, il a pour lui la Cour et
contre lui les philosophes : « Une vraie pitié que de faire danser des enfants
au maillot, a déclaré Diderot chez cette bonne marquise. » — « Une plus
grande, en vérité, que d'entendre déraisonner des beaux esprits en enfance, » a
riposté la princesse de Robecq. L'encyclopédie est contre, donc Versailles
l'approuve, le Dauphin ira et toute la Cour avec lui, Boucher dessine les
costumes !
(i) Petite oie, terme du temps pour désigner les rubans, les nœuds, les dentelles, tout
ce qui était l'ornement de la robe ou de l'habit.
)888 — l'artiste — t. i 0
i3o L'ARTISTE
La, la, chantons la pretintaille en falbalas
Elles tapent leurs cheveux,
L'échelle à l'estomac :
Dans leur pied une mule
Qui ne tient pas.
Habit plus d'étoffe
Qu'à six carosses
Pretintailles.
Et les voix montent, des rires e'clatent ; on se presse, on se pousse : forts de la
halle, servantes du quartier, courtauds de boutique, poissardes de la pointe
Saint-Eustache, petits clers de procureurs, filles de marchands accourues en
voisines, fardiers et sergents aux gardes, c'est ce soir-là, rue des Francs-Bour-
geois, aux entours de la grande porte d'honneur de l'hôtel Soubise, une cohue,
un e'crasement de peuple inimaginable. Un cordon de suisses à la livrée du
duc de Chartres a beau se tenir rangé, hallebarde au poing, de chaque côté de
la porte cochère, à chaque carrosse s'engoufTrant sous la voûte, c'est une telle
poussée, une telle ondulation et de têtes et d'épaules que les pauvres suisses en
sont refoulés sur eux-mêmes, et, quand ils font mine de croiser leur hallebarde,
c'est un tel redoublement de cris et de lazzis, une telle reprise en chœur du
refrain populaire :
La pretintaille en falbalas
Pretintaille.
qu'ils ont pris le bon parti d'en rire, de cette Pretintaille.
En effet, que de richesses et de somptuosités apparues, dans la seconde d'un
éclair et d'un rêve, à tous ces pauvres yeux de pauvres gens éblouis, dans les
fonds des carrosses engouffrés ce soir-là sous la grande porte de l'hôtel Soubise :
dans la clarté rougeâtre, dans le yacillement des quatre mille pots à feu allumés
cette nuit sur les hautes terrasses de la cour d'honneur, ce sont d'abord, em-
panachés de plumes, caparaçonnés de brocart, pareils à des bêtes fabuleuses de
songe, les quatre chevaux obligés des attelages de gala, puis c'est étincelant dans
la nuit, l'or en relief, encadrant l'azur ou le sinople, les gueules ou l'argent mat,
des blasons des portières et puis, vision féerique, derrière les glaces levées,
entrevu dans un flot de brocart aurore ou bleu d'iris, lumineux au milieu
d'extravagants bouffants de gaze lumineuse, un buste de petite fille, majestueuse
et droite, l'aigrette dans les cheveux, le fil de perle au cou, le fagot de fleurs à
BAL PARE ET COSTUMÉ
i3i
l'épaule gauche, et si prodigieusement constellée de diamants, qu'elle en parait
assise dans un rayon de lune... Elle a déjà passé. — « Qui est-ce ? quelle est-
elle ? la connaissez-vous ? » Les bien informes murmurent un nom, et selon la
couleur des livrées, ou le blason et l'armoirie, ce sont parmi la foule acclama-
tions ou quolibets, parfois cris hostiles, joyeux vivats aux hermines de Bre-
tagne, menaces et sourds murmures aux croix de Lorraine restées depuis les
Guise impopulaires parmi le bon peuple de Paris.
Cependant là-bas au fond de la cour d'honneur illuminée à giorno par les
quatre mille pots à feu des terrasses et si bien éclairée cette nuit, que l'on s'y voit
comme en plein jour, les carrosses prennent la file : et les voilà suivant au pas la
grande allée des Boulingrins, tout enflammés de lampadaires ; puis les voilà qui
s'arrêtent à tour de rôle et déposent les invités devant les dix portes-fenêtres haut
flambantes du rez-de-chaussée, au pied des dix degrés du vestibule.
Alors dans un froufrou de satins et d'étoffes et avec mille grâces façonnières,
tout ce petit monde adonisé, paré, fanfreluche, poudré, petit Versailles en minia-
ture flanqué pour le moins d'une mère ou d'une gouvernante, débarque, saute à
terre, rajuste ses nœuds, fait bouffer ses paniers, se reconnaît, se salue ou se
toise, et parmi tous ces petits danseurs déjà maniérés et gracieuses comme père
et mère, enfants jolis à croquer et tout au parfait, qui décident d'un habit et ne
peuvent souffrir une dame sans mouches et sans odeurs, ce sont, devant les hautes
glaces de l'entrée, des penchenients de tête, des sourires négligés, des rengorge-
ments d'ostentation, des œillades, des morsures de lèvres et des grimaces à faire
pâmer un philosophe.
(I Ahl marquise, je suis anéanti, quelle cohue ! » — « Et moi désespérée, cher
duc. Songez, Frison, le coiffeur Frison, n'a pu venir me taper qu'à la dernière
heure... je dois être à faire peur! » — « Adorable, marquise! » — « Finissez donc,
flatteur ! » et là-dessus un coup d'éventail ! Ces beaux parleurs ont de neuf à dix
ans au plus, et tandis que la marquise, un minuscule domino jonquille, marivaude
avec le duc, un chevalier Printemps dessiné par Boucher, sa gouvernante à
genoux derrière elle raffermit à grands renforts d'épingles l'énorme couronne de
roses échafaudée sur le volumineux hérisson de sa coiffure, donne du mouve-
ment aux guirlandes d'un lourd panier rempli de crin et cerclé de fer, puis con-
duisant notre petite personne jusqu'au pied de l'escalier d'honneur: « Mainte-
nant, lui recommande-t-elle, prenez bien garde d'ôter votre rouge, de vous
décoiffer, de chiffonner votre habit et divertissez-vous bien. »
i3a L'ARTISTE
Ton tendre cœur, hélas! trop tendre,
Cherchant en vain à se défendre,
Finira par se laisser prendre
Dans les lacs, dans les lacs d'Amour.
C'est l'orchestre installé tout là-bas, au fond de la galerie des fêtes, dans le
salon de musique, au premier étage, qui joue en sourdine ce délicieux motif
d'Haydn, motif dont les échos affaiblis viennent enchanter et comme rythmer la
montée des costumes le long du grand escalier d'honneur.
Une merveille, ce grand escalier de l'hôtel Soubise, aujourd'hui disparu de sa
cage et si disgracieusement remplacé, une merveille avec le majestueux déve-
loppement de ses marches en taille douce et le bel accompagnement de ses
rampes de fer orfévri, chantourné et contourné comme un falbala du temps, un
treillis de fleurs, de fruits et de feuillages courant le long de quarante degrés et
la merveille des merveilles cette nuit de fête et de folie où le caprice du duc de
Chartres a étage de marche en marche tout un carnaval de médecins de Molière :
matassins armés de pied en cap, docteurs de Bologne au front taché de vin,
masqués, la seringue en joue, Diafoirus et Tartuglia, face jaune et fleurie,
besicles sur le nez, toute la figuration de l'Opéra est là, louée pour la circons-
tance, mettant parmi la lumière et les fleurs les grandes robes noires et les per-
ruques burlesques de toute une académie de médecine de comédie. Un peu
effrayant, d'ailleurs, cet escalier gardé par la Faculté, et le véritable succès de
cette soirée de folie; car ce terrible escalier chaque enfant doit le monter seul
depuis la première jusqu'à la dernière marche, seul, c'est-à-dire sans être accom-
pagné de sa gouvernante et de sa mère, et M""= de Tessé, après avoir tenté d'y
suivre par trois fois son fils, qui s'effarait et se cabrait, s'est vue par trois fois
mise en joue par tous les matassins braquant leurs instruments sur elle, et a dû
battre en retraite devant le ridicule.
Debout au haut de l'escalier, la moustache ébouriffée et le manteau s'entor-
tillant au bout de la rapière, en vain le capitaine Fricasso et le capitaine Fracasso,
tout frais émoulus de la Comédie Italienne, se cassent-ils en deux et se demènent-
ils à tour de bras pour accueillir et rassurer les enfants ; les plus audacieux et
les mieux nés reculent devant les terribles seringues : chose étrange, les garçons
sont les moins hardis ; en général, après quelques simagrées préalables, les
petites iîlles franchissent le pas de meilleur air, et en voilà assez pour mettre en
joie le public des galeries du premier étage, où M. le duc de Chartres vient
de paraître en compagnie de mesdames de Blot, de Montesson et de la jolie
madame Pater; le prince de Conti vient de l'y rejoindre avec la société du
BAL PARE ET COSTUME
i33
Temple ; on y fait maintenant accueil aux familles des jeunes invite's, puis tout
ce beau monde s'accoude aux balustres, et ce n'est pas le moindre divertissement
de la fête que d'observer de là les mines et contremines de chaque arrivant sur
le grand escalier.
— « Étonnante, cette petite, regardez donc 1 » — << Quelle adorable coiffure! »
— « Qu'est-ce? Voyons un peu ; votre lorgnette, s'il vous plaît. Un tapé dans la
hauteur, deux boucles en dragonne, une autre en repentir, c'est une coiffure de
chez Legros. » — « Et qu'a-t-elle donc dans les cheveux? d'ici c'est d'un effet
surprenant ! » — « Attendez, une branche de corail et quantité' de coquillages; en
porcelaine de Saxe, ma chère, les coquillages : cette petite en a au moins pour
dix mille e'cus ! » — « Quel costume cela peut-il être? Attendez, le falbala en
satin couleur eau frappe'e glace' d'argent, les paniers ornés de nénuphars, un trident
à la main, c'est pour le moins une Amphitrite. » — « Une Amphitrite, c'est cela;
d'ailleurs, je la reconnais maintenant, c'est la petite de Guéménée. » — « Ah vous
m'en direz tant! Et cette autre là-bas, qui monte et qui s'esquive si vite, quel
singulier accoutrement ! » — « C'est une Victoire symbolique, voyez, le bonnet est
à la Crevelt, les rubans à la Landorf et l'éventail à la Hokirchen. » — « Mettez en
Défaite, car le tout est affreux, d'ailleurs c'est la petite de Castellane ! » —La fille
de cette bonne comtesse, nous connaissons son goût. » — « Et ce petit Mercure? »
— « Le petit de Louvois, ma chère! » — « Ah! ces ailes au talon! » — « Ah !
Ma chère, tout à fait le portrait du Roi à seize ans, par Boucher! » — « Un
Chevalier Printemps, voyez la guirlande en sautoir et la houlette dorée, et quel
adorable casaquin de satin feuille de rose ! On en mourrait ! car il est à cro-
quer. » — « Oui, en effet, celui-là est tout à fait au-dessus du joli », et voilà le
train des conversations entre grandes personnes aux galeries.
Un incident pourtant, de grêles éclats de voix, le bruit d'une dispute, toutes
les têtes se penchent. « Après moi, madame. » — « Pardon, madame, pas avant
moi ». C'est, campée au pied de l'escalier, le bonnet rond sur l'oreille, les che-
veux sans poudre et les deux mains dans les poches de son tablier d'indienne
carreaux blancs et rouges, c'est une petite écaillère de dix ans, une véritable
petite écaillère des Halles, en juste de soie rouge, en jupe de calmande, en souliers
plats et la jeannette au cou, qui se rebiffe et tient tête à une petite duchesse pour
le moins, une adorable petite créature aux grands airs délicats, au redressement
de taille effarouché, tout en gaze d'or, en soie et en brocart, le falbala brodé
d'ananas en grosses perles, un petit palmier nain sur la tête, le costume dit des
Indes Galantes, la petite de Polignac et la petite de Coislin. Des matassins et des
seringues point ne se soucient nos deux petites personnes, la morgue de leur
race les possède tout entières : crêtées d'orgueil, érupées de colère, elles en sont
à la préséance et n'en démordront pas; jusqu'ici les rieurs sont pour l'écaillère ;
ce que voyant, la petite de Coislin, la petite personne aux allures de duchesse,
i34 L'ARTISTE
avec une révérence exquise à sa rivale : « Ah 1 pardon, j'oubliais que chez les
d'Orléans, les Halles ont toujours eu le pas sur Versailles », propos qui court
déjà les galeries et fait rire un peu jaune monsieur le duc de Chartres.
Ah ! que ma voix me devient chère
Depuis que mon berger se plaît à l'écouter !
C'est la romance de madame de Pompadour, qu'attaquent maintenant les flûtes
et les violes, et dans la galerie des fêtes, sous l'enfilade de ces plafonds d'aurore
égayés de nudités volantes, entre ces hautes glaces enguirlandées d'amours et
reflétant à l'infini, et les feux des bras des torchères et les lustres de Bohême
rayonnants de bougies, le bal bat son plein, nouant et dénouant les couples,
enlaçant les tailles et les mains dégantées, faisant glisser les mules sur le miroir
uni des parquets losanges, et les colliers de perles sur le satin ramage des
corsages.
Ah ! que ma voix me devient chère !
et les petits mollets se cambrent et les robes ondulent, les fagots de fleurs
s'effeuillent aux ceintures et les diamants s'allument dans les cheveux; les sveltcs
cavaliers font volter les danseuses légères, les dentelles s'écrasent contre les
parements d'habit, les éventails cliquètent, se déploient, se referment, et parmi
cette foule allante, venante, tournoyante et parée, ce sont les plus grands noms
de France en herbe qui passent et repassent dans les déguisements divers, somp-
tueux et charmants, de la Fable et de la Fantaisie.
« Etonnant, miraculeux, divin! » C'est en raide et large jupe de brocart d'ar-
gent semé de pivoines et de grappes de raisins, de soleils en feu et de coquelicots
épanouis, comme une orfèvrerie de fleurs et de branchages, de fruits et de tor-
sades versées sur un tapis de soie, c'est la petite de Mazarin, si droite et si
engoncée de dentelles et la tête si empanachée et de plumes et de diamants et
de rubis, qu'elle fait dire à la petite d'Houdetot s'esclaffant dans la foule : « C'est
un lustre ! » et qu'un vide respectueux se forme autour de la pauvre enfant,
comme écrasée sous ce faste ridicule. La petite de Cossé, à la bonne heure!
Quel leste et charmant costume que cette chambrière dessinée par Baudouin!
Le papillon de dentelles sur le haut de la tête, le fichu des Indes glissé des
épaules, les bras nus sortant des dentelles, la jupe retroussée et falbalassée sur
les plus jolis pieds du monde, le grand tablier de mousseline à bavette et une
désinvolture ! Voici la petite de Ségur en Circassienne, en veste de velours rose
toute semée de turquoises; la petite de Henin en Polonaise, un satin bleu argent
BAL PARE ET COSTUME
i35
bordé de zibeline, le falbala jonquille e'toile' de diamants; le petit de Jaucourt en
système de Law, une me'chancete' à l'adresse de monsieur le duc de Chartres, et
la petite de Maurepas en Mississipienne, encore une allusion à ce pauvre Régent;
puis voici des Céladons, des bergers galants, des Chinois, des podagres, des men-
diants, des chauve-souris, des hirondelles de nuit de carême, une vraie descente
de la Courtille une nuit de bal masqué à l'Opéra; le petit de Louvois en Mercure,
la petite de Villeroy en Amazone, veste de satin vert galonné d'or, jupe rose sou-
tachée de dentelles d'argent; et puis des dominos, des dominos, des dominos
lilas, des dominos gris de lin, des dominos jaune soufre, des dominos aurore,
tous frais et gais qu'égaient encore la gaze et les fleurs artificielles; et les propos
volent et les traits décochés écorchent et ricochent dans ce petit monde affiné
et déjà manégé, spirituel et mordant comme un quatrain de Molière :
Il Parbleu, je viens du Louvre, où Cléonte au levé,
« Madame, a bien paru ridicule achevé.
« N'a-t-il pas quelqu'ami, qui put sur ses manières
« D'un charitable avis lui prêter les lumières ? »
C'est le petit prince de Poix, un marquis de Mascarille écarquillé comme un
volant dans son tonnelet enrubanné, qui se casse en deux, balaye le parquet de
son chapeau à plume, et salue de ces vers la petite d'Aumont, une Phillis abso-
lument exquise dans un grand habit dessiné par Nattier, d'un étonnant satin
gris de lin et vieil or; et notre petite personne de clignoter de l'œil et de répon-
dre en mordillant le coin de son éventail :
« Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort.
« Partout il porte un air qui saute aux yeux d'abord
« Et quand on le revoit après un peu d'absence
« On le retrouve encor plus plein d'extravagance. »
et voilà les enfants du jour !
Une étoile de diamant au front, une couronne de fleurs nouée à la ceinture,
comme nue et ondulante dans une chemise de gaze et de brocart, voici la petite
de Flammarens en Diane; plus loin, en paniers de satin couleur eau, tout gar-
nis de roseaux en chenille, ce sont les deux petites de Boisgelin en fontaine
Aréthuse, le petit de Boufflers en dieu Mars, puis une Iris reconnaissable à son
écharpe, négligés mythologiques, habits superbes et célestes dessinés par Bou-
cher, livrées d'un Olympe de rêve, où l'Allégorie a fourni les ciseaux qui
taillent les étoffes, et le décorateur de l'Opéra les attributs qui les caractérisent
Ah ! que ma voix me devient chère !
et les flûtes soupirent et la foule augmente et Deshayes, le maître à danser de
la Comédie-Italienne et Dubois de l'Opéra vont manœuvrant au milieu de toute
i36 L'ARTISTE
cette enfance, mettant en train les rondes, nouant et de'nouant les petites mains
des danseurs ; et l'entrain va croissant jusqu'à la minute de stupeur le'gitime-
ment causée par l'apparition de la petite de Lesdiguières surla première marche
du grand escalier d'honneur ; dans le grand vestibule où vient de la déposer au
milieu des laquais ahuris une chaise à porteur en porcelaine de Saxe ornée de
marcassites, une merveille que le duc de Chartres est descendu lui-même admi-
rer dans la cour.
Déjà grande et mince comme sa mère, Victoire-Athénaïs-Olympe de Lesdi-
guères, une assassine au coin de l'oeil, une friponne auprès des lèvres, s'avance
d'un pas souple et lent ; vêtue d'un grand domino jaune pâle, noué de rubans cou-
leur de rose, le domino des bals masqués de la Régence, aux devants et au capu-
chon fleuris d'une guirlande de roses repassant par deux fois sur un falbalas de
gaze blanche, et le grand éventail tenu de la main gauche, à l'autre main le loup
de satin noir à barbe de taffetas rose, d'un joli mouvement de tête elle fait
tomber son capuchon et laisse apparaître des yeux d'un lumineux parti-
culier et la plus charmante coiffure à la Jamais vu, qu'ait encore élaborée
Dagé (i).
— « J'ai la disgrâce de vous apprendre, dit-elle de sa vois la plus calme, que
le carrosse de M"» de la Reynière vient d'être renversé devant la porte de
Clisson, il y a une telle cohue : ces braves gens ont un peu bousculé mamzelle Gri
mod, son costume est perdu : nous n'aurons pas l'honneur de la voir cette
nuit.»
Le carrosse de M"e de la Reynière renversé, le bruit court dans les galeries,
l'escalier, les salons, les tribunes.
La, la, la, la, la, laire...
Ce sont les premières mesures du menuet de Lulli, que viennent d'attaquer les
violes et les basses. « Le menuet du Dauphin, le menuet ! » Voilà la phrase qui
maintenant circule de groupe en groupe, prend feu comme une traînée de pou-
dre dans les tribunes de l'escalier ; et du coup voilà les tribunes vides et la
foule soudain rabattue sur ce délicieux salon tout-de boiseries sculptées et d'allé-
gories mythologiques, au plafond animé par les doigts de Boucher, le salon dit
de musique, où Sa Majesté le Dauphin vient de faire son entrée avec sa suite
(i) Dagé, coiffeur de M"" de Pompadour.
BAL PARE ET COSTUME
•37
et les sept grands noms de l'armoriai français , de'signe's pour lui faire
vis-à-vis.
L'épreuve du grand escalier et de ses matassins a e'té évitée à Sa Majesté.
Parti de Versailles dans la journée, le Dauphin a dîné avec sa suite à Paris
même, dans un salon réservé de l'hôtel, puis costumé, adonisé et poudré sur les
lieux par son valet de chambre, on a attendu le plein épanouissement du bal
pour l'introduire au cœur même de la fête et cela par les petits appartements et
le boudoir de la duchesse de Rohan, le petit salon rond contigu au salon de
musique, le salon dit des quatre glaces, où se presse maintenant, avide et cu-
rieux d'assister au menuet du Dauphin, tout le public des tribunes abandonnées,
parents, alliés, grands parents et gouvernantes et gouverneurs des nobles petits
invités.
Et devant l'estrade à balustres dorés, où trônent les musiciens, cinquante
musiciens enrubannés et vêtus pour la circonstance du satin zinzolin le plus
tendre, toute une Turquerie dessinée par Leprince, quatre petits califes et
quatre petites sultanes au long caftan de peluche rose ou verte, aux vestes de
soie ciel ou de satin jonquille, aux turbans de gaze d'or empanachés d'aigrettes,
le Dauphin et ses sept compagnes et compagnons mettent là, sous les giran-
doles enflammées des lustres, le spectacle étrange et charmant d'un vrai menuet
dansé par huit figurines de Saxe ; et ce sont bien des vieux Saxe, en effet, ces
quatre petites sultanes toutes poudrées à frimas sous le turban de gaze, la
taille droite et mince jaillissant comme une fleur d'entre les lourds bouffants
des larges pantalons turcs, et les quatre petits bonshommes avec leur grand caf-
tan de nuances adoucies, leur haute ceinture de satin ramage, leur cordon
bleu au col et leur jarret tendu ; sont-ils assez en pâte tendre, et cela d'autant
plus qu'à distance les traits se noient, les physionomies s'effacent et que les
huit danseurs vus du fond de la galerie des fêtes n'en ont plus de visages, mais
la tache rose et fardée des poupées de l'époque. Et les tambourins ronflent et
les flûtes chevrotent et les bassons chantent et les violes s'égaient et sur cette
musique vieillotte, artificielle, d'une solennité drôle, qui est le charme même de
Lulli, ce sont bien des révérences et des salutations de poupées, qu'échangent
ces quatre petites sultanes plongeant avec ensemble dans les bouffants de leur
culotte à la turque, et ces quatre petits Bajazet se redressant d'un même mouve-
ment de buste sur leurs babouches à talons rouges; et ce sont des ronds de
jambe, des bras en guirlande, gravement détachés, des sourires hautains, des
battements d'éventail, des inclinaisons cérémonieuses et lentes, le tout réglé
comme un ballet et minutieusement exécuté sous l'œil pontifiant de M. Guil-
laume, le maître à danser de la Cour, et cela Dieu sait avec quel sérieux et
quelle majesté lia majesté naturelle d'ailleurs aux personnes d'une aussi haute
naissance. Songez-donc, Louise de Faudoas, Aymeri de Saint-Aignan, le mar-
i38 L'ARTISTE
quis de la Feuillade, Sylvanie de Choiseul, Olympe Mac Donnald, le petit
Jacques de Luynes et Jacqueline de Mirepoix, voilà ni plus ni moins les dan-
seurs et danseuses du menuet du Dauphin.
« Un conte de Voisenon, chuchote, en allusion à cette Turquerie, cette bonne
marquise de Sassenage, le Sultan Misapouf et la princesse Grisemine. »
— n Non, le menuet de Zaïre, riposte cette bonne âme de princesse de
Robecq ; décidément le roy tient à fort ménager M. Arouet de Voltaire. » A quoi
la comtesse de Crusol : « Une politesse en vaut une autre, c'est une révérence
au quatrain adressé à M""" de Pompadour. » Mais en voici bien une autre de
politesse : là-bas au fond de la galerie éclatent des cris perçants, c'est toute une
bousculade, des ah ! des piaillements, on se pousse, on s'assemble; qui ose
ainsi troubler le menuet du Dauphin ? C'est à ne pas y croire : le petit duc
d'Hostun et le petit comte d'Ayen, deux bambins qui n'ont pas dix-neuf ans à
eux deux, ne se sont ils pas avisés de se prendre de querelle à propos de la
petite Agnès de Montmorin-Tallard, la fille cadette de la marquise de Tallard,
la cousine même de ce petit d'Hostun! Et ces deux petits coqs, ni plus ni
moins crêtes que les lions grimpants de leurs blasons, n'avaient-ils pas déjà
tiré leur épée de bal et ne parlaient-ils pas de descendre au jardin I
Il n'y a plus d'enfants, parole ! mais aussi quelle idée de costumer l'un en
berger Lysandre et l'autre en Lycidas 1 cela monte au cerveau, de pareils dégui-
sements ; heureusement, messieurs leurs gouverneurs se sont-ils jetés à temps
au travers de leur échauffourée, car au risque d'éborgner la compagnie, la lame
en main et fièrement campés l'un vis-à-vis de l'autre, ils ferraillaient et se
mesuraient déjà : on eut vite fait de les emmener hors des salles en leur tirant
fortement les oreilles. Quanta cette pauvre petite de Tallard, cause innocente
de tout le mal, une Eglé de huit ans tout à fait adorable en <> désespoir » (i)
couleur de rose, garni de regrets inutiles, les paniers relevés en sentiments sou-
tenus sur un devant de jupe couleur rire bergère, les cheveux tapés à la petit
cœur, quant à cette pauvre petite de Tallard, le doigt en pigeon-voie ! et la
bouche souriante, elle s'était évanouie tout aussi gracieusement qu'aurait pu le
faire madame sa mère : laquelle l'a d'ailleurs prestement emportée dans ses bras,
courant par les galeries et demandant son carrosse. « Et au lit, mademoiselle,
et le fouet ; pour ces petits duellistes, ces deux petits brutaux I Le fouet et au
lit 1 » Voilà des mots plus noirs qu'ils ne sont gros et qui jettent un certain froid
dans la fête, chacun dans ce petit monde se sent vaguement menacé ; ce
fâcheux incident a troublé l'assemblée, et le menuet si gaiement commencé
s'achève au milieu d'un malaise général.
(i Espèce de justaquin à la mode du temps.
BAL PARE ET COSTUME
'39
Et comme pour accentuer ce malaise, ne voilà-t-il pas que l'orchestre attaque
en sourdine la marche funèbre de Castor et Pollux : « Tristes apprêts, tristes
flambeaux ! » ces lents accords prolonge's et traînants emplissent le palais d'une
tristesse funèbre; tous se sentent lecœur serré d'une vague appréhension, appré-
hension qui devient épouvante chez les uns et stupeur chez les autres, à l'entrée
dans le salon de musique d'une longue gondole dorée de l'avant à la proue et
portant, gardé par un essain d'Amours, un catafalque de pâle satin blanc.
Traînée par quatre cygnes de carton argenté, le poitrail harnaché de guirlandes
de roses et de larges rubans de moire blanche, la gondole s'avance lentement
sur le sombre motif: «Tristes apprêts, tristes flambeaux », roulant sur quatre
roues dissimulées dans un nuage de gaze verte, et poussée en avant par une
troupe masquée de pierrots bleus et noirs et d'arlequins violets, se pressant
derrière elle.
La gondole s'arrête, les danseurs se rapprochent, des cris d'admiration s'échap-
pent : une merveille, en effet, que cette gondole avec son essaim de Cupidons,
couronnés d'immortelles, agenouillés les uns autour du cercueil, les autres
attentifs, les coudes au sabord, à faire traîner sur les vagues de gaze des guir-
landes de roses, les grands cordons du poêle: groupe adorable et charmant avec
leur ventre blanc, leurs ailes frissonnantes, leurs petits bras ronds, leurs petits
pieds roses, un pli dégraisse au ventre, un autre au jarret, et qui semble pleu-
rer avec des larmes vraies la morte ou le défunt, qu'escorte leur cortège, tandis
qu'aux deux bouts de la gondole quatre Amours, le grand cordon de Saint-Louis
en sautoir, le carquois renversé au dos, battent distraitement de leurs baguettes
la peau sonnante de hauts tambours Louis XIII, enlinceuillés de noir.
La gondole s'est arrêtée en face de l'estrade de musique ; un silence ; les violes
se taisent, les tambours cessent de battre, puis tout à coup l'orchestre attaque
le grand air à'Armide, et surgissant soudain au milieu de l'estrade, Jelyotte, le
fameux Jelyotte de l'Opéra et de M"» d'Épinay, s'avance en galant déshabillé
couleur ciel et jonquille, en berger Némorin, et une main sur son cœur, de
l'autre agitant un rouleau de musique, il décoche une œillade à gauche, un sou-
rire à droite et se décide à chanter ces couplets de circonstance :
O toi qui couronnes les songes
Des roses de la volupté,
Folie, ô reine des mensonges.
Fille de la Félicité,
Réveille-toi, belle endormie,
Au son du fifre et des tambours.
Et jusqu'à l'aurore bénie
Sèche les larmes des Amours.
HO L'ARTISTE
Déjà les Ris, troupe craintive
Qu'effarouchent l'ombre et le deuil,
Soulèvent d'une main furtive
Le drap d'argent de ton cercueil.
Réveille-toi, belle déesse,
Et, les regrets évanouis,
Souris ce soir à la Jeunesse
Du fils de la Gloire et de Louis !
Et les Amours écartent le drap du catafalque, ils soulèvent le couvercle du cer-
cueil et chacun peut admirer, étendue, les yeux clos, sur un lit d'oeillets et de
jonquilles. Ml'» Camargo de l'Opéra endormie, la Camargo elle-même.
A un coup d'archet plus vif, elle entr'ouvre les yeux ; à un appel de fifre,
elle redresse sa taille, et, surgissant tout à coup de son cercueil, elle secoue ses
ailes de soie rose, fait bouffer ses paniers de gaze et de tulle d'or, consolide d'un
geste l'édifice poudré de sa coiffure, et prist 1 d'un pied léger bondit au-dessus
de la gondole, touche à peine le parquet, rebondit, tourbillonne, détache un
taqueté, tend les bras en avant, risque un jeté-battu, retombe sur ses pointes,
se renverse en arrière, tourne comme une abeille, sourit, lance une oeillade, vol-
tige et, d'un geste arrondi de ses doigts à ses lèvres enveloppant d'un baiser le
public stupéfait, s'élance et d'un seul bond va glisser jusqu'au fond de la galerie
des fêtes, virevolte sur elle-même, s'arrête, et, dressée sur ses pointes, touche
de son index un des grands panneaux de glace qui cède, disparaît et laisse aper-
cevoir la surprise des surprises et la merveille des merveilles, un énorme
théâtre représentant Venise, Venise au clair de lune, une nuit de carnaval.
Venise, c'est-à-dire la place Saint-Marc elle-même, avec la Dogana, plus loin
les Procuraties, les colonnades de ses palais, leurs terrasses ajourées gardées
par des statues, et là-bas, miroitant sous le bleu clair de lune, son horizon d'eau
dormante, de lagunes engourdies bordées de campaniles et de dômes d'étain, et
dans ce décor de féerie, rassemblés là par un caprice royal, tous les masques
de la Comédie-Italienne, masques allant, masques venant. Pierrots sautant,
Scapins dansant, prestes Pulcinellas et Arlequins allègres, Zerbinette et Zerlino,
Cucuruccu et Cucurognns, des Colombines et des Cassandres, des Matamores et
des Marameo, desVioletta et des Celio, des Bergamasques et des Moresques, des
Mezzetins, des Scaramouches, des Truffaldins et des Cocodrilles, Franca Trippa,
Gian Farina et Gian Fritelli, des masques, des masques, des masques, des domi-
nos et des camails et des lazzis et des coups de batte et des bouquets et des gui-
tares, des falbalas, des éventails et des épées et des tricornes, tout l'arc-en-ciel
papillotant, mourant, fourmillant, chatoyant et clamant du carnaval de l'Italie.
Les applaudissements éclatent de toutes parts, cette fois c'est l'enchantement
des enchantements ; enfants et parents sont là, la bouche béante, les prunelles
BAL PARE ET COSTUME
141
agrandies, quand l'orchestre attaque le grand galop final du Carnaval du
Parnasse; et d'un commun accord tous les masques, dévalant de la scène, hou 1
hou 1 se précipitent et hou 1 font irruption dans la salle de bal : hou ! hou !
quelle bousculade 1 ce sont des cris de terreur et de joie, il se répandent comme
du vif argent au milieu des enfants épeurés et ravis, hou 1 hou ! les bassons ton-
nent et les fifres font rage, hou 1 la gondole de la Folie est entourée, prise
d'assaut, les cygnes de carton sont décapités par le grand sabre en bois des
Matamores; et les friandises, gimblettes et dragées, dont leurs corps sont pleins,
distribuées à droite, à gauche, par poignées, aux nobles invités qui trépignent
sur place, hou 1 hou 1 encore, encore, une vraie scène de pillage au milieu de
laquelle le grand panneau de glace, glissant sur des gonds invisibles, vient s'en-
castrer dans la boiserie et dérobe aux yeux et la scène déserte et l'adorable
décor de la place Saint-Marc.
Mais patience, si le panneau vient de se refermer, c'est pour se rouvrir dix
minutes après et laisser apparaître cette fois, dressée au milieu de la place Saint-
Marc, en pleine Venise idéale et lunaire, une table de cent cinquante couverts, une
immense table en fer à cheval, dont la longueur occupe toute la scène, et sur
cette table le plus royal souper; pyramides de gâteaux et de fruits, cristallerie
étincelante, vaisselle de chez Germain, timbrée aux armes du Palais-Royal, sur-
tout d'argent débordant de glaïeuls et de roses, candélabres à huit branches, toutes
les cires allumées, pièces montées, glacées de sucre et d'anis, tourtes monumen-
tales semées de nonpareille : un rêve de gourmandise enfantine. La musique a fait
trêve et un héraut d'armes, s'avançantau milieu de théâtre, appelle à haute voix
la liste des convives :
Monseigneur le Dauphin,
Le duc de Villeroy,
Le marquis de Jaccout,
Duchesse de Lesdiguieres,
La marquise de Faudoas,
Princesse de Guéménée,
et l'appel des grands noms sonores et pompeux continue au milieu du silence
tout à coup attentif des galeries et des salles :
Le pf ince duc de Poix,
Marquise de Castellane,
et un à un les couples appelés, la main haute et la tête levée, viennent cérémo-
nieusement prendre place; grâce enfantine et majesté comique, quel défilé!
Marquis de Louvois,
Comtesse de Coislin ;
et tandis que chacun s'attable avec force manières et que commence enfin le souper
du Dauphin, pour amuser les augustes convives, masques et Bergamasques, Pan-
talons et Pierrots, Cassandres et Scaramouches, Zerbines etTruffaldins, descendus
142
L'ARTISTE
dans la galerie des fêtes, miment au pied de la scène danses et pantomimes, au
son discret et comme étouffé des violes et des bassons.
0 De surprise en surprise, comme le dit si bien, en chipotant un sorbet au
choura, cette bonne pièce de madame de Créqui, retirée avec quelques dames dans
le boudoir de la duchesse, le salon dit des Quatre-Glaces, dont l'adorable plafond
bleu turquin rehaussé de dorures et de groupes d'enfants en relief et grisailles,
semble une énorme turquoise sertie d'or vert et entourée de perles, savez-vous
si l'on nous réserve encore quelque chose? » — « 11 paraît que c'est tout, répond la
princesse de Poix; madame de Montesson m'a affirmé que Monseigneur n'avait,
en fait de galanterie, commandé que Jelyotte et mamzelle Camargo », à quoi
madame de Créqui avec un grand soupir : « Ah ! tant mieux, monsieur le duc est
si féru de ses philosophes. J'ai craint un moment la bénédiction de Msieu Arouet
de Voltaire. » Et c'est là le mot de la fin de cette fête enfantine du règne de
Louis XV, rêvée par un poète et reconstituée à force de plagiats, et qui cepen-
dant a eu son heure de réalité, si ces quelques pages, écrites dans le but de
distraire, ont su faire sourire sans faire bâiller.
I
JEAN LORRAIN.
POÉSIES
LE CORDIER
la pâle clarté d'un soleil hivernal,
La toux aux dents, l'œil morne et la têts baissée.
Le cordier va filant, dans le pré communal,
L'étoupe qui le barde, autour des reins pressée.
Il marche à reculons dans son étroit chenal.
Tandis qu'au bout du champ, sur ses orteils dressée,
Une vieille en haillons, d'un geste machinal,
Tourne la roue en bois qui gémit, mal graissée.
L'étoupe, brin à brin, s'amincit et se tord;
Et l'homme, pas à pas, au vortex qui le mord
Tend son ventre, ainsi qu'à d'invisibles tenailles;
Si bien que l'on dirait, de loin, par les chemins.
Quelque fakir indien qui, de ses propres mains,
Dévide l'écheveau confus de ses entrailles.
ANTONIN MULE.
144 L'ARTISTE
L'HIVER
H 'est l'aurore. La nuit a figé sur les choses
Son haleine surprise au vol par le grésil.
Les jours voilés de blanc sont revenus d'exil :
Voici, voici l'hiver et ses métamorphoses !
Le jardin désolé resplendit ce matin
Dans un fiot de lueurs ondoyantes et blanches,
Une vapeur de lait palpite entre les branches ;
Tout se revêt d'argent, de soie et de, satin.
O Muse ! C'est le frêle empire des gelées
Qui s'ouvre et qui t'invite à descendre vers moi.
Un désir fou me prend de courir avec toi
A travers ces blancheurs encore immaculées.
Berçons bien doucement nos rêves diaphanes
Dans ces linceuls neigeux où la terre s'endort,
Et dans ce désert calme et froid comme la mort
Recueillons nos pensers loin des clameurs profanes.
Pour ne point violer ces demi-jours pâlis,
Ce luxe harmonieux que la nature étale,
O Muse ! tu mettras ta robe de Vestale,
Taillée à grands plis droits dans la pulpe des lys.
Inventons au hasard d'.adorahles mensonges ;
Dans ces miroirs de glace éblouis de rayons
Faisons passer l'essaim changeant des visions.
Illuminons le monde au prisme de nos songes.
Nous suivrons des chemins par le verglas polis,
Oii l'aube en frissonnant à son réveil se mire,
Et nous y chercherons des rythmes qu'on admire,
De grands rythmes plus doux que les mers sans roulis
POESIES
•45
Il faut une musique impassible et sereine,
Qui se déploie avec des souplesses d'aciers,
Large comme les vents au sommet des glaciers
Et charmeuse pourtant comme un chant de sirène.
Nous choisirons des mots de perle et de métal,
Nuancés des reflets éclatants de tes ailes,
O Muse ! Ce matin je veux que tu cisèles
Des vers de diamant aux rimes de cristal.
Viens ! Le temps est sans borne et l'espace est ouvert ! .
Fixons dans un contour divin nos fantaisies
Et sculptons dans l'émail des blanches poésies
Un décor triomphal aux fêtes de l'Hiver !
ALFRED BOUCHINET.
1888 — l'artiste — T. I
10
CHRONIQ.UE
DUTES les réformes que le nouveau
Directeur des BeauxArts a projetées
dans l'organisation du muse'e du
Louvre, se réalisent peu à peu. De
ces innovations, la plus importante
est la création d'une salle de portraits
d'artistes que Ton est en train d'ins-
taller et qui sera ouverte au public
dans quelques jours. Une amélio-
ration depuis longtemps souhaitée,
va se réaliser, nous dit-on; afin que
les visiteurs du Louvre puissent se guider plus aisément dans les galeries,
toutes les salles seront désignées par leur nom d'une façon très apparente, au
moyen d'inscriptions placées au-dessus des portes.
Enfin une inscription commémorative de la fondation du musée du Louvre va
être placée dans la rotonde qui précède la galerie d'Apollon, au-dessus de la
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CHRONIQUE
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magnifique porte en fer forgé qui donne accès dans cette galerie. Cette inscrip-
tion sera ainsi conçue :
LE MUSÉE DU LOUVRE
FONDÉ LE l3 SEPTEMBRE I792
PAR DÉCRET DE l'aSSEMBLÉE LÉGISLATIVE
A ÉTÉ OUVERT LE 10 AOUT IjgS
EN EXÉCUTION d'uN DÉCRET RENDU PAR
LA CONVENTION NATIONALE
Les voûtes du grand escalier à double re'volution qui conduit aux salles de la
peinture italienne et à la rotonde dont nous parlons plus haut, doivent être
de'corées de mosaïques dans le genre de celles qui ont e'té placées au Panthéon,
(d'après la composition d'Hébert : Gesta Dei per Francos) et à l'Opéra (attributs
de la musique chez les différents peuples, à l'avant-foyer, et caissons des plafonds
de la loggia). Cet escalier étant insuffisamment éclairé, on a décidé de pratiquer
dans la toiture du pavillon Daru deux larges baies qui, garnies de vitrages, don-
neront la quantité de lumière nécessaire à l'éclairage des mosaïques et à l'effet de
ce genre de décoration que les artistes sont actuellement en train d'exécuter.
M. Léon Bonnat a été élu président, et M. Chapu vice-président de l'Académie
des Beaux-Arts. A la séance d'installation, M. Chaplain, président sortant, et le
nouveau président, ont prononcé chacun une allocution, pour remercier leurs
confrères de leur sympathie, et les assurer de leur dévouement aux intérêts de
la Compagnie.
Le programme du concours pour le prix Bordin avait pour sujet la question
suivante : « Rechercher s'il existe une esthétique commune aux grands monu-
ments de l'art dans les diverses civilisations. » Six mémoires ont été envoyés
pour prendre part à ce concours.
On sait que la faiblesse des projets pour le concours Chaudesaigues avait
empêché l'Académie de décerner le prix de 2.800 francs qui est attribué à un
jeune architecte afin qu'il puisse séjourner en Italie pendant deux années, et y
compléter son éducation artistique. Il avait été décidé en conséquence que le
concours serait prorogé et le règlement modifié. Pour la nouvelle épreuve, dix-
huit projets furent envoyés et les auteurs de dix d'entre eux ont été admis en
loge, dont voici les noms, par ordre alphabétique : MM. Colin, Dalmas, Girard,
LaffiUée, Micoud, Ch. Normand, Adrien Rey, Sautey, Senèque, Tronchet. Par
148 L'ARTISTE
suite de la nouvelle décision, les concurrents sont reste's en loge quinze jours au
lieu de six. Le jugement, rendu le 14 janvier, a de'cerné le prix à M. LaffiUée,
élève de M. Ginain. Trois mentions ont été accordées à MM. Girard, Senèque et
Dalmas.
Pour le concours Achille Leclère, ont été admis en loge les auteurs des projets
dont les numéros suivent: i, 2, 3, 6,7, 8, 12, 17, 18, 19, 28, 21, 25, 26, 28; soit
quinze concurrents sur vingt-neuf.
A l'un des derniers conseils des ministres, le ministre de l'Instruction publique
et des Beaux-Arts a entretenu le conseil de la question de l'installation du Musée
des Arts décoratifs dans les bâtiments de l'ancien Conseil d'État, au quai d'Orsay.
M. Faye acceptera, sous réserve de modifications de détail, le projet de loi que
son prédécesseur a déposé sur le bureau de la Chambre. Aux termes de ce projet,
l'État concède gratuitement, pour trente ans, les bâtiments de l'ancien conseil
d'État à l'Union centrale des arts décoratifs, à charge par celle-ci d'y construire et
installer à ses frais un musée; à l'expiration de trente années, l'édifice et les collec-
tions deviendront la propriété de l'État.
L'administration des Beaux-Arts a commandé aux statuaires Altred Lenoir et
Injalbertles bustes de Daumier et de Gavarni. Les modèles de ces deux bustes
figureront à l'exposition des maîtres de la caricature française, qui doit avoir
lieu, cet hiver, à l'école des Beaux-Arts, au profit de la Société de secours pour
les familles de marins français naufragés.
On installe en ce moment, dans le jardin du Luxembourg, la gigantesque statue
en marbre de Phidias par Aimé Millet, qui a été exposée au dernier Salon, et le
groupe en bronze de M. Boucher : Au but, qui valut à cet artiste une première
médaille au Salon de 1886.
CHRONIQUE
'49
Par testament de M"» Huyssen de Kattendyke, le Christ au roseau d'Ary
Schefer vient d'être lègue' au musée du Louvre.
On parle d'un don qui serait fait au Louvre d'un tableau de J.-F. Millet, le
Printemps, qui a fait partie de l'exposition de l'œuvre du maître à l'École des
Beaux-Arts, l'année dernière. Cette toile a été décrite ainsi au catalogue : « Un
verger dont les arbres sont épanouis ; au fond, l'arc-en-ciel sur un nuage d'orage. »
Le motif du paysage a été pris par Millet à Barbizon, derrière sa maison. II a
figuré à la vente de la collection Hartmann, en 1881, et fut adjugé 45,000 francs.
Grâce à cette généreuse donation, le Louvre possédera deux tableaux de Millet,
qui n'était représenté dans notre musée national que par une seule toile, l'Église
de Gréville, dont notre collaborateur, M. Eugène Muller, a parlé dans son
excursion Au pays de Millet, dans la précédente livraison de L'Artiste.
On s'occupe de terminer, au Père-Lachaise, le tombeau du peintre Paul
Baudry. Rappelons que ce monument a été élevé par les soins d'un comité com-
posé de MM. Bouguereau, Thomas, Garnier, Delaunay, Boulanger, Cabane), etc.,
et que c'est M. Ambroise Baudry, frère du défunt, qui dirige l'exécution des
travaux d'achitecture . Le sculpteur Mercié s'est chargé de la partie artistique. Il
a représenté une Renommée qui vient couronner le buste de Baudry ; au pied du
sarcophage, pleure une femme qui personnifie la Douleur. Cette œuvre, qui ne
mesure pas moins de cinq mètres de hauteur, sera placée près du tombeau de
Clément Thomas, en face du monument de Couture.
Ces'jours derniers a eu lieu à l'hôtel Drouot la vente des œuvres qui se trou-
vaient dans l'atelier de Philippe Rousseau au moment de son décès.
Voici les principales enchères de cette adjudication qui a produit 33, oi i francs.
Le Garde-manger, 1,200 francs; les Parfums de France, i,95o francs : ces deux
tableaux ont figuré au dernier Salon;..le dernier a été acquis par M™' la baronne
N. de Rothschild, qui a acheté également Pour le goûter, i ,5 10 fr. ; Bocal d'abri-
cots, 1,720 fr. ; la Sortie du chenil, i,o5o francs; Pêches, 1,200 francs; Prunes de
Monsieur, i,23o francs.
Parmi les tableaux formant la collection particulière du défunt, citons : Intérieur
de cuisine, par Chardin, 3, 201 fr. l'Arrivée d'Abd-el-Kader à Marseille, par
Raffet, 2,020 fr. ; A la marée basse, étude par Isabey, 1,220 fr.
i5o L'ARTISTE
On nous prie d'annoncer que le journal d'art qui a paru jusqu'à présent sous le
titre de Nancy -Artiste, va se transformer et e'tendre son cadre sous le nom de
la Lorraine artiste. Nous le faisons d'autant plus volontiers que cette publication
artistique est l'une des plus intéressantes dans ce genre parmi celles qui parais-
sent en province.
I
Une exposition intéressante vient de s'ouvrir à Valence. Elle comprend la plu-
part des œuvres du grand peintre espagnol Ribera, qui est né à Gativa, province
de Valence, le i3 janvier i588.
La ville de Cracovie va élever un monument à la mémoire du célèbre poète
polonais Mickiewicz, qui fut professeur de slave au Collège de France. La somme
affectée à cette œuvre est de 400,000 francs, recueillis dans une souscription
nationale. Ce monument sera le plus grand de ce genre en Europe, car il n'aura
pas moins de i5 mètres de hauteur. C'est le sculpteur Godebski, un de nos com-
patriotes, auteur du monument de Théophile Gautier, au cimetière Montmartre,
qui en a obtenu au concours l'exécution. Le bloc se compose de deux parties :
La base ayant à ses angles quatre figures allégoriques, représentant les princi-
paux personnages de l'œuvre du poète ; un bas-relief le représentant dans sa
chaire au Collège de France, entouré de ses auditeurs, Quinet. Michelet, etc., etc.
Ce soubassement est surmonté d'un autre piédestal, en style Renaissance, ayant
en haut-relief Apollon sur Pégase, tendant une palme au poète assis au faîte du
monument et couronné par la Patrie.
Un artiste, aujourd'hui bien oublié, mais qui eut jadis son heure de célébrité,
le peintre Louis Matout, vient de mourir à Paris, âgé de soixante-seize ans. Il est
l'auteur d'un certain nombre de compositions décoratives qui ne sont pas sans
mérite et ont parfois un indéniable caractère de grandeur, bien qu'exécutées dans
une manière actuellement fort démodée et peu en harmonie avec les nouvelles
tendances. C'est Matout qui peignit la vaste décoration du grand amphithéâtre à
l'École de Médecine, Ambroise Paré appliquant pour la première fois la ligature
aux artères après une amputation. Plusieurs églises de Paris sont ornées de pein-
tures murales qui sont son œuvre. Au Louvre, il a peint le plafond de la salle des
CHRONIQUE
i5i
empereurs romains; à la chapelle de l'hôpital Lariboisière, six panneaux déco-
ratifs : Adoration des bergers, Marthe et Marie au pied de la croix, le Christ au
jardin des Oliviers, le Christ insulté par les soldats, la Mort du Christ et le Christ
au milieu des douleurs humaines. Signalons encore parmi ses œuvres : Femme de
Boghari tuée par une lionne, qui se trouve au musée du Luxembourg; Lanfranc,
chirurgien du treizième siècle; Danse antique; saint Jacques le Majeur, apôtre ;
Jésus che:^ Simon le Pharisien; plusieurs tableaux de genre : Riche et pauvre ;
Une position critique; Vingt ans. Quelques portraits de lui furent remarqués à
divers Salons; l'une des dernières œuvres importantes qu'il ait exposées est le
tableau du Salon de 1880, saint Louis enterre lui-même les morts sur le champ
de bataille de Sayète (Syrie).
Louis Matout était né à Charleville (Ardennes).
Le sculpteur François Truphême, dont le talent était fort apprécié, vient de
mourir à Paris. Il était né à Aix-en-Provence en 1828, et avait été l'élève de
M. Bonassieux. Son œuvre la plus remarquée est une statue de Mirabeau qui se
trouve au palais de justice d'Aix. Il est aussi l'auteur du monument que la ville
de Bourg-la-Reine a élevé à Condorcet, et de celui qui, plus récemment, a été
érigé à Meudon en l'honneur de Rabelais. Le musée du Luxembourg renferme
de lui une Jeune fille à la source. Citons encore, parmi ses autres œuvres :
l'Autour et l'alouette, Jochabed et Moïse, Mireille; la Pêche et l'Automne pour
le nouveau Louvre; pour l'église Sainte-CIotilde, une sainte Geneviève; pour
l'Opéra, les Heures du soir, etc. Truphême était l'un des fondateurs de l'asso-
ciation méridionale la Cigale.
LES THÉÂTRES
Palais-Royal : Reprise du Réveillon, come'die en trois actes, de MM. Henri
Meilhac et Ludovic Halévy.
L n'y a pas moins de seize ans que le Réveillon a été joué
pour la première fois au Palais-Royal. Depuis lors, on
en a donné plusieurs reprises, toujours avec le même
succès et un égal empressement du public pour cette
œuvre, l'une des plus jolies comédies dues à la collabo-
ration de MM. Meilliac et Halévy. C'est qu'en effet rien
n'est à la fois plus divertissant et plus fin que ce tableau
de mœurs provinciales, d'une observation délicate, où la satire confine à peine
à la caricature mais ne tombe jamais dans la charge. Deux scènes y sont du
meilleur comique, entre bien d'autres extrêmement amusantes ; nous voulons
parler du monologue de Gaillardin racontant et mimant, au premier acte, l'au-
dience où le tribunal l'a condamné à huit jours de prison pour avoir appelé
imbécile le garde champêtre ; puis de la scène où le même Gaillardin, au troi-
sième acte, ayant revêtu la toge d'avocat, se donne pour le défenseur du soupi-
rant qui a été arrêté par erreur, à sa place, auprès de sa femme. Tout cela est
traité de main de maître, d'une touche légère et spirituelle, sans nulle exagéra-
tion, d'un art merveilleux.
Un artiste est demeuré inoubliable dans ce rôle, c'est Geoffroy, un des
LES THEATRES i53
meilleurs come'diens de ce temps, que la Come'die-Française a dû regretter de
ne s'être pas attache'. Dans cette cre'ation, aussi bien que dans tant d'autres,
Geoffroy ne pouvait être remplace'. M. Daubray, en reprenant ce rôle, y a mis
beaucoup de verve, de drôlerie et d'entrain ; mais où sont la finesse exquise et
l'inimitable naturel de son préde'cesseurî De l'interpre'tation de jadis, un seul
acteur est demeuré, M. Pellerin ; M. Milher, sans faire oublier Lhe'ritier, a
excellemment joué le rôle du directeur de la prison. Quant à celui du geôlier,
comment ne pas regretter l'ahurissement entêté et irrésistiblement comique qu'y
mettait M. Lassouche, et que son successeur s'est vainement évertué à nous
rappeler ? Le Réveillon n'en est pas moins un des plus agréables spectacles du
moment, et aussi des plus courus.
Théâtre Molière de Bruxelles : le Procès Féraud, pièce en trois actes de
MM. William Busnach et Henry Cauvain.
L'expérience consommée de M. Busnach a trouvé un cadre dramatique dans
un roman de M. Cauvain, et le Procès Féraud, écrit déjà par un romancier
d'action, a passé très valide au théâtre. Le sujet est l'histoire d'un forçat inno-
cent qui, ayant purgé sa peine et apprenant le nom de celui pour qui il a été
condamné, fait le sacrifice de sa réhabilitation par reconnaissance pour la sœur
du coupable, qui a recueilli sa fille. La pièce ne dénote aucune recherche et ne
sort pas des sentiers battus du succès d'où M. Busnach s'est gardé de la faire
sortir. Après Sœur Philomène et l'excursion du Théâtre libre qui avait vivement
passionné Bruxelles, le Procès Féraud a paru bien vieux, bien pâle. On a reconnu
l'imperturbable habileté de M. Busnach, et l'intérêt d'action des œuvres de
M. Cauvain n'a trouvé personne sceptique. Mais, pas plus que les Amours
bigarres, Rose Valentin, Madame Gobert ou le Grand vaincu, n'ont pu satisfaire
les exigences des lecteurs artistes, le Procès Féraud n'a apporté à ceux qui veu-
lent chasser la convention du théâtre, le progrès qu'ils attendaient.
Pour reconnaître tout le mérite et toute la 'médiocrité de l'œuvre, il suffirait de
dire qu'elle pourrait être acceptée par le plus prudent des directeurs. M. Cau-
vain semble avoir une imagination qui sera toujours sous le joug du feuilleton
bourgeois ou de l'adaptation théâtrale de son collaborateur, un incorrigible de
la fabrication. II nous est permis d'espérer pourtant un drame plus vivant et
plus réel quand son encre limpide ne trempera plus les ficelles de son collabo-
rateur. — V.
i54 L'ARTISTE
Nous avons dit précédemment que les concerts classiques du Casino de Monte-
Carlo ont eu la primeur d'un oratorio en trois parties, de MM. O'Kelly et Ville-
neuve, ayant pour titre Paragassù, et mentionné le grand succès que cette œuvre
remarquable a obtenu auprès du public d'élite que cette manifestation artistique
intéressait vivement. Ce concert, nous écrit notre correspondant, avait attiré une
telle foule d'amateurs, que plus de 3oo personnes n'ont pu pénétrer dans la vaste
salle des concerts. On savait que le poème de l'oratorio était extrait d'une chro-
nique brésilienne et, de plus, dédié à S. M. l'Empereur du Brésil Dom Pedro II.
Tous les hôtes distingués en déplacement sur le littoral ont tenu à manifester
par leur présence leur grande sympathie à LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice
qui assistaient au concert. Les rôles étaient ainsi distribués :
Paraguassù M"= Castagne.
Diogo MM. Degenne.
Taparicor
!
Degrave
Le Grand Sume
Jacaré Fronty.
Parmi les morceaux les plus applaudis, il faut signaler : i"> le Chant du Soir
et la Légende du Colibri, délicieusement chantée par M"» Castagne; 2» la
romance et le duo, qui ont valu à M. Degenne un succès bien mérité. Dans le
duo, M. Degenne a été bien secondé par M. Fronty. M. Degrave a admira-
blement chanté le rôle du Grand Sumé. L'hymne de la fin a soulevé les bravos
de tout l'auditoire, surtout au passage suivant :
Gloire à toi, Pedro II, rejeton de Bragance,
Digne fils du Héros
Qui nous donna l'indépendance,
Tu verras ton Empire immense
Prospérer et grandir sur la terre et les flots.
Il serait injuste, avant de terminer, de ne pas adresser de chaudes félicitations
à l'orchestre, aux chœurs et à Arthur Steck qui ont rivalisé de conscience et de
brio dans l'exécution de cette belle solennité musicale.
Le concert suivant offrait aux habitués un nouvel attrait par le concours de
M"" Conneau. En voici le programme, bien fait pour justifier l'empressement
des dilettanti :
PREMIÈRE PARTIE
Symphonie en fa (no 8), opéra gS Beethoven.
I. Allegro vivace. — II. Allegretto scherzando. III. Tempo
di minuetto. — IV. Finale. Allegro vivace
LES THEATRES
i55
DEUXIÈME PARTIE
Ouverture de Freyschutj Weber.
Air du « Sommeil « de Psyché A. Thomas.
M™" Conneau.
Prélude de Lohengrin R. Wagner.
(I J 'ai perdu mon Eurydice » d'Orphée Gluck.
M"» Conneau.
Fragments du ballet de Sylvia L. Delibes.
a Pizzicati. — b Marche et cortège de Bacchus.
Grand succès pour la grande cantatrice mondaine, M™" Conneau, et pour
l'excellent orchestre du Casino, qui a joué avec sa maîtrise ordinaire.
LES LIVRES
Les Précurseurs des Félibres {i8oo-i855) , par Frédéric Donnadieu, illustra-
tions de Paul Maurou; Paris, Quantin.
« FÉLiBRE,félibrige » sont termes de flagrante roture
•^^ puisqu'ils ne peuvent se plier aux poètes méridio-
fV-Vi naux d'il y a trente ans à peine. Ceux-ci sont
yLlij.y/if/ leurs « précurseurs,» mais non leursaïeux; en quoi
se diffe'rencient-ils des Félibres eux-mêmes? c'est
ce que nous ne saurions dire, et qu'a négligé de
nous apprendre l'auteur du livre que nous présen-
tons aux lecteurs de L'Artiste. Quoi qu'il en puisse
être, ce nç doit être qu'une affaire de vocabulaire :
si le mot n'existait pas encore, en fait la chose
existait vraisemblablement. Et puis nous aurions
mauvaise grâce, profane que nous sommes, à faire
même un semblant de querelle là-dessus à M. Don-
nadieu, à l'érudit qui s'est évertué à les grouper,
ces poètes de la langue d'oc, en un luxueux recueil,
à les faire revivre dans d'ingénieuses notices, à les évoquer, par la complicité de
M. Paul Maurou, dans des effigies finement gravées, à côté des monuments et
sm
Chapiteau antique du musée
d'Arles, dessin de Paul
Maurou.
LES LIVRES i57
des cités du midi, qui forment des cadres en parfaite harmonie avec l'expressive
physionomie de leurs portraits.
En général, ils se préoccupaient peu de la postérité, les aimables poètes pro-
vençaux de ce temps-là, et de laisser après eux des publications destinées à leur
survivre ; ils bornaient leur ambition à être goûtés dans le cercle étroit de leurs
amis et de leurs compatriotes, sans songer à faire imprimer leurs œuvres. Pour
l'auteur de ces monographies, l'entreprise a été d'autant plus difficile; combien
plus elle l'eût été si, au lieu de limiter sa tâche au commencement du siècle, il
avait fait remonter ses études à une époque antérieure. Peut-être, à défaut d'aveu
explicite de sa part, est-ce là le motif qui a déterminé M . Donnadieu à restreindre
ses investigations, quelque tentantes qu'elles eussent été, à un demi-siècle
environ.
Ceux à qui il a fait les honneurs de sa galerie de portraits, ne se sont guère
élevés, dans leurs productions poétiques, au-dessus des genres moyens, idylle,
apologue, poésie familière, sentimentale, amoureuse ou humoristique; mais com-
bien de ravissantes choses, gracieuses, tendres, légères, il nous révèle chez ces
poètes dont la sincérité n'est pas le moindre attrait! Citer leurs noms n'appren-
drait probablement rien à nos lecteurs, à quelques exceptions près ; leurs œuvres,
guère plus : car il faudrait, pour en goûter la saveur, entendre le parler langue-
docien ou provençal. La traduction littérale accompagne, il est vrai, soigneu-
sement le texte original; mais l'esprit de ces langues méridionales est si différent
de la langue française que la traduction la plus exacte et la plus précise ne peut
garder de leur génie qu'un pâle reflet.
Deux noms pourtant ont pour nous une notoriété spéciale. L'un est celui de
Castil-Blaze, l'ancien critique musical des Débats. Ses poésies provençales ont
une vivacité d'expression, une vigueur de touche qui l'ont fait considérer comme
un « réaliste » au sens de M. Zola. L'autre, qui termine la série du recueil, c'est
le perruquier à qui Agen a dressé une statue, à qui Nodier, Sainte-Beuve et
Lamartine ont donné ses lettres de noblesse littéraires, c'est Jasmin :
... Il fut grand quoiqu'il vînt le dernier!
Jasmin, dont l'œuvre est considérable et a beaucoup fait pour rendre, avant les
Félibres, à la langue méridionale, son éclat et sa splendeur d'autrefois ; indivi-
dualité fort curieuse, que M. Donnadieu a bien caractérisée en une remarquable
notice.
La part de l'illustration est considérable dans cet ouvrage. M. Maurou a rendu,
dans de fines gravures, les physionomies de tous ces poètes de la langue d'oc.
Il s'y est montré aqua-fortiste de tempérament, ainsi que dans une série de plan-
ches qui représentent les monuments des pays méridionaux. Il s'est plu à en
i58 L'ARTISTE
interpréter le pittoresque particulier ; ses eaux-fortes et ses dessins où tout s'ac-
centue fermement, ombres et lumières, dans les contours et reliefs, sont plus que
des documents : ce sont à la fois comme d'intenses évocations. Par sa collabo-
ration, le livre est l'un des plus artistement édités parmi ceux qui ressortissent à
la bibliographie fclibréenne; il est digne d'y figurer au premier rang, à côté de
la somptueuse édition de Mireille, publiée en ces dernières années. La repro-
duction que l'on donne ici d'un merveilleux coin du musée de Toulouse par
M. Mourou, dit sa nature d'aqua-fortiste.
Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des déparlements à la Sorbonne, Paris,
Pion et Nourrit.
Dans le courant de l'année dernière, a eu lieu, à la Sorbonne, la onzième
session de la réunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements. Comme
dans les précédentes réunions annuelles, il a été donné lecture d'un certain
nombre de notices sur des artistes et sur des œuvres d'art se rattachant à
diverses régions de notre pays. La direction des Beaux-Arts, soucieuse de con-
server ces intéressants travaux, les réunit, après chaque session, en des volumes
annuels, dont la collectien constitue l'une des sources les plus précieuses de
renseignements sur notre histoire artistique. Cette publication, menée parallèle-
ment avec celle de l'Inventaire général des richesses d'art de la France, assure
la mise en lumière d'un inestimable fonds de documents tirés des archives
publiques et privées, de l'étude de monuments ou d'œuvres d'art, pour la plu-
part, inconnus ou inexplorés ; sans elle, toutes ces recherches resteraient iné-
dites et seraient dès lors lettre morte pour les travailleurs qui s'occupent de
l'histoire de l'art dans notre pays ; sans la publication de ces notices, le fruit de
ces congrès annuels serait purement illusoire.
L'énumération serait longue et l'analyse impossible ici de tous les travaux
publiés dans le recueil fait par l'administration des Beaux-Arts après le congrès
de 1888; mais ils sont tous intéressant' à des titres divers. Quelques-uns restrei-
gnent leur intérêt à un objet d'art isolé, telle la communication de M. Tancrède
Abraham sur un triptyque hollandais du seizième siècle, appartenant à la cathé-
drale de Laval ; d'autres n'ont avec l'art que des rapports très dérivés, comme la
note consacrée à une modeste maison des champs, une « bastide » que se fit
construire Puget aux environs de Toulon. On y trouve aussi un véritable travail
de bénédictin : la somme énorme de patientes recherches qu'a dû coûter à
M. Natalis Rondot sa nomenclature des peintres de Lyon du quatorzième au
LES LIVRES
i59
dix-huitième siècle, mérite ce nom, d'autant mieux que tout le possible a été
réalisé, et peut-être plus encore, dans cette collection de renseignements, généa-
logie, dates, œuvres produites, fac-similés de signatures, résidences, indications
biographiques, sur le millier d'artistes énumérés dans cette inappréciable commu-
nication. A M. Ch. Ponsonailhe on doit une étude sur les deux Ranc, de Mont-
pellier, dont l'un fut le peintre du roi d'Espagne, Philippe V.
M. Thuilier, vice-président de la Société d'archéologie de Melun, a donné une
étude sur Julien de Fontenay, graveur en pierres fines du roi Henri IV, et ses
descendants, graveurs et peintres, au château de Fontainebleau. Cette étude,
composée à l'aide des archives de Fontainebleau et d'Avon, établit la personna-
lité très distincte de Fontenay que l'on a confondu longtemps avec Coldoré. De
nombreux renseignements relatifs aux descendants de Fontenay, complètent ce
travail.
M. Gaudard-Faultrier, directeur du musée Saint-Jean, d'Angers, a étudié deux
œuvres, l'une peinte, l'autre sculptée, et représentant des compositions funè-
bres. L'une de ces œuvres, la Mort en manteau royal, n'existe plus ; jadis elle
décorait la cathédrale d'Angers. L'autre est une sculpture sur bois représentant
la Revanche de la Mort; elle est conservée au musée d'Angers.
Notons encore la monographie de M. Foucart sur Pater, l'élève de Wateau,
contenant une quantité d'intéressants détails ; le mémoire de M. Bouchard sur
l'Académie de musique de Moulins au dix-huitième siècle, avec de curieux dé-
tails sur la formation d'exécutants, sur les concerts ou les représentations lyriques
données à la même époque dans la capitale du Bourbonnais; de M. Duval archi-
viste du département de l'Orne, une communication sur Guillaume Gougeon,
sculpteur d'Argentan, qui a décoré l'abbaye de Belle-Etoile, près Tinchebrai.
Les sculptures sur bois de l'église Saint-Aubert, de Cambrai, ont été, pour
M. Durieux, le sujet d'un travail où ces œuvres sont soigneusement décrites ; il
n'a pu parvenir à découvrir le nom de l'auteur de ces bas-reliefs, mais il a cru
pouvoir fixer l'époque à laquelle se rattachent ces travaux.
En finissant, signalons le très remarquable et très érudit rapport général, fait
à la fin de la session par M. Henry Jouin, qui a rempli les fonctions de secré-
taire de la réunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements pendant la
session de 1887.
Le Directeur-Gérant : Jean Alboize.
AUX BUREAUX DE L'ARTISTE
44, quai des Orfèvres, Paris
LES DIFFÉRENTS JEUX
DES
PETITS POLISSONS
DE PARIS
LE SABOT, LA FOSSETTE, LA TOUPIE, LA CORDE,
LE COUPE-TÊTE ET LA SORTIE DU COLLÈGE
SIX PLANCHES GRAVÉES PAR DUCLOS
d'après
AUGUSTIN DE SAINT-AUBIN
« Dès 1759, Augustin de Saint- Aubin est entré en bonne connaissance avec
le public. II lance de l'hôtel de Cluny, son logis, une se'rie de six dessins gravés
par Duclos : C'est ici les différens jeux des petits polissons de Paris. Voulez-vous
voir le Sabot, la Fossette, la Toupie, le Coupe-Tête, et la Sortie de l'école, et
l'enfance culotte'e court, entricornée, poudrée, et la queue sautillante entre les
épaules? Oh! les gentilles miniatures d'hommes! » Edmond et Jules de Con-
court, Petits-Maîtres français du XVIII" siècle : Les Saint-Aubin (L'Artiste,
octobre 1857).
Les six gravures tirées sur papier de Hollande, avec titre imprimé en deux
couleurs, et renfermées dans un portefeuille 10 fr.
(Expédition en province : i fr. 25 en^Ais pour l'emballage et le port.)
A titre de prime, les abonnés de L'Artiste qui en feront la demande
recevront cette superbe série d'estampes contre l'envoi d'un mandat-
poste de 6 francs.
LE MANS — IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER
<
EUGENE DELACROIX
D'APRES DES OUVRAGES RECENTS
ANS ce roman que Bulzac nomma d'abord
la Rabouilleuse, puis un Ménage de
Garçons (2), parmi les figures frappe'es
avec un si puissant relief, de Philippe
Bridau, d'Hochon, de Flore Brazier,
l'auteur montre à plusieurs reprises,
avec une singulière préférence, le type
de Joseph Bridau, du peintre à l'étrange
génie. Joseph Bridau, nous le savons,
fut copié sur Delacroix. Tel nous le
montre la sépia gravée par son ami
Frédéric Villot, tel nous le voyons dans Balzac, lorsque passe, au milieu des
mille intérêts agités par les autres personnages, l'artiste énergique, profond,
(i) Eugène Delacroix, par Eugène Véron (Collection des Artistes célèbres); — Eugène
Delacroix par lui-même, par Dargeniy; — Eugène Delacroix devant ses contemporains,
par Maurice Tourneux : Paris, librairie de l'Art.
(2) Scènes de la Vie de province : Les Célibataires, I'.
:8S8 — l'artiste — t. i 11
i6ï L'ARTISTE
« dont la figure ravagée, maladive et si caractérisée ressemblait au portrait idéal
que l'on se fait d'un brigand. » Cette figure « sinistre pour des gens qui ne savaient
pas reconnaître l'étrangeté du génie », ce maigre artiste, « souffreteux, au front
sauvage, domine par sa puissante tête, et maigri par un travail opiniâtre, tout
chétifet malingre », Balzac en a fait une image de grandeur et de volonté; image
vraie : car c'est bien Delacroix encore, ce Bridau qui, dès les débuts, « déjà tout
aussi fort que Gros », ne voyait plus son maître que pour le consulter; et n'est-ce
pas à Delacroix que le camarade Schinner pouvait prononcer ce mot prophétique :
« Il te faudrait toute une cathédrale à peindre. »
Venu dans un temps où « les croûtes au goût de la bourgeoisie » font prime
et donnent les honneurs, les places, l'argent, Delacroix ne pouvait espérer un
grand nombre d'amis sincères et lyriques, comme était Balzac. Les cathédrales se
font rares, et bien heureux le peintre à qui s'ouvrira quelque chapelle obscure
de cette église ridicule, Saint-Sulpice, ou de cette cave, Saint-Denys du Saint
Sacrement ; le temps n'était plus, où les hommes se plaisaient à poser leurs
regards sur les belles ordonnances des fresques et des pendentifs; parmi notre
art d'appartement, Delacroix, homme du xvi» siècle, se sentait sans air, sans
espace. Un critique ne l'a-t-il pas comparé à quelque animal des âges passés, qui
viendrait prolonger sa vie faite pour d'autres circonstances, montrer sa forme
désormais abolie, au milieu d'un monde qu'il étonne et qui méconnaît ses
ses instincts, ses besoins, ses actes?
Ce fut une lutte éternelle, longue comme cette vie d'homme dévouée tout
entière à l'art : le génie et la volonté, une pléiade de chefs-d'œuvre, et le plus
ferme caractère, ce fut à peine assez pour faire marcher Delacroix jusqu'au bout.
Il l'a dit : « Être comme tout le monde, voilà la vraie condition pour être
heureux. » Cette félicité bourgeoise lui fut aussi bien refusée que l'aptitude à
peindre bourgeoisement. Mais tout d'abord il frappa si virilement les yeux du
public, qu'il les retint, rebelles, malveillants sans doute, mais inquiets, pré-
occupés de cet artiste assez hardi pour jeter là sa vision, sans la voiler, sans
l'atténuer, sans chercher à complaire à d'autres qu'au maître exigeant et impi-
toyable, au génie qui le dévorait
« Dimicandum » « il faut combattre », ce fut sa devise. « Il faut combattre,
ou bien crever honteusement », disait-il encore : du moins s'il combattit sans
trêve, et s'il n'a pas vu sa victoire, il combattit du premier jour en pleine
lumière. Fiévreux d'âme autant que de corps, il sut ne donner à la vie extérieure
que le vain dehors, le rebut de l'artiste, et fut à ses heures un mondain, sans que
le monde entrât chez lui pour salir et froisser son rêve.
Cet homme qui mourut conseiller municipal et membre de l'Institut, menait
dans son atelier une existence dont peut-être l'histoire du seul Michel-Ange
pourrait nous montrer un autre exemple. Il a vu la voie, dès son adolescence :
EUGENE DELACROIX
103
il y entre, il y marchera sans de'faillancc, sans que rien ni personne y sache
de'sormais intervenir. La précieuse correspondance que publia M. Burty, montre
l'artiste, tout l'artiste, et l'artiste seul. Des caprices, des amourettes qui ont
traversé cette vie, presque point de trace; vivant, voire même, dans la première
jeunesse, bon vivant, Delacroix l'était : mais jamais il n'eut à redire, après uii
autre solitaire :
« Que, plus ou moins, la femme est toujours Dalila. i
Qu'il ait compris, et jusqu'en ses plus douloureuses beautés, l'être féminin,
l'indicible expression de ses Madeleine, des Pieta, même le choix de mainte
scène dans les poèmes ou les romans, serait assez pour nous le dire. Mais l'art
fut le maître, prenant toute la vie du peintre.
L'homme disparu, les voix hostiles, si nombreuses, les voix amies, enthou-
siastes, — si rares, mais si éclatantes, — devenues muettes aussi, — un silence
parut se faire, comme après une violente crise arrive une détente, comme nous
voyons aujourd'hui le calme venir, après la grande apothéose, sur le nom du
dernier, et du plus fameux des grands romantiques.
Il arrive que l'on rencontre des gens à l'abord difficile, vers qui cependant
une sourde sympathie entraînerait, parce qu'ils sont autres que les passants
vulgaires dont nos journées s'encombrent. On les voit d'abord à distance : peu
de mots, un hasard, et souvent une durable amitié naîtra, quelque ardente et
vivace union d'esprit et de cœur, avec ces hommes difficiles à connaître, épineux
à cultiver et qui presque vous auraient donné une impression d'hostilité et
quelque désir de querelle à la première entrevue. Cette histoire, commune dans la
vie, est celle aussi des sentiments que nous éveillent certains artistes, et, des
premiers, Delacroix. Omission faite de ceux à qui l'Art n'est pas destiné, pour qui
le Beau ne saurait exister, on trouverait aisément dans l'opinion générale ce
progrès, d'une répugnance non cachée ou peu déguisée, à l'intérêt, à la faveur, à
l'intelligence de l'oeuvre, à l'enthousiasme. L'admiration est venue, pour Dela-
croix; je ne sais, pour la fonder sur des bases encore plus fortes, et après l'étude
des œuvres, rien de plus efficace que la lecture de ses lettres, et des ouvrages qu'a
fait naître, en ces derniers temps, un culte sincère du maître, sous la plume d'un
écrivain érudit, philosophe sagace et plein de flammes, et d'un humoriste ami de
l'art, et du savant enfin qui a le mieux amassé les faits, les dates, les mémoires,
la matière, dispersée naguère, maintenant compacte, vivante grâce à ses soins,
de l'âge romantique. Une biographie où vînt prendre corps tout ce que nous
pouvions savoir d'essentiel sur l'homme et l'œuvre, une étude faite avec respect,
sans pédantisme et cependant par un penseur et un expert, manquait encore :
M. Véron nous l'a donnée; après M. Tourneux, qui glanait jusqu'au dernier
i64 L'ARTISTE
brin de la couronne de laurier — besogne facile — ou de la couronne d'épines
— serrée et fournie, celle-ci, — que l'on fit au maître vivant, M. Dargenty nous
donnait, par des morceaux habilement choisis, dans la prose du maître et de
ses contemporains, une silhouette d'artiste, un pendant à cette pochade spiri-
tuelle que fit George Sand à Nohant, de sa grosse plume virile. Mais tout
entier, et comme peint en pied, Delacroix est dans le beau livre de M. Véron :
à lire cet ouvrage, non pas seulement riche en documents, mais animé d'un
enthousiasme raisonné qui sied si bien à l'étude de Delacroix, on se prend à
redire le mot du vieux Paul Huet à Saint-Victor : « L'admiration sincère,
enthousiaste, est pourtant une bonne chose. » (Paul Huet, lettre du 6 oct. i863,
citée par Tourneux.)
II
L'étude de M. Véron s'ouvre par un chapitre sur le caractère de Delacroix :
c'est en effet la raison même de cette puissance et le principe de l'œuvre que
cette nature d'un homme le renfermant tout entier dans l'art, pendant sa vie, lui
donnant une apparence extérieure de froideur et même d'apprêt, pour tout
réserver, flamme et force, à la création des images qu'animaient l'esprit et la main.
Il faut, je crois, reconnaître un peu d'inexpérience parmi les causes qui
faisaient du fougueux artiste un critique froid, un assez banal professeur d'esthé-
tique, lorsqu'il traçait un article pour la Revue des Deux-Mondes. Mais il y avait
surtout là comme une revanche de l'homme ordinaire, celui qui chez le plus
grand nombre domine et parle seul, et qui pouvait si rarement se faire maître
en Delacroix. Le peintre fiévreux hésitait devant la pensée écrite; comme
le subtil écrivain de Dominique et des Maîtres d'autrefois sentira sa main si
légère, à la plume si lumineuse, s'alourdir lorsqu'elle tiendra le pinceau. Un art,
un seul, a suffi pour prendre la vie de l'infatigable maître : cet art, il l'a poussé
jusqu'au paroxysme, à la frénésie, à la tragédie la plus acerbe, au lyrisme le plus
emporté : lui donnant tout, il en voulait les dernières jouissances; brutal
souvent, comme l'était le sculpteur de Moïse, avec les images formées par sa
main. S'il n'a pu conquérir tout ce qu'il désirait, pousser son rêve jusqu'au bout,
c'est que la vie garde ses lois, et que l'homme a ses défaillances. Il sera permis
à la plus vraie des sympathies, de chercher si, dans ce miracle d'énergie qui fut
Delacroix, et dans cette œuvre éblouissante, ne gît pas quelque mal secret, une
cause de fragilité : tout son génie n'a pu suffire à l'abolir, cette faiblesse origi-
nelle de la main, qui trahit parfois la vision merveilleuse et laisse place, après
l'entier enthousiasme du premier regard, à des regrets et à des plaintes lorsqu'on
soumet l'œuvre à létude patiente et impartiale.
L'Éducation d'Achille, dessin d'EucÈNE Delacroix
i66 L'ARTISTE
Du moins les dons primordiaux, la couleur, une couleur telle qu'elle reste
sans analogue et n'aura pas d'imitateurs, et le profond sens de la vie, des drames
et des mouvements, furent accorde's à l'artiste, dès son premier essai ; si la
nature refusa obstinément ce que Delacroix persistait à chercher, une pureté
certaine et impeccable dans les lignes, elle ne dénia jamais, et ne fit pas attendre
un seul jour son génie au peintre.
Nourri par de fortes études, Delacroix pensait en peignant ; il fut ainsi dès le
début, et son esprit n'a pas cessé de grandir avec sa tâche : ce prince des impro-
visants, le plus furieux des coloristes, fut laborieux sans relâche et dessinateur
sans répit. Je voudrais qu'un historien bien informé de l'Ecole anglaise sût
marquer comme fut féconde pour Delacroix l'influence de Richard Parkes
Bonington, et le voyage en Angleterre. Allez au Louvre; regardez les aquarelles
du jeune maître de Nottingham, étudiez aussi les quelques Constables égarés
dans leur obscure antichambre : les ciels de Delacroix, les taches violâtres,
les tons, les rouges tons brûlants, les divines demi-teintes de son œuvre,
sont là : de même que cet autre précurseur, qui eût été le plus grand de tous,
Géricault, nous aurait, je pense, montré dans ses œuvres à venir, les mêmes
gerbes de chair frémissante que Delacroix amoncela dans ses épopées et ses
massacres.
Mais ni Londres, ni Géricault ne lui auraient donné le pouvoir intime de
création : il n'y avait plus là que lui-même, et son seul génie l'inspirait lorsqu'il
évoquait par la magie de la vision intime, des scènes entières peuplées de leurs
vivants acteurs, saisies au moment extrême de l'émotion et du drame. Ce n'est
plus, comme il l'écrivait à propos de l'art en Angleterre, le « désordre métho-
dique » né d'une imagination factice, c'est la vie même, frémissante, enflammée,
qui naît sous ses pinceaux du premier jet. « Ce vieux Shakespeare, disait-il un
jour, crée avec tout ce qu'il trouve. Chaque personnage placé dans telle circons-
tance se présente à lui d'une pièce avec son caractère et sa physionomie. »
(Lettre d'Augerville, i853.) Cette force immédiate et absolue qui montre à
l'artiste les êtres viables et vivants, les faits colorés et parés de tous leurs
derniers détails, Delacroix en était doué : il savait qu'une patiente étude la doit
préparer : le cerveau d'artiste doit suivre la loi naturelle, créer selon l'ordre
physique, par le lent, par l'harmonieux assemblage d'éléments infimes parfois,
que ramasse l'instinctive certitude de son génie, et qui, rassemblés, agrégés par
la puissance supérieure du rythme, vont former, par des incubations plus ou
moins lentes, l'être nouveau qui paraîtra, tout d'une pièce, spontané d'appa-
rence, et comme né d'une révélation subite. Sans le travail, sans l'enfantement,
l'art ne crée pas; mais l'art aussi n'existe que par cette force intime dont l'effet
combine les éléments dispersés en un tout vraiment nouveau, qui devient digne
du nom d'œuvre, de création. Cette divine faculté, que nulle volonté ne donne.
EUGENE DELACROIX
167
à laquelle ne supple'erait aucun effort, Delacroix la sentait en lui : rare fortune,
il la pouvait fe'conder par le plus vaillant, par le plus acharné labeur.
Il se plaignait de cette ardeur physique dont les aiguillons l'ont piqué, blessé,
surmené. Mais il lui devait l'énergie qui le lança du premier jour sur la voie âpre
et glorieuse; il dédaigna Rome, l'École, la direction même de Gros. Ce jeune
homme de vingt-cinq ans disait, pour refuser les offres du maître, et s'excuser de
repousser l'appui que de moins forts et de plus habiles auraient envié et mendié :
(t Ma route était tracée d'un autre côté, et je déclinai cette protection. »
Seul, il lutta; non sans souffrir des injures et des sarcasmes qui l'accueillirent,
sans jamais plus l'abandonner désormais. Bafoué, raillé, mais sans défaillance, il
connut les rages que donnent parfois les paroles de la sottise et de la routine ;
mais pas un doute n'effleura sa conviction, et personne ne put avoir, parmi ses
adversaires, cette joie du fat imbécile qui jouirait de voir ses dires et ses écrits
troubler ou égarer l'artiste dont il n'est pas le juge, n'étant à aucun degré son
égal. Il n'y eut pas dans la carrière de Delacroix la moindre place pour le com-
promis avec cet ennemi du Beau, l'homme de la vie ordinaire : et sa redoutable
gouvernante, Jenny Le Guillou, ne barrait pas la porte de l'atelier avec plus de
rigueur que lui n'en savait mettre à tenir ses songes d'artiste hors de la portée
du bourgeois, loin de ses tentantes promesses, et de ses froissements savants. Un
homme qui fut jadis mêlé, avec la plus saine et la plus modeste clairvoyance, à
bien des cercles d'illustres, conte que jamais il ne put, malgré de mutuelles
sympathies, retenir longtemps Delacroix sur le chapitre de son art. Que le peintre
ait su prolonger avec Musset, et à la fin de sa vie, avec M. Taine, les causeries sur
la peinture, c'est qu'il s'est par hasard livré devant un de ses pairs, ou sous l'in-
fluence de l'admiration qu'exprimait un critique fait pour le comprendre; mais
si la peinture pouvait lui donner matière à parler, sa peinture à lui demeura
toujours son mystère et son œuvre intime.
Aussi les seuls événements de cette existence seront ses tableaux, hormis un
voyage en Espagne et au Maroc, entrepris pour voir des pays pittoresques et dont
le souvenir enrichit jusqu'au terme l'imagination orientale de Delacroix. Il n'a
jamais vu l'Italie; peut-être il y aurait senti l'ennui qui saisissait, à Rome, Henri
Regnault, cet autre coloriste, fait aussi pour l'éclat profond des pays mauresques.
On peut douter que Florence, l'Ombrie, les Vénitiens même eussent trouvé le
chemin des sympathies intimes de Delacroix; et en dépit du critique qui croit
pouvoir le mettre entre Tiepolo et Jouvenet (1), on peut penser que le vrai maître
d'un tel homme, celui qui trouvera le plus et le mieux à lui dire, c'est encore lui-
même. « Je finirai par croire qu'il n'y a au monde de vrai que nos illusions »,
écrivait-il, à vingt-quatre ans. L'artiste n'a guère besoin de les promener, ces
(i) M. Max. du Camp.
i68 L'ARTISTE
changeantes illusions que lui donne chaque moment, à travers de nombreux
pays, parmi de grandes aventures ; il n'apparaît point que la vie errante ou agitée
s'accorde avec le travail : et sans courir l'occasion ni battre l'estrade, le fait ina-
perçu des autres, l'événement voisin, passager, familier, l'homme qu'oublieront
les autres passants, la douleur, la joie qui s'effacera et s'eff"euillera dans d'autres
âmes, tout cela suffit à laisser dans la nature d'un artiste une vision, un souvenir,
une attitude, une souffrance, un frémissement; et, tout à l'instant ou demain, ou
plus tard, à l'heure proche ou lointaine qui verra l'œuvre naître au jour, chacune
de ces impressions, selon qu'il sera nécessaire, se retrouvera dans son ordre, et
viendra tout vivifier.
Si Delacroix voulait que l'artiste, étranger à toute école, libre de tout concours,
sût garder sa « sainte pudeur », il ne fuyait ni les sujets épineux, ni les diffi-
cultés : son avis, c'est que « le talent aime les difficultés : mais ce sont celles
qu'il se choisit. » Il n'ira pas s'étendre sur « ce lit de fer des concours » ; et « la
verve qui n'est pas une eff'rontée, plus elle est brûlante et sincère, plus elle a de
modestie. »
Ces œuvres pensées et produites loin des « tréteaux » et loin des juges, il fallait
bien les exposer, les livrer aux bêtes. M. Véron nous a montré toute la série des
attaques soulevées contre chaque toile nouvelle. Cette large place, donnée à
l'histoire de ces critiques, et qui pourrait au premier abord sembler un peu
excessive, ne l'est point en réalité : car les bruits semés par les écrivains igno-
rants parvenaient jusqu'à Delacroix, et l'aiguillonnèrent toujours. En i853, après
plus de trente ans passés à s'affirmer, à disputer, ne le voyait-on pas encore, à
l'exposition de la duchesse d'Orléans, « le visage pâle, et la voix tremblante »
devant les ricanements du public. Il n'eut point, pour le soutenir, un cénacle ni
des disciples ; des romantiques, Baudelaire, qui le fut bien moins qu'à demi, l'a
seul parftiitemcnt compris. Et Delacroix n'aurait pas su grouper les claqueurs ni
former un atelier d'élèves : son art était tout lui-même, et rien ne s'en commu-
niquait. Il les ébahissait, malgré les louanges bien avisées de leur chef de file
Adolphe Thiers, ces bourgeois qui se consolèrent des Burgraves avec Lucrèce.
La tragédie n'est point l'état où se hausseront aisément les acheteurs des Dela-
roche et les admirateurs d'Horace Vernet; que voulaient ces ciels violacés, ces
pourpres draperies, ce sang, cette chair étalée, ces visages convulsés, ces mem-
bres jetés dans un furieux mouvement, et ces vagues, et ces chevaux cabrés, et
toute cette fougue de tempête, surnaturelle? Vainement Delacroix, par le seul et
grave défaut qu'il a pris à son époque et développé par sa propre nature, emprun-
tait des sujets aux fictions, à l'histoire, allait des poètes nouvellement révélés aux
souvenirs des vieilles chroniques ou des antiques annales : les ombres pâles qui
plaisaient au public, les correctes illustrations d'épisodes connus, ou bien les
groupes roides, les prétentieux mannequins de la peinture historique, il n.-* snvait
EUGENE DELACROIX
169
rien montrer de toute cette friperie , le peintre qui venait parler une langue à
peine comprise, et de quelques-uns, aujourd'hui. N'est-ce pas hier que le plus
spirituel auteur pour Salons écrivait: « Delacroix a fait quelques beaux tableaux,
et des horreurs par centaines. »
Et pourtant, n'en déplaise à ce petit-fils de Voltaire qui vient d'avoir une statue
quand Delacroix attend la sienne, il n'est guère possible de choisir, parmi les
tableaux de Delacroix, ces œuvres « bonnes » que reconnaissait, avec une
bienveillance professorale, l'ingénieux auteur de Tn'.l.-i. Pourc peintre qui aurait
Ktude de lionne, faite par Eugknk Delacroix au Janlin des Plantes
dû créer le nom d'intransigeant, il n'y a pas de jugement moyen : l'œuvre est si
fortement unie, la tenue en est si constante, la méthode tellement identique d'une
toile à une autre toile, qu'il faut rejeter ou admettre, admirer ou condamner tout
dans cet ensemble le plus un, le mieux pareil qui se peut voir.
C'est que l'enthousiasme qui animait au premier jour l'âme du peintre demeura
le même jusqu'à la dernière heure. Si Delacroix a tout sacrifié à cette volupté
intime de la création artistique, la profonde excitation nerveuse ne lui a jamais
fait défaut, et toujours le mettait, vibrant et fiévreux, devant l'œuvre future.
Seulement , on peut distinguer entre les œuvres capitales et complètes, — ce
sont les tableaux, et presque tous les tableaux, — et les dessins, parfois^admi-
rables, souvent imparfaits, désordonnés sans fantaisie, contournés sans expression,
170 L'ARTISTE
laborieux sans profondeur ; quand l'éclatante symphonie des tons, la magie des
couleurs assemblées par le génie n'a plus là pour éblouir, étonner et charmer,
il reste le squelette, et plus d'une fois, — voir le Faust, Hamlet et maint autre, —
ce squelette est fort biscornu.
« Pour avoir du talent, disait le grand Théo, il faut exagérer ses défauts jus-
qu'à en faire des qualités. » Delacroix put sauver dans ses œuvres peintes le vice
irrrémédiable de la forme par la souveraine puissance de la coloration. Mais
malgré l'éloquent, le puissant plaidoyer de M. Véron, nos yeux, notre amour de la
beauté se rebellent et se soulèvent encore devant les malingres et les disgra-
cieux contours des êtres créés par la verve du dessinateur, ici moins spontanée
qu'on ne croirait.
Ce n'est pas en vain que Géricault répétait à Delacroix : « Serre ton dessin,
raffermis tes contours, mets des muscles dans tes draperies », et que Gros lui
jetait ces mots brusques et vrais : « Pour coloriste, mon garçon, vous êtes colo-
riste, mais vous dessinez comme un pourceau. » Le maître la sentait, cruelle et
constante, cette impuissance d'arrêter la ligne, d'assurer le trait, de muscler
ferme les dessous. Il y a des œuvres, et surtout ses fresques, où paraît ce secret
souci, cette incurable obsession, cet effort vers le don toujours désiré, jamais
obtenu : les mains de l'ange qui va terrasser Jacob, ces doigts convulsés, nous
savons que ce sont des doigts, et nous voulons bien le croire : mais leur apparence
réelle n'est rien que le plus terrible fouillis de hachures tremblottées, de confus
tâtonnements : sans aller jusqu'aux dessins hiératiques du vieux David, qui
enthousiasmaient Delacroix et le laissaient presque envieux, sans descendre jus-
qu'aux traits rigides, assemblage de fils de fer, que M. Ingres emplissait de son
terne coloriage, on sent bien qu'il y a des maîtres dont la couleur chante sans
faire détonner jamais le rythme des formes. Lorsque dans son atelier, pendant les
veillées, Delacroix dessinait sans trêve sous sa lampe, copiait même les médailles
antiques, il poursuivait ce que jamais l'acharné travail de jour ne lui avait donné
à son désir : vrai prince des contes de fées, à qui l'une des marraines conviées
avait tout donné dès le berceau, tandis que l'autre, offensée ou retenue ailleurs,
arriva trop tard, et ne put ou ne voulut jamais réparer l'irrémédiable lacune.
Poussé par son génie et le don du coloriste vers les sujets les plus ardents, où
la vie déborde et bouillonne, le peintre y trouvait encore une raison de s'égarer
dans l'incorrection, par la fougue : n'est-ce pas Dante, vrai précurseur de Giotto
et de Botticelli, qui nous dit dans le Purgatoire : « La précipitation fait perdre
la dignité des attitudes. » Le lyrisme de la couleur, la vibration perpétuelle de
l'artiste faisaient trop s'emporter la main, tendaient les nerfs et l'aveuglaient :
alors gauchissent les figures, et les yeux ne sont plus en place, et les muscles se
multiplient hors de leur ordre naturel. Cela n'est pas de la grandeur, c'est la
maladie du génie. Sans doute, l'éminent esthéticien qui cherche à justifier le mot
EUGENE DELACROIX
171
d'Hugo sur Shakespeare, et voudrait nous faire « admirer tout, comme des bêtes »,
a raison d'e'crire que l'art est presque une inconsciente synthèse, aux résultats
immédiats. Mais cette synthèse même, encore faut-il qu'elle s'opère sur des
données parfaitement justes, et soit réalisée par des organes impeccables. Et
Delacroix, si pénétrant à la fois et si emporté, ce peintre toujours pittoresque,
ce voyant sublime, n'eut-il pas quelques défaillances, quand il lui fallait établir
le mystérieux accord de l'œuvre avec l'intime vision? Elle n'existe pas, l'école
où l'on apprendrait à sentir, à imaginer, à créer : mais l'éducation du métier
existe et reste nécessaire, l'aptitude manuelle demeure indispensable aux arts
graphiques. Un peintre n'est pas un poète; Balzac pouvait désespérer les prêtes
par son griffonnage terrible : rien n'en restait pour le lecteur; mais nous décou-
vrons sur les œuvres de Delacroix toutes les fautes, les lourdeurs et les échappées
de sa main.
Même lui, d'ailleurs, ne saurait nous réconcilier avec les tragédies historiques,
les allégories compliquées ; au milieu d'une armée de figures, à la Chambre des
députés, dans la salle des Fleurs, un être entre tous, s'impose, étonne, efface
tout : ce n'est pas un Héros, un Fleuve, une Muse : c'est un lion ; un être vivant et
réel. Parfois, comme dans cette fresque de la Grèce aux premiers âges, la vision
intérieure a été si forte qu'elle semble avoir fait revivre à nos yeux la réalité
disparue; alors, c'est dans l'être réel , facile à voir chaque jour, que l'imper-
fection se loge ; et les bœufs de labour, parmi les humains admirables et les
radieux paysages, sont presque informes, et s'effacent.
Tout ceci, poursuivi trop loin, semble mener vers un purisme prétentieux et
excessif; c'est la chair, le sang et la vie que voulait exprimer ce peintre : il l'a fait
magnifiquement, il a poussé son propre rêve jusqu'au dernier terme, il a pu l'ex-
primer pour nous en images resplendissantes où s'affirmait sa volonté, que faisait
palpiter son âme. Sa main put défaillir; lui-même a toujours regardé, je pense,
comme en des lieux supérieurs, et bien au-dessus de sa tête, ces maîtres qui
furent le Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Velazquez, Rubens. Et puisqu'il faut
nommer ce dernier, que Delacroix aimait entre tous, ces défaillances du dessin
sont-elles toujours évitées, même par le glorieux peintre d'Anvers? La Sainte
Catherine, h Grenoble, a des attaches bien étranges, des bras et des cuisses
extraordinaires. Le rouge éclat de son manteau, la chaude splendeur de sa chair
en perdent-ils quelque valeur? La perfection n'est pas de l'homme: pour se
consoler, Delacroix eut ce bonheur, le premier pour le grand artiste, de ne jamais
sentir peser sur lui l'angoisse des incertitudes et le supplice de l'infécondité.
« Ma fièvre est ma vie » , disait-il. Sa fièvre^fut son art aussi : par elle, il garda
cette flamme, cette force intense de vie personnelle et intérieure, qui lui a fait
traverser tout, souffrant, luttant, mais inflexible ; pour l'assouvir et pour la vaincre,
cette fièvre d'âme et de corps, il a fait sans trêve ni peur cette œuvre qui demeu-
172
L'ARTISTE
rera, grande en ce grand siècle d'artistes; il a mené cette existence qui fit son
œuvre plus féconde, et dont la puissante unité la rendit plus haute, la laisse encore
plus admirable : exemple à la fois, et défi : lumière pour les artistes qui salueront
cette énergie, soufflet au pouvoir triomphant des routiniers et des cuistres.
« Le style, disait-il, ne consiste absolument que dans l'expression libre, ori-
ginale, des qualités propres à chaque muitre. » Il faut être un maître, en effet,
pour dire librement ce qu'on rêve et ce qu'on veut : mais on n'es; un maître qu'au
prix de ce complet sacrifice à la vérité, à la volonté (i). Enrichi d'un don magni-
fique, Delacroix vécut pour accroître et faire éclater son génie: il a dit ce qu'il a
voulu; dès le premier jour il l'a dit, et malgré tout et malgré tous, il a fait triom-
pher sa foi, il a servi l'art à sa guise : il n'est pas de meilleur destin, il n'est
pas de vie plus superbe.
PIERRE r.AUTHIEZ.
Il t Si nous vivons, créons, dira Michelet. parlant de Gcricault. Contre un monde de
haine et d'envie, faisons-nous un monde intérieur, qui soit nôtre, et fils de notre àine. •>
LE SALON DES XX
LETTRE DE BRUXELLES
E Salon des XX emporte cette année,
à Bruxelles, la palme de la curiosité
et du succès. Après les exhibitions
triennales, où se coudoient les mé-
diocrités et les valeurs, où l'on est
perdu dans la quantité et obligé de
chercher avec labeur la qualité, on
est heureux de trouver une réunion
d'œuvres choisies, limitées comme
nombre, hardies de facture, intéres-
santes en tous cas. L'éclat de rire est
facile devant certains envois — tels ceux de M. Finch — mais, quels que
soient les étonnements, on doit reconnaître chez tous ces jeunes peintres, une
recherche de nouveau, d'inattendu, qui impose le respect de la critique. Je ne
puis admettre la « fumisterie » complète en art. Certes, quelques rapins ont des
tendances à vouloir « épater le bourgeois », mais je veux admettre qu'aux XX —
174 L'ARTISTE
et je le disais à cette même place l'an dernier — il y a des peintres, point de
bohèmes casseurs d'assiettes.
Ils ont, d'ailleurs, une variété de tendances qui déconcerte. A côté de choses
bien naïves et tâtonnantes, telles que les champs de bataille de M. Henry De
Groux, où le maladroit qui fait sourire côtoya le tragique qui fait frissonner, on
voit des talents — le mot est mince — sûrs d'eux-mêmes et complets, n'ayant plus
rien à chercher — et je nomme bien vite MM. Fernand Khnopff, Helleu, l'un
Vingtiste, l'autre invité, qui partagent, avec MM. Xavier Mellery, Félicien Rops,
Jan Toorop, Guillaume Van Strydonck, Vogels, Whistler, le triomphe de ce
Salon.
M. Helleu expose des portraits de femmes d'une exquise modernité. C'est pris
dans la vie, mais à travers une morbidesse élégante : des vapeurs de femme
dolente transcrites en lignes fondues et molles, quelque chose comme la vie pari-
sienne modulée en note mineure et en accords atténués.
M. Khnopff, lui, est phas précis dans le contour; il dessine avec perfection,
porté, dans son art, par les Primitifs dont il a parfois la raideur, et par le
britannisme de keepsake dont il garde la tenue. Le Portrait de A/"« M. AT.,
outre qu'il est d'une ressemblance charmante, a une délicatesse de tons, une
élégance de pose qui ravissent. C'est du portrait, mais du portrait aristocratique,
non seulement par la pose, mais par la suave discrétion des tonalités, symphonies
qui charment et troublent, accordances subtiles dont on est enveloppé. Au reste,
M. Khnopff est avant tout un mystique. Sans s'inspirer de Gustave Moreau, il a
les mêmes aspirations que le symbolique peintre rose-croix des Mystères. Sa
Sphynge, aperçue à travers une sorte de buée, translucide plus que transparente,
a la fluidité des rêves. C'est une apparition lunaire enveloppée d'un nuage :
comme un astre de chair vierge baigné de halos, ainsi que, par les tièdes nuits
de printemps, la rosée qui s'épand sur les gazons. M. Khnopff est désormais le
peintre du symbole, non de celui qui se devine à peine dans les cauchemars de
la poésie déliquescente, mais d'un symbole impressionnant et palpable sous sa
mystérieuse forme artistique.
Ainsi le comprend aussi, avec une vigueur plus grande et une plus forte sûreté
de main, le maître Félicien Rops. Son envoi se borne à un dessin pour servir de
frontispice aux œuvres de Stéphane Mallarmé, mais il suffit pour donner la marque
de cet incomparable interprète des rêves lyriques. L'éphèbe qu'il assied sur un
socle au milieu de l'infini, est grifTé avec une pure magie. Il a toute la perversité
de l'androgyne aux époques de décadence, et toute la candeur du jeune dieu
transporté par les harmonies de la lyre. De la ligne et de la ligne encore, mais
une ligne moderne, avec toutes ses sinuosités complexes, ses canailleries — qu'on
me passe le mot— empreintes en des détails dont on démêle à peine la lente et
nerveuse genèse.
LE SALON DES XX
175
Avant de nous aventurer dans les éblouissements de l'e'cole vibrisie, repré-
sentée ici par des envois qui déconcertent, il nous faut saluer les maîtres moins
jeunes, d'âge comme de valeur.
Xavier Mellery marche en première ligne. L'apparition chez Hachette de
La Belgique, la prestigieuse description de Camille Lemonnier, est trop récente
pour que l'on ait oublié les dessins admirables dont Mellery a orné ce livre.
Maître dans l'art d'interpréter le coin de terre patriale, il l'est également en
celui de chanter l'humaine plastique ; la frise à fond d'or, Majorité, où l'on voit
un jeune homme recevoir les palmes de la force et de la maturité, est d'une
étonnante vigueur de lignes; au lieu de fondre les contours, M. Mellery les
précise et les accuse sans hésitation, sûr de sa main. Comme Rops, il n'a
jamais de tâtonnement, mais lui, ce n'est pas la perversité du dessin qu'il
cherche; loin du cauchemar lancinant de l'auteur des Sataniques, loin des rêves
monstrueux qui s'expriment en une déviation de la forme graphique, M. Mellery
est la santé même. Dans le derme de ses héros circule, non le sang fiévreux des
erotiques, mais le sang rouge et sain des hommes de l'âge d'or. Rops dit le
vice, Mellery la force chaste; le premier tourmente, le second apaise. Ses
créatures ont vécu dans la nature primitive, au grand soleil qui hâle, parmi les
blés mûrs, fouettés par les vents crus du Nord. Ils ont respiré les grasses, mon-
tantes et capiteuses senteurs de la terre, et, baignés d'aurore, ils ont puisé dans
la vie du sol, dans la clarté du soleil, la vie et la clarté de leurs corps sans tache.
Voyez, près de là, cet autre fils de notre pays, le jeune Henry De Groux; du
dessin qui se possède, nous voici dans celui qui se cherche. M. De Groux
ignore absolument les principes rudimentaires de son art. Tout est chez lui
fougue, inspiration, trouvaille. Il a le sens de l'horrible et du tragique, et tels de
ses ciels où galopent de farouches nuages, donnent une superbe impression
d'épouvante. C'est ainsi que l'artiste est arrivé, dans ses champs de bataille, à
nous émouvoir invinciblement. Waterloo : la nuit, tout a cessé, la plainte des
agonies trouble seule le silence funèbre; c'est l'heure sombre où les maraudeurs
viennent piller la Mort. M. De Groux a choisi ce moment et l'a dramatisé
davantage encore. Les corps qu'il entasse au bord des talus, qu'il accumule l'un
sur l'autre en tumuli de chair inanimée, n'ont plus forme humaine; alors éclate
toute la candeur de M. De Groux; ses naïvetés se donnent carrière, en inter-
prétations extravagantes des choses et des êtres; le dessin est lettre close, la
ligne s'égare et se boursouffle ; comme dans la fable, on voit bien quelque chose,
mais on ne distingue pas très bien. Seulement nous savons pour quelle cause,
et cette cause, il faut la rechercher dans des raisons d'école primaire. Quoi qu'il
en soit, nous sommes aux prises avec un artiste absolu, plein de vivantes qualités
et de défauts excusables, que l'on doit encourager et soutenir en sa marche,
lente mais sûre, vers son idéal esthétique.
176 L'ARTISTE
J'arrive un peu trouble, à la partie vraiment intransigeante et audacieuse du
Salon des XX. Audacieuse à coup sûr, puisqu'elle dérange les idées toutes
faites et nous incite à de nouvelles interprétations de ce que nous appelons
la lumière. Les peintres que nous avons coutume d'admirer, les maîtres qui
correspondent, par leur art, à l'idée que nous nous faisons de la nature, avaient,
jusqu'ici, considéré l'œil humain comme fait pour les ensembles et les accor-
dances. Ils donnaient eux-mêmes le travail de fusion, c'est-à-dire que, au lieu
de décomposer les tons, ils les réunissaient en les harmonisant selon leur propre
rétine. L' « école » nouvelle représentée par les Seurat, les Pissaro, les Signac,
veut laisser au spectateur le soin de veiller personnellement à ces harmonies
complexes. Ils ne triturent pas les tonalités, ils les juxtaposent en une série de
pointillés qui font penser à quelque laborieux travail de tapisserie. C'est comme
un tatouage de la toile, où l'aiguille serait remplacée par la fine brosse, et l'on
a pu logiquement comparer cette nouvelle méthode à de la peinture qui ne
devrait ses effets qu'à des pains à cacheter habilement assortis.
Nous l'avons dit déjà, le rire est facile. Le procédé de ceus que l'on a
baptisés : les néo-impressionnistes, bouleverse toutes les idées reçues et même
les idées non reçues, mais il part d'un principe scientifique dont l'application à
la peinture est loin d'avoir donné tout ce que l'on peut en attendre.
Il faut bien en convenir, on n'est pas, jusqu'à ce jour, arrivé à rendre les
fulgurances de la lumière. Un plein soleil, une aurore boréale, un éblouisscment
de rayons d'or n'ont pas été traduits dans leur éclat de réalité. Vainement a-t-on
eu recours aux couleurs crues distribuées selon les théories anciennes ; on n'a
pas porté sur la toile les éclatements qu'un chaud midi d'été nous donne, et
nous en sommes encore à chercher la plaque-artiste qui les emmagasinera.
Cette plaque, extra-photographique, les « néo-impressionnistes » la cherchent,
non dans une transposition machinale, mais en conservant la vision grandis-
sante qui fait le fond de l'art. Ils ne sont certes pas arrivés au but — loin de là
— mais étant donné que, commercialement, leurs essais ne doivent pas être
d'un rapport bien aisé, il est permis de vanter leur tentative et d'applaudir à
leur effort qui certes a le mérite de la conviction et du désintéressement.
Je veux insister sur ce point, qu'il faut chercher aux XX mieux et plus digne
que matière à plaisanterie bien aisée. Je n'ai devant certains tableaux pu
réprimer un joyeux rire et je l'avoue; mais, à y revenir, j'ai dû me trouver
ensuite, non point bourgeois — ce qui n'est plus une injure — mais badaud
entraîné — ce qui est un brevet de maturité — et c'est plus grave, si l'on
songe que les fruits mûrs sont généralement mangés tout de suite!
M. Welly Finch est l'un des premiers néophytes belges — j'allais dire victimes
(par lapsus) — du néo-impressionnisme français. Jusqu'à ce jour, il cherche,
avec des balbutiements habiles, l'expression de sa personnalité, et jusqu'à ce
LE SALON DES XX
177
jour il ne l'a point trouvée. Voilà deux ans, c'était un lachiste dont James Ensor
e'tait l'initiateur en notre pays; aujourd'hui c'est un autre homme, un autre
Seurat (ou ne Seiirat pas!) Il semble que, entré dans la voie nouvelle et, j'y
insiste, curieuse et bien digne d'attention, M. Finch n'ait pas étudié la théorie
optique de son école. Il détonne plus qu'il n'étonne, et pour peu que l'on
ait compris les préceptes bien précis de cette école, on comprend difficilement
ses exagérations inutiles. La cause en est sans doute dans la rapidité avec
laquelle M. Finch, rompant en visière avec ses idées d'un autrefois très rap-
proché, a, par une extrême facilité d'assimilation, adopté des préceptes dont
il ne connaissait pas les arcanes subtils, malgré leur précision scienti-
fique. Nous aurons à examiner la façon dont il s'est ou non tiré de ce pas
difficile.
Les néo-impressionnistes partent donc tous d'un même principe, tout en va-
riant leurs procédés. Principe connu : au lieu de fondre les couleurs en une har-
monie générale, ils les juxtaposent, laissant au spectateur le soin, dont ils se sont
affranchis, de constituer l'harmonie générale. S'approche-t-on, rien n'est visible
qu'une palette de taches papillotantes, pains à cacheter multicolores, pointillés
ténus; à distance, le sujet se dessine, la toile s'éclaire et l'effet lumineux, à
défaut d'autres, devient extrêmement intense. Il y a donc, dans le principe
inauguré par MM. Seurat, Signac et d'autres, procédé dont les applica-
tions sont encore en gésine, un élément nouveau dans sa scientifique séche-
resse, et ce serait puéril d'en rire ; il est certain que l'on en tirera quelque
chose.
MM. Signac et Dubois-Pillet, deux des vôtres, marchent ouvertement dans
cette voie, et plusieurs des essais présentés aux XX sont pour eux d'incontesta-
bles réussites. Outre qu'ils tiennent déjà les finesses de leurs canons nouveaux
et rendent avec beaucoup d'art les fluidités de l'atmosphère, ils ont le mérite de
serrer leur dessin.
Nous n'en dirons pas autant de M. Willy Sch'obach. Entraîné, lui aussi, dans
la bataille du <i néo-impressionnisme », il en a modifié la facture. Signac poin-
tillé, on dirait que sa brosse est l'aiguille d'une machine à coudre; Schlobach y
va par petites lèches, les tons sont fouettés et non piqués, ce qui contribue à
harmoniser davantage le jeu des couleurs; mais le dessin se néglige;
M. Schlobach nous exhibe des bateaux invraisemblables, ayant le mât au milieu
— ce qui ne s'est jamais vu — ; le foc et le clin-foc gonflés ont la crête concave,
chose inconnue jusqu'à ce jour, et cela est d'autant plus curieux que le peintre
vit chaque année à Knocke, petite plage de notre littoral où passent tous les
jours dans l'étendue, les barques des pêcheurs ostendais.
M. Vogels, avec ses paysages sombres, ses brouillards moelleux, reste le
vigoureux maître que nous connaissions; il sent la nature en triste, mais avec
1888 — l'artiste — T. I 12
178 L'ARTISTE
quelle profondeur et quelle mélancolie ! Ses pluies, ses cre'puscules ont de
spéciales douleurs; il y a du sanglot en tout cela, mais le lourd sanglot des cho-
ses et comme une sensation d'irrémédiable malédiction. M. Toorop n'a pas
moins de tristesse en ses interprétations; il est maître aussi dans l'art de revêtir
la nature d'un voile pensif; et, à ce titre, sa Symphonie en blanc est une pure
merveille. Deux jeunes filles rêvent, l^'une, couchée en sa chaise longue, laisse
errer son regard dans le vague ; sa pensée est partie loin, au delà de la mer où
elle a quitté le bien-aimé. L'autre, la tête entre les mains, l'œil fixé sur une fleur
du tapis, songe également à quelqu'un ou à quelque chose de parti qui ne
reviendra plus, nevermore ! Et cela fait une grosse impression de vie qui som-
meille et d'âme qui se lamente. Comme l'indique le titre du tableau, celui-ci est
traité en blanc sur blanc, mais avec une rare subtilité et une extrême science;
M. Toorop n'a plus rien à apprendre du métier, son art seul peut encore
grandir.
M. Whistler est tout en noir. On se souvient de son portrait de Sarasate, qui
avait les formes d'un fantôme, tout en étant superbe, d'ailleurs. Ici nous sommes
en face du portrait d'une dame que l'on dirait peinte au fond d'une cave. Il faut
la regarder longtemps pour la détacher un peu de son fond de nuit, et ce n'est
que peu à peu que l'on y parvient.
Plus visible est la Malade de M. Van Strydonck qui rappelle certains contre-
jours de James Ensor, l'initiateur, il faut l'avouer et lui en rendre justice, de cette
interprétation spéciale. M. Van Strydonck marche à grands pas. Nous sommes
loin de son Tobie impersonnel et peu attirant; la forme s'est resserrée et la cou-
leur éclaircie.
L'envoi de M. Van der Stappen ne nous est pas nouveau. Un peu officiel dans
ses succès comme dans ses commandes, il a gardé l'indépendance de son talent
et ses belles qualités de lourde vigueur. M. Paul du Bois semble, lui, piétiner
sur place et manquer d'accent. Le buste de M. Warnots n'a pas la nervosité de
lignes qu'il faudrait; c'est proprement fait, c'est peu achevé et la vie y fait
défaut. Qu'il examine, par comparaison, les médailles de M. Chaplain, si fouillées
et si complètes. Art qui se perd, celui-là. Nos pièces de monnaie léchées et sur-
léchées par les Wiener, ne sont agréables à l'œil que par la valeur qu'elles ont,
et, à ce propos, il n'est pas inutile de signaler un homonyme, M. Fernand Dubois,
que nous signalions au dernier salon comme appelé sans doute à relever l'art
médailliste, par une foule de qualités qui ne demandent que le temps pour
s'épanouir tout à fait.
Il est temps de conclure, après avoir passé curieusement devant les polychro-
mies de M. Anquetin. Chinoiseries bizarres qui tiennent de la céramique et de la
poterie, mais n'ont qu'une fantaisie décorative parfois habile. Signalons encore
M. Blanche, dont les trois Lavandières, emportées dans une course folle à tra-
LE SALON DES XX
'79
vers un paysage lunaire, ont tout l'effroi d'une vision, des cegri somnia qui
poursuivent inoubliablemcnt, et terminons.
Le Salon des XX est un vrai Salon. Il e'vite au moins toute banalité, et
n'eût-il que ce mérite — il en a beaucoup d'autres — cela suffirait à sa
gloire.
MAX WALl.ER.
DIALOGUE DES IMMORTELS
(0
La scène se passe, la nuit, au coin d'une rue et des Champs-Elysées. Deux ombres gui se
disputent le haut du pavé :
ESPÈCE d'animal, laisse-moi donc passer !
— Toujours insolent et pressé, le
Plaisir.
— Tu me connais ?
— Parbleu ! je suis l'Amour 1
— Ah 1 lâcheur ! j'aurais dû m'en
douter.
Un drôle qui la nuit contemple une fenêtre,
C'est rAmour,à coup sûr,sicen'cst un voleur.
— Eh bien ! l'Amour, puisque te
voilà, je t'emmène, je vais faire la
fête.
— Ohl citoyen Plaisir, o faire la
fête » : quelle locution triviale I
— Ça, c'est de mon langage adopté
dans le monde où Ton s'amuse. Allons,
viens rigoler : je t'invite.
— Non, je refuse : j'ai rancune des
Croquis d'IsooUARO DE Beaumont
mauvais tours que vous m'avez joués ; et puis vous devenez, selon ntjoi, bien
grossier, mon cher.
(i) Cette légère fantaisie posthume, d'une ironie à la fois railleuse et philosophique,
est une des mille boutades de cet artiste exquis qui fut Edouard de Beaumont. Il nous
a paru intéressant de la publier, parce qu'elle porte bien la marque de l'esprit charmant
DIALOGUE DES IMMORTELS i8i
— T'es bête, l'Amour, do refuser quand le Plaisir te convie. Le Plaisir sans
l'Amour, vois-tu, ça va tout seul ; mais l'Amour sans le Plaisir, bernique ! ça
ne va pas du tout. Allons, viens !
— Non, pas maintenant, je surveille les lueurs d'une veilleuse.
— Allons, bonne chance. Laisse-moi passer, Amour, fils de père inconnu.
— Dites donc, vous 1 Plaisir du commun, n'insultez pas ma mère ; vous
savez comment Ve'nus sait se venger.
— Hélas! oui; mais, quoi qu'il en soit, par elle je suis souverain dans la vie ;
par Vénus j'ai le suffrage de toutes les femmes, et c'est ce qui me donne le pas
sur toi, mon garçon. Partout le Plaisir prime l'Amour. Allons, puisque tu veux
rester, bonne nuit ! Laisse-moi le haut du trottoir.
— Je n'en ferai rien, sieur du bon Plaisir, car, malgré votre présomption, je
suis votre supérieur, et à tous les titres vous me devez le pas sans conteste. Je
suis le dieu du printemps, je suis le roi de la nature, je suis l'âme du bonheur;
en un mot, Plaisir éphémère que vous êtes, je suis l'éternel Amour.
— Éternel toi 1 T'as pas fini 1 Tu meurs d'un rien, mon petit bonhomme,
quand je ne te fais pas subsister. Et voilà maintenant que tu t'emballes. Cepen-
dant tu n'es plus le divin Érosaux flèches d'or qui, dans la Mythologie, n'allait
pas sans moi ; tu n'es plus l'Amour robuste qui, mi-partie passion et liesse, ani-
mait jadis les mystiques témérités ; tu n'es plus enfin, depuis trois siècles, qu'un
pas grand'chose d'Amour, sans grâce, sans fanatisme, sans ardeur ; aussi per-
sonne aujourd'hui n'ose-t-il dire tout haut : « Je suis amoureux. » On te renie,
après t'avoir connu; on te cache, tandis que partout on m'affiche.
— O vaniteux Plaisir des sens, vous abusez de votre faconde, vous vous
grisez rien qu'en parlant; vous n'êtes qu'un faiseur, un bavard, un charlatan, un
dépravé, dont je ne suis plus la dupe. Allez à vos débauches : je n'ai pas besoin
de vous pour mes délicates tendresses.
— Mais si ! mais si ! A preuve, c'est qu'après tes inepties platoniques dont tu
stupidifies les amants, si je n'arrive pas entre eux juste à point, ils se dépitent
et t'envoient à la balançoire.
— Ah ! c'est trop fort ! oser dire que l'on me balance !
— Oui, j'ose le dire, mon cher Amour, moi le doux Plaisir, jadis idole des
hétaïres de Lesbos et des joueuses de flûte d'Ionie; j'ose toujours. Aussi, depuis
Eve et le Serpent, depuis les fêtes grecques où j'ai gagné le prix du baiser, suis-
et de la verve pleine de finesse que l'auteur dépensait à pleines mains, en vrai prodigue,
dans les innombrables lithographies du temps de sa jeunesse. Beaucoup de ces dernières
sont de petits chefs-d'œuvre d'observation spirituelle et d'humour, qui devraient le faire
placer à côté de Gavarni, si, chez Edouard de Beaumont, le peintre proprement dit
n'avait nui, pour nos contemporains, au peintre de mœurs, et si notre époque oublieuse
et sotte, et qui d'ailleurs admet difficilement en un même homme des supériorités
diverses, n'avait désappris de mesurer la renommée au mérite.
i8a L'ARTISTE
je dans ma forme complexe le plus gros bonnet de l'État social. En osant, j'em-
plis le monde de mes ivresses et de mes éclats de rire ; j'emplis les plats d'ucrc-
visses à la bordelaise, les caves de vin de Champagne et les bureaux d'omnibus
de femmes qui vont « où va une femme qui sort », tromper leurs maris avec... la
correspondance. Partout on me demande, on m'attire, on m'exploite ; le haut
commerce et la finance m'exaltent à cœur joie, car je représente les affaires par
le luxe, l'argent, la gourmandise et la luxure. Les gouvernements m'encouragent
et me mettent à profit, tandis que les malins me prônent et me font des huîtres,
car en parties fines j'ai depuis longtemps avalé toutes celles de la mer. Tu vois,
par ce seul détail, quelle importance j'ai su prendre dans l'univers élégant et
sensuel! J'ai dit et par modestie je n'ajouterai rien. A ton tour débite ton petit
boniment. Qu'as-tu à me répondre pour justifier ta folle prétention î Pauvre
Amour 1 tu restes muet comme une tanche quand il s'agit de te faire valoir.
— C'est vrai, je suis timide et je me défends mal, car c'est une profanation
pour l'Amour de dévoiler ses mystères au Plaisir, toujours indiscret. A quoi
bon d'ailleurs? Mon vrai langage n'est que muet, et j'ai bien trop la conscience
de ma valeur inouïe pour condescendre à débattre la question de ma prépon-
dérance. N'ai-je pas pour la soutenir, et pour dévoiler les victorieux sentiments
qui m'animent, le génie que de tout temps j'ai donné à mes poètes .'
— Avec ça ! « Amour qui perdis Troie », je te conseille d'en parler de tes
poètes : un tas de farceurs. Ils t'ont toujours dénigré. Alfred de Musset t'a
nommé :
Fléau du monde, exécrable folie...
C'est une fameuse réclame pour ton amertume qui ouvre l'appétit des friandes
de sensations. Tu les fais pleurer, mais tu ne sais pas que, tout en larmes en
te quittant, elles me viennent chercher jusques entre les bras de leurs maris,
faute de mieux. Sache-le bien, naïf que tu es, les femmes avec le Plaisir s'amu-
sent à tromper l'Amour. Malgré cela, tu ne veux pas me faire de concession ?
— Non, et cependant il m'est pénible d'avoir à te combattre.
— Eh bien, alors ne boude plus, et tâchons de clore l'incident à l'amiable.
J'ai mon but. Reconnais simplement notre égalité, associons nos contrastes, en
un mot fusionnons. Je te fais la part belle dans ce compte à demi : car tu es
timide, je suis brusqueur ; tu es niais, j'ai de l'esprit ; tu es triste, gêneur, pudi-
bond, exigeant, maussade, jaloux et surtout égoïste, toutes choses qui ne plai-
sent guère aux dames. Moi, je suis enjoué, tolérant à l'excès et libéral outre me-
sure ; unissons-nous, tu profiteras de mes qualités. Ce que je te propose est
tout à ton avantage, mon garçon, car tu n'as de valeur réelle, songes-y bien,
qu'en te fondant en moi comme Aréthuse dans Alphée ; autrement tu resteras
tout au plus l'Amour si lestement défini par Théophile Gautier. Si tu^disparais-
DIALOGUE DES IMMORTELS
i83
sais du globe, personne, crois-le bien, n'y prendrait garde ; je ferais tout bonne-
ment ton ouvrage. Tandis que, si je cessais d'exister, moi le Plaisir, le monde
entier mourrait du spleen et de la jaunisse. Que deviendrait l'Europe galante ?
Vois-tu ça d'ici ? Et ce Paris où dans la rue l'on crie : « Voilà le Plaisir,
Mesdames... »,où chacun se bat les flancs pour m'avoir et cela depuis Neuilly,
en brillant jour de foire, jusqu'à Charenton, en plein bal de fous costumés. Que
deviendraient toutes les contentes d'être jolies qui sortent du bain devant leur
miroir, toutes les délicieuses têtes fêlées qui ont un cœur de sirène, des reflets
d'or dans les cheveux, des mouches cantharides dans le regard, et qui avec de
la peau de cygne (peau galante de Jupiter) s'enfarinent le museau comme les
paillasses d'autrefois ? Que deviendraient enfin celles qui me cherchent et me
poursuivent à outrance dans tous les coins, dans tous les sens, par ici, par là,
partout, et même ailleurs ? Avec leur petit chien coiffe d'un ruban, elles me tra-
quent, elles s'animent, s'excitent, s'affolent, se parfument, se maquillent, se tré-
moussent et m'appellent tout bas du bruit d'un baiser en me jetant à qui mieux
mieux leur léger bonnet par dessus les moulins. Elles m'adorent, ces chères
petites, et se fichent pas mal de toi, je t'assure, car il est dit, et rien n'est plus
vrai ni plus triste sous le soleil : « On ne badine pas avec l'Amour ! » Tu m'as
entendu ! Eh bien?
— Eh bien ! je t'écoute. Plaisir séducteur et malsain, tu me captives malgré
moi, mais...
— Tu hésites ?.. . Alors tout peut s'arranger, puisque maintenant tu m'écoutes.
Laissons décote les redites ; je suis accomodant, moi, je ne demande que la
paix. Tu vois, je te fais toujours des avances. Il ne faut pas nous le dissimuler,
nous avons tous les deux, je le répète, besoin l'un de l'autre, car nous avons
chacun beaucoup perdu de notre antique valeur et de notre ancien prestige. Je
viens de te dire ton fait ; pour moi, vois comme je suis sincère, je reconnais que
mes sensualités actuelles ne sont que de la Saint-Jean auprès de mes délirantes
licences grecques ou romaines. Maintenant, en ce siècle anémique et déchu, les
nobles courtisanes de Boccace ou les dames galantes de Brantôme, si elles reve-
naient au monde, me traiteraient tout bonnement de roublard et de propre-à-rien.
Tiens, il faut que jeté fasse une confidence : parfois je suis pris de langueur, je
me trouve laid et mesquin, je subis des humiliations insolites. Ainsi, dernière-
ment, j'allais visiter, vers la fin d'un bal qu'elle donnait en me fêtant, une jolie
femme que je ruine. Comme j'arrivais au petit jour devant son hôtel dont le
péristyle, abrité par une tente d'étoffe, était tout plein de fleurs et de lumières,
je vis sortir de ce profane reposoirune sœur de charité qui sans doute venait de
veiller, à l'extrémité des appartements, quelque soubrette malade. Cette sœur,
qu'éclaira tout à coup, en plein visage, un premier rayon de soleil, m'apparut
radieuse, sur le fond des lueurs jaune d'or du vestibule illuminé. Elle était ainsi
i84 L'ARTISTE
fort jolie, je t'assure; aussi je la saluai profondément, mais j'en fus pour mon
salut : elle passa d'un air dédaigneux sans paraître me voir. — Il y a donc, cher
Amour,sous le ciel aujourd'hui des êtres intelligents qui, après l'avoir chassé
de leur cœur, me méconnaissent et me méprisent, moi, le Plaisir ? Cette idée là,
vois-tu, me chiffonne, me trouble et m'attriste. Va, crois-moi,ce que nous avons
aujourd'hui de mieux à faire, c'est de reprendre notre ancienne solidarité. Pour
nous soutenir nous serons deux, comme les trois Grâces quand une d'elles s'ab-
sente par nécessité. Unissons-nous, je te le répète, ou nous sommes flambés :
car, dans ta partie, toi aussi tu t'affaiblis à vue d'oeil malgré tes frasques
au vitriol ; quant à moi, l'ex Plaisir des dieux, je t'avouerai que je me trouve
diantrement fripé ; je me détraque et je me sens fourbu.
— C'est votre faute aussi, vous vous fatiguez trop, mon cher collègue.
— Si je me fatigue trop, toi, chaste Amour, tu ne te fatigues pas assez, voilà le
hic. Mais ne recommençons pas à nous disputer, causons plutôt de notre pro-
jet de nouvelle association de secours mutuels. Quand tous deux nous ne ferons
plus qu'un, nous n'aurons plus à nous chamailler pour la question de pré-
séance.
— C'est vrai. Eh bien 1 foi d'Amour sincère, je me sens sur le point d'accep-
ter, mais ne restons pas là,
Voilà le jour qui vient, déjà le ciel est rose ;
et j'ai peur du froid matinal, j'ai la poitrine si délicate ! Cher Plaisir, n'as-tu
pas près d'ici ta voiture ?
— Non, mais j'aperçois la lanterne bleuâtre d'une citadine en faction là-bas.
Allons-y gaiement ! AU Right !
Ils montent ensemble dans un de ces fiacres qui attendent vers l'aube, aux portes
éclairées, les gens de joie nocturne.
Le Plaisir et l'Amour, assis l'unprèsde l'autre, ayant préalablement fermé le
store chacun de son côté, par la force de l'habitude qu'ils ont tous deux en
pareilles voitures, bâillent au lieu de causer, et s'endorment profondément.
Cependant le cocher, qui d'un air fin n'a pas demandé d'adresse, en voyant
s'abaisser les stores, laisse son cheval aller au hasard et au pas.
Depuis lors les gens du monde s'interrogent ainsi :
« Cher Monsieur, qu'est donc devenu le Plaisir ?
— Chère Madame, que devient donc r Amour ? »
Et le fiacre à stores baissés n'est pas encore rentré au dépôt.
EDOUARD DE BEAUMONT.
LES EXPOSITIONS DES CERCLES
L'UNION ARTISTIQUE
Lettre d'une Parisienne de Paris
à une Parisienne du littoral méditerranéen
UEL dommage, chère et belle exile'e, que la
Fée des Voyages ne puisse de temps en
temps, par un simple coup de baguette,
vous transporter ici pour quelques heures!
Je vous regrette chaque jour, car les meil-
leurs plaisirs perdent presque tout leur
attrait, dès que personne d'intimement sym-
pathique ne les partage plus avec nous.
Mais je vous ai regrette'e particulièrement
hier, quand je me suis trouvée à l'Exposi-
tion du Cercle de l'Union, en compagnie
d'excellentes gens, qui, malgré la correction de leur élégance et l'urbanité de
leur esprit, ont le tort grave de ne rien sentir en fait d'art comme vous et moi.
Pour me consoler un peu, je vais refaire avec vous, rue de Sèze, le tour des
cimaises où le Cercle a installé cette année les tableaux de son « Petit Salon ».
Et d'abord, comme les Petits Salons de Février, Mars ou Avril, sont plus
attrayants que le Grand Salon de Mai ! J'ai pris en grippe, je l'avoue, ce grand,
i86 L'ARTISTE
cet immense Salon du Palais de l'Industrie, qui devient de plus en plus le Salon
de l'Art industriel. Il m'inspire aussi peu d'enthousiasme que les bals de l'Hôtel
de Ville; et le jury démocratique qui l'organise, me fait l'effet d'un Conseil mu-
nicipal de peinture, sculpture, gravure, architecture et photographie. C'est main-
tenant une véritable halle aux tableaux. Les jurés élus s'empressent d'en ouvrir
les vastes galeries à tout ce qu'apportent leurs précieux électeurs. Chacun plaide
pour son atelier, pour sa clientèle d'élèves et de camarades. Ils rassemblent
autour d'eux tout ce qui leur ressemble, n'excluant guère que les isolés, les
indépendants, les chercheurs, les novateurs, les tempéraments originaux et
hardis, c'est-à-dire l'élément primesautier et intéressant. Sélection à rebours.
Triomphe du banal. Règne de l'école. Apothéose de la médiocrité imitative. Il
faut faire des kilomètres pour découvrir quelques toiles de prix; et l'on est vite
accablé, noyé, sous un déluge de visions fades, communes, déjà vues vingt fois.
C'est vraiment un supplice trop dur pour nous, pauvres femmes du siècle des
névroses 1
Rue de Sèze, au moins, on est dans un vrai Salon. Les exposants n'ont pas là
une ribambelle d'électeurs à ménager, à caser autour d'eux. Les visiteurs sont
des invités. On se sent dans son monde, même quand il y a foule ; et l'on peut
t out voir, sans dégoût ni fatigue. Et puis, c'est là seulement qu'on retrouve cer-
tains maîtres ou petits-maîtres de l'Art, qui, par fierté, calcul ou coquetterie,
dédaignent maintenant de s'afficher avec le commun des artistes au bazar des
Champs-Elysées. Hors du Cercle de l'Union, MM. Meissonier et Gérôme, par
exemple, n'exposent plus. Certes, je ne suis pas folle de ce que produisent ces
deux messieurs; mais ils se réservent, ils se font rares, ils vendent très cher; et
l'on aurait l'air de revenir de Berlin, si l'on n'avait pas contemplé leurs œuvres
de l'année. Que l'on en pense et que l'on en dise du bien ou du mal, on éprouve
une certaine satisfaction à en parler. Moi, je trouve leur manière trop luisante.
On se mire dans leurs tableaux, comme dans un parquet bien ciré ; mais l'on y
étouffe faute d'air. Leurs bonshommes, en pâte compacte, sèche et brillante,
n'ont pas d'atmosphère, n'ayant pas besoin de respirer. D'ailleurs, c'est presque
toujours bien arrangé et bien gentil. Outre son « Marchand de tapis au Caire »
qui est du plus bel Orient, d'un Orient très soigneusement colorié, M. Gérôme
expose le « portrait de M. R... », un vieillard en longue lévite noire, se prome-
nant sans façon dans son parc avec une fillette semblable à un enfant de chœur.
Quant à M. Meissonier, il a envoyé un guitariste en bas rouges, qui pince de
sa guitare d'une façon réjouie, et une tête de jeune femme, fine comme une mi-
niature, et d'une facture très solide, mais qu'attristent je ne sais quelles ombres
grises. Tout cela, m'a-t-on dit, est magistral. Je regrette de ne pouvoir éprouver
plus d'admiration pour tout cela.
LES EXPOSITIONS DES CERCLES
187
Les portraits de femmes sont nombreux. M. Boutet de Monvel a très élégam-
ment caractérisé la beauté de M"" Adeline Dudlay. Je ne veux pas dire du mal
des deux belles dames de M. Cabanel ; ce sont des personnes de trop bonne
compagnie. La dame de M.William Bouguereau est agréable avoir; mais pour-
quoi cette carnation en savon de Marseille ? J'îiime encore mieux le portrait du
bon sculpteur Falguière par M. Bonnat, un portrait brique et pierre, comme le
château d'Ollwiller que nous montre M. Français. M. François Flameng a mis
ses deux modèles féminins en des cadres moins larges; avec moins d'ambition,
il a infiniment plus de grâce. Plus petit encore est le « Portrait de M"»" la
baronne G. de R. » par M. Chartran; mais c'est un petit chef-d'œuvre d'expres-
sion. Le portrait de M''" M. B. par M. Jalabert est plus grand, et il ne manque
pas de séduction; j'ai regardé avec plaisir cette belle jeune fille, brune comme la
nuit et rose comme l'aurore, en bleu et blanc, la perle à l'oreille, un brin de
myosotis au cœur, un croissant de diamants dans les cheveux. Le croissant est à
la mode ; il orne plusieurs autres figures de femmes. En revanche, la grosse
dame, si bien représentée par M. RoU, est ronde comme une pleine lune, avec
ses limpides yeux gris et ses vastes joues en fleur. J'ai gardé un bon souvenir
de la mignonne demoiselle en rose de M. Tenré ; avec ses trois petits chiens
dans les bras, elle symbolise d'une façon ingénue et touchante la Société protec-
trice des animaux. Très sympathique aussi, la fillette en noir que M. Lefebvre a
coiffé d'un si merveilleux chapeau à plume.
Mais ce n'est ni l'onctueux M. William Bouguereau, ni le rugueux M. Bonnat,
ni le doux M. Jalabert, ni le grassouillet M. Roll, ni même l'illustre M. Meis-
sonier à la barbe fleurie, que j'irais implorer, si je me décidais enfin à laisser
un peintre interpréter à sa guise ma légère et variable personne. Je préférerais
M. Julius Stewart. Ce prénom victorieusement romain et ce nom royalement
britannique constituent d'abord une signature qui n'a rien de banal; enfin les
deux Parisiennes dont l'effigie porte cette signature précieuse, ont été comprises
et présentées comme nous voudrions l'être, ma toute belle. La première est une
baronne, une ravissante petite baronne moderne, qui mériterait d'être princesse
dans les contes de fées où règne le prince Charmant.
La voici, debout devant vous, de face, en blanche toilette de bal, décolletée,
les bras nus, les épaules pleines, la tête légèrement tournée sur le buste, le
visage rond, le menton solide et d'un ferme contour, les lèvres bien arquées
avec l'éclat riche et chaud d'une fleur de sang, les narines palpitantes, les sour-
cils presque bruns, nettement et largement cintrés sur les yeux d'un gris lim-
i88 L'ARTISTE
pide et profond, et le front bas sous la chevelure cendrée qui s'enlève en bou-
cles légères. Sous sa robe de tulle, et comme vêtue de neige, les mains jointes
au bas du corsage, elle vous regarde droit dans les yeux, calme et rayonnante,
simple et tière, énigmatique et naturelle ; et son regard a la toute-puissante séré-
nité de la jeunesse, de la beauté, de la force et de la richesse. Avec quel relief,
avec quelle intensité et quelle harmonie souveraine, elle se détache, blanche,
rose et blonde, sur ce fond d'or, couleur de fleurs d'ajoncs, aux chaudes et cares-
santes vibrations 1 — Ce que je tâche de vous exprimer, chère amie, je l'avais
senti confusément dès le premier coup d'œil, et je l'entendais successivement
formuler de vingt façons diverses par les gens qui défilaient devant la belle
qaronne. Survinrent deux Messieurs, l'un jeune, l'autre mûr, qui la considérèrent
par-dessus mes épaules. « — C'est la chatte blanche métamorphosée en femme »,
murmura le premier. L'autre ajouta : « — Elle tient à la fois de la poupée et du
sphinx ; quelle adorable, quelle divine marionnette, pour jouer la comédie
humaine ! » Je trouvai ces messieurs bien familiers, et je m'éloignai pour ne pas
entendre la suite. J'allai voir bien vite l'autre tableau de Julius Stewart : Portrait
de M"'" M. E. L'expression est toute différente, le charme n'est pas moins péné-
trant. Elle se présente aussi de face, cette adorable jeune femme aux cheveux
chatains-clair, un peu moins ronde, un peu plus svelte que la baronne blanche.
Elle est en toilette de soirée, simplement décolletée par devant. Sa robe de gaze
blanche, garnie de bandes longitudinales en satin jaune, et s'ouvrant sur un jupon
de satin blanc, l'habille à merveille. Elle est assise sur un fauteuil canné, sans
dossier. La main droite est appuyée à la hanche. La main gauche, abandonnée
et tombante, tient une fleur violette qui s'effeuille, et dont l'iris s'allie très harmo-
nieusement à la gaze blanche teintée d'ombres grises et à l'or des bandes sati-
nées. Les pieds mignons, chaussés de petits souliers jaunes à nœud blanc, s'ap-
puient sur un coussin aux colorations effacées. Le tout est enveloppé d'un fond
vieux-bleu, bleu du dix-huitième siècle, bleu crépusculaire, qui fait doucement
ressortir la valeur lumineuse des tonalités claires. Je ne saurais vous dire l'exquise
harmonie de ces nuances légères et tendres. Et comment vous faire comprendre
la grâce un peu roide de cette fine Parisienne ? Comment vous indiquer ce qu'il
y a de naturel et de factice à la fois dans sa pose cambrée ? Comment vous tra-
duire l'ingénuité mondaine de son sourire interrogateur, la naïveté savante de
son regard étonné ? Elle me faisait penser à la Silvia de Marivaux et à la Bar-
berine de Musset, à une Barberine en moderne costume Louis XV. Elle serait
délicieuse dans le Théâtre de Gozzi.
Outre la mélodie des lignes et l'harmonieux accord des nuances, ce qui me
plaît dans ces deux portraits de Julius Stewart, c'est leur modeste dimension,
qui répond bien à l'élégance discrète de l'inspiration. Les figures ont un quart
ou un cinquième, je crois, delà grandeur naturelle, ou moins encore. Dans cette
LES EXPOSITIONS DES CERCLES
189
réduction, dans cette abre'viation de \a nature, tous les de'tails inutiles disparais-
sent ; il ne reste plus alors que le contour musical, le signe caractc'ristique, la
tache lumineuse. L'image ne garde que l'essence, et pour ainsi parler, que la
personnalité idéale du modèle. Cela n'est-il pas mille fois préférable aux immenses
portraits, avec pendants symétriques, qui furent à la mode dans les époques de
bourgeoisie routinière et solennelle ? Rien d'encombrant, rien de prétentieux ;
et quelle note exquise dans le luxe délicat de la maison moderne !
Comme M. Julius Stewart, MM. Gervex et Doucet sont des maîtres harmo-
nistes. Je ne saurais m'appesantir sur le tableau de genre, que M. Gervex appelle
<i Le Lever ». Elle est si légère et si légèrement vêtue, cette dormeuse blonde
qui vient de s'éveiller, et qui se tient assise sur le bord du lit, un pied nu, l'autre
pied chaussé d'une pantoufle minuscule, dans l'encadrement des rideaux, au
milieu de cette tendre chambre à coucher, avec nuances roses, bleues et blan-
ches, si joliment fondues! — Je puis m'arrùter un peu plus longtemps au
« Thé de cinq heures — Five o'clock tea », où nous mène M. Léon Doucet. Nous
voici dans un riche et spacieux salon, où se trouvent réunies quelques per-
sonnes du meilleur monde, six jeunes femmes d'un blond plus ou moins ardent,
et trois messieurs bruns aux correctes moustaches. A gauche, une de nos élé-
gantes en robe de velours gris, vue de dos, et dont le corsage décolleté en pointe
laisse admirer la nuque légèrement ombrée, est assise au piano ; un gentleman
attentif, debout et incliné près d'elle, tourne les feuillets de la partition sur le
pupitre. Au fond, tenant le milieu du tableau qu'elle éclaire de sa robe blanche,
s'avance une svelte demoiselle, qui tient d'une main la théière et de l'autre le
sucrier. Près d'elle, sous un grand vase de Chine bleuâtre, une autre jeune fille
ronde et souriante, flirte avec un beau cavalier assis sur un siège bas et comme
agenouillé devant sa gracieuse partenaire. A droite, une jeune femme rousse, au
type britannique, en robe de tulle mauve, le corsage recouvert d'une dentelle
blanche, se renverse avec une nonchalance morbide dans un fauteuil américain,
et respire un bouquet de violettes, en tendant sa main à un vieux monsieur qui
se penche pour effleurer des lèvres ses doigts pâles et fuselés. Ces deux figures
forment le groupe principal du tableau. Elles attirent et retiennent le regard.
Elles ont un charme singulier, mystérieux, presque douloureux. Les autres per-
sonnages, souriants, luisants, pimpants et comme sculptés dans du sucre de
pomme, semblent, auprès d'elles, des comparses, un peu fades en leur élégance
de convention. On dirait une scène d'Edgar Poe dans une comédie de Pailleron.
Le premier plan est rempli par la large tachs rougo d'un tapis à la tonalité chaude
igo L'ARTISTE
et généreuse, dont le reflet pénètre l'atmosphère et va se fondre avec les nuances
assombries des tentures. M. Léon Doucet me semble avoir retrouvé une partie
des secrets que le regretté Joseph de Nittis a emportés dans la tombe. Il est
encore inégal et il n'est pas encore tout à fait sûr de lui ; mais on peut présager
hardiment qu'il sera une des gloires de la nouvelle école.
La figure de femme que M. Rochegrosse intitule o Paresse » a des formes très
rythmiques, et lève avec une langueur très gracieuse son voile rose au-dessus de
son front ; mais je ne saurais m'y attarder plus longtemps qu'au lever de
M. Gervex.
Je décerne deux bons points à M. Aviat, pour sa superbe tête de jeune femme
et pour sa gentille Graziella, une Graziella enfant que couronnent des fleurs de
France. Le portrait de la dame aux cheveux blancs, vêtue de noir, fait le plus
grand honneur à M. Albert Aublet ; et elle est d'un charme bien sincère, cette
belle promeneuse brune que M. Gabriel Ferrier nous montre, une rose à la bou-
tonnière ! M. Carolus Duran expose, lui aussi, des portraits : celui de Miss N. B.
qui est d'une curieuse harmonie blonde et verte; celui d'Alphonse Karr, une
verrue magnifique ornée d'une splendide barbe blanche. — Un monsieur mène
ses deux petits garçons à l'école; ils passent devant la rotonde du parc Monceau :
ces trois petits portraits, signés Béraud, ont un accent très personnel et une pré-
cision parfaite. — Les Jeunes Couturières de M. Edelfelt, qui travaillent si acti-
vement dans leur humble intérieur, avec un paysage de neige à l'horizon, rap-
lent la facture de M. Fantin-Latour. Sous ce titre : « L'Oiseau envolé », M. Jac-
quet a peint une femmelette Louis XV, en robe rose et souliers verts, d'une
archaïsme bien curieux, mais peu séduisant ; cette peinture « à paniers »
prouve une grande habileté, et c'est tout. En revanche, je crois pouvoir louer
franchement la petite paysanne de M. Victor Gilbert, d'une rusticité si vraie
dans un paysage d'une si belle lumière ; c'est juste et charmant comme une
idylle de Pierre Dupont. Dans le Printemps maladif de M. Blanche, ce n'est pas
la nature qui est malade; c'est cette grande jeune femme en blanc, avec chapeau
et manteau gris, et dont le visage terreux est baigné d'ombre. Il y a un sentiment
sincère et un talent vrai d'impressionniste dans ce tableau, où le blanc et le gris
chantent avec une harmonie si discrète sur le fond vert-laiteux de la campagne
printanière.
i
Les peintres militaires soutiennent fort bien leur renommée au Cercle de
l'Union. M. Détaille y a un vif succès avec ses Hussards rouges de 1806 : quel
admirable cheval gris et quel fringant cavalier, au premier plan de cette petite
LES EXPOSITIONS DES CERCLES
191
composition magistmle ! M. Berne-Bellecour met en scène un maraudeur alle-
mand, qu'un mobile de 1871 amène à un jeune officier fumant sa cigarette:
silhouettes vivantes et pittoresques. — Le géne'ral re'publicain de M. Dupray et
ses grenadiers de la Vieille Garde, offrent aux yeux la plus fière allure du
monde. — Il y a un emportement d'e'popcc dans le Combat de Cavalerie, si har-
diment exécuté par M. Aimé Morot.
L'envoi de M. J. Lcwis-Brown est excellent : c'est la rencontre d'une amazone
rousse, montant un fort beau cheval bai-cerise, avec un officier montant un cheval
blanc non moins beau. Cette rencontre équestre a lieu dans un délicieux pay-
sage de printemps; et l'amazone chevauche encore dans mon souvenir, une rose
à son corsage vert-foncé.
L'Etang de M. Cazin n'est pas indigne du maître, encore que l'on n'y retrouve
point sa fleur d'or ; quant à son Ulysse en pantalon brun et ceinture rouge, il
n'est pas plus homérique que n'est biblique sa fameuse Judith, qui s'en va au
camp d'Holopherne sous les remparts de Batignolles. Je salue l'admirable nature
de Provence dans le tableau de M. Montenard : route blanche, ciel bleu, col-
lines violettes, que baigne la lumière incandescente avec sérénité. — J'ai noté
les remarquables marines de MM. Auguste Flameng, Maurice Courant, Mar-
cotte de Quivières, et l'étude de M. Cormon: « Vue de la Goulette,à Tunis. »
Le « Marché d'esclaves au Maroc, » signé Ziem, est éclatant comme un Monti-
celli; et la Fantasia de M. Benjamin Constant, à laquelle il fait assister le sultan
de Tanger, offre une singulière fraîcheur de coloris sous la lumière torride du
ciel d'Afrique.
Les peintres m'ont si bien retenue, que je n'ai presque plus de place pour les
sculpteurs, à la fin de cette lettre déjà si longue. Les sculpteurs, cependant, ont
droit à l'attention, et même à l'admiration des visiteurs du Cercle. Plusieurs des
œuvres qu'ils exposent, sont hors ligne. II faut citer au premier rang le buste
du docteur Benjamin Anger, par Alfred Lanson; la vive et expressive physio-
nomie de l'éminent praticien donne beaucoup d'accent à ce marbre supérieure-
ment traité. Je note parmi les œuvres les plus remarquables les deux bustes
d'Antonin Cariés. La Reine Marie-Antoinette de M. Merciéa une coiffure bien
volumineuse, qu'elle porte d'ailleurs avec une gracieuse majesté. M. René de
Saint-Marceau expose deux petites terres cuites, d'une simple et piquante origi-
nalité : une « Jeune Arabe » et un « Ecolier. » Le J.-J. Rousseau de M. Vasselot,
une statuette en bronze à cire perdue, est d'une allure bien vivante et d'un puis-
sant caractère. M. Léon Marqueste doit être félicité pour son excellent portrait
192
L'ARTISTE
de M. Patenôtre. Le buste en vieil argent de l'Impératrice de Russie, signé Jean
Gautherin, et les deux marbres, signe's Jules Franceschi, sont de toute beauté.
Et la Prière de M. Lafont, et l'Amphitrite de M. Le Cointe, et la moderne
Cléopâtre de M. de Kervéguen, et la Maiolique de M. d'Espinay! Hélas ! hélas !
quatre fois hélas !je ne puis que les citer en finissant.
Voici, ma chère belle, l'expression très sincère, trop sincère peut-être, de ce
que j'ai éprouvé dans mon pèlerinage au Petit Salon de la rue de Sèze. Aussitôt que
j'en aurai le loisir, je demanderai à M. Julius Stewart de me peindre, et à
M. Alfred Lanson de me sculpter. C'est la morale de cette lettre. Adieu.
Votre amie dévouée,
Berthe u'Ys.
Transcrit pour L'Ai-tiste par
EMILE BLÉMONT.
mM^(&3m^êi^
LE CERCLE ARTISTIQUE ET LITTERAIRE
E cercle artistique et littéraire de la rue Volney me
semble être plus que jamais en faveur auprès du
public ; le monde élégant et artiste n'a pas laissé
vide, un seul instant, pendant toute la durée de
l'exposition, ce joli salon où la peinture est si bien
présentée et si bien éclairée. Il n'y a rien de tel,
voyez-vous, que de recevoir chez soi ; vos invités
seront mille fois plus flattés d'être accueillis dans
votre hôtel, tant petit soit-il, que d'être convoqués
dans la plus splendide salle de fête, prise en location. Ces expositions qui pré-
cèdent la grande exhibition du mois de mai, doivent dans leur intérêt, conserver
leur caractère d'intimité de Salon fermé, dont la faveur seule entrebaille les
portes et force le huis-clos. La barrière est légère, me dira-t-on, et facilement
franchie, soit! mais l'obstacle existe, au moins en apparence ; en faut-il davan-
tage pour exciter la curiosité des uns et faire chuchoter très bas la critique des
autres l On serait mal venu et plus mal vu encore, si l'on allait déblatérer
contre ses hôtes et dénigrer leur intérieur, rien ne vous oblige à répondre à
leur invitation, rien ne vous condamne à dire votre avis s'il est acerbe et mé-
content. Pour ma part, je me sens à l'aise devant l'exposition de cette année,
; au cercle Volney, et je n'ai pas besoin d'aller chercher bien loin des périphra-
ses, afin de déguiser ma pensée ; l'ensemble en est harmonieux, séduisants
même en sont quelques détails ; et, fort de cette bonne impression, je puis lais-
ser courir ma plume en liberté, sur le papier, sans craindre de heurter les
amours-propres des peintres. Presque tous les exposants de ce petit cénacle
sont notoirement connus, leur manière à chacun est tellement enregistrée dans
1888 — l'artiste — T. 1 i3
194 L- ARTISTE
notre mémoire qu'il est presque inutile d'avoir recours au catalogue pour mettre
un nom sur une toile. Tiens, un Bonnat ! tiens, un Bouguereau 1 ce portrait est
de Jules Lefebvre, ce paysage de Henner. Comment, d'ailleurs, pourrait-il en
être autrement, les artistes qui envoient leurs œuvres en ces salonnets, ne cher-
chent pas, pour la plupart, à nous éblouir par des morceaux de grande virtuosité
réservés aux salons officiels, c'est la menue monnaie de leur talent, la meilleure
souvent qu'ils nous donnent, c'est le petit cadre choyé dans les instants de
délassement, ou bien l'esquisse, toute fraîche et sans repentir, brossée sous le
coup de l'inspiration et dans l'instantanéité de l'émotion ; aussi, ces toiles sans
prétention démesurée, dénotent-elles mieux le tempérament et le talent de ceux
qui les ont peintes, que de grands labeurs au mètre carré, achevés dans la
presse des heures trop courtes qui précèdent l'envoi au palais des Champs-
Elysées. Pas mal de ces toiles reparaîtront, pourtant, devant nos yeux, le jour
du grand vernissage printanier; elles se désignent d'elles-mêmes, et parmi
celles que je dois signaler, il en est plus d'une qu'on retrouvera avec plaisir, dans
quelques semaines.
Cette année le cercle 'Volney a ouvert son exposition annuelle de peinture et
sculpture le a6 janvier, précédant ainsi les expositions similaires et rivales, et
tenant à honneur de relever, aux yeux du public, la signification de son
sobriquet d'allure populaire : la Crémerie, en nous offrant le dessus de la jatte,
c'est-à-dire la crème de la peinture du jour.
Pour justifier cette prétention, il était de toute nécessité de nous présenter,
non seulement des oeuvres d'artistes de talent, mais aussi des œuvres d'artistes
bien vus du monde élégant, comme MM. Bouguereau, Jules Lefebvre, Lucien
Doucet, Carolus Duran, Rixens, etc. On peut adorer la peinture de M. Bougue-
reau ou ne l'aimer point du tout, c'est affaire de tempérament et d'éducation
artistique ; mais étant donné que dans les écoles anciennes, nous rencontrons
des maîtres habiles entre tous, comme Denner, à détailler les rugosités et les
rides du visage humain, nous sommes bien forcés de reconnaître que M. Bou-
guereau est plus adroit qu'aucun autre, pour rendre, dans son satinage de luxe,
les fraîches carnations de la jeunesse; qu'il ait à peindre le tendre Éros ou
Monsieur Bob, la petite fille de la campagne ou la jolie poupée du parc Mon-
ceaux, il prendra le même pinceau, aussi fin, aussi soyeux, aussi caressant. S'il
déroute la critique des malicieux qui savent enguirlander leurs phrases les plus
aiguës, ils ne cesse de rallier les compliments des friandes de chair rose. « Oh !
la ravissante tête, quelle expression, quels yeux! » s'écriaient en chœur tout un
charmant quadrille d'élégantes, devant le tableau intitulé : Au bord du ruisseau,
et représentant une petite paysanne qui tripote gauchement ses pieds. J'avais
presque envie de faire remarquer, à nos belles louangeuses, cette infraction aux
préoccupations de l'idéal, en même temps que l'accouplement étonnant de ces
LE CERCLE ARTLSTIQUE ET LITTERAIRE igS
îeux pieds et de ces deux mains, quand la mignonne du tableau m'a regardé
avec ses grands yeux de cristal, semblant me dire : « Chut! tais-toi, cela serait
de mauvais ton ; et puis, tu sais, ils sont bien propres ! »
Un artiste épris de distinction féminine, c'est M. Jules Lefebvre; le portrait
ovale de M"" G..., que nous venons de voir, est un des plus gracieux de son
œuvre ; la chaste séduction de la physionomie, le choix sans apprêt du blanc
corsage en sont les deux notes caractéristiques. Le peintre des aubes poétiques,
des diaphanéités opalines et des érubescences virginales a déployé, en la cir-
constance, tout son talent de dessinateur délicat et de coloriste sans emphase. —
Le portrait de M'"" M... par M. Lucien Doucet possède un attrait différent, le
soleil a percé la brume, il s'est joué parmi les verts feuillages, avant d'éclairer
cette tête expressive où la vie rayonne. M. Doucet est un luministe, il ne craint
pas d'exprimer le choc des vives lumières et des ombres qui s'accusent; le culte
du plein air ne l'attire pas en des sites maussades et sans grâce, il le conduit de
préférence, parmi les bocages, les taillis, au bord des ruisselets gazouilleurs où de
gentilles figurines mettent la chantante gamme de leur modernité frivole. La
Pêche à l'écrevisse, avec son accent quelque peu anglais, avec son parterre mul-
ticolore de toilettes mondaines, nous a vivement attiré ; ce n'est pas du James
Tissot, pourtant, la touche en est plus vive, plus franche et plus française.
Il nous plaît de rapprocher de ce tableautin aux tons miroitants, la Halte des
fantassins de i"8g, par M. François Flameng, qui a délaissé, pour un jour, les
jeux papillottants de la lumière sur les soieries et les taffetas. Le paysage au
milieu duquel ces petits militaires sont venus se reposer a été visiblement créé
avant leur arrivée en ce vallon, ils n'y sont venus qu'incidemment, pour les
besoin de la cause, et se sont mis en accord de coloration avec le décor exis-
tant. La nature n'y exulte pas sous la féerie des vibrations lumineuses, elle s'y
apaise dans la discrétion des lueurs qui déclinent; on sent que le peintre a eu la
préoccupation de son ciel, de son terrain, de ses verdures, et n'a fait sortir les
acteurs de la coulisse que lorsque le site a été en état de les recevoir. Elles sont
bien spirituelles, ces figurines militaires, traitées avec la fantaisie et l'adresse d'un
Pater, ou d'un Joseph Vernet; et plus on les regarde, plus on se dit que les meil-
leurs tableaux d'un artiste sont souvent ceux où il a mis d'accord la réalité de la
vision avec la poétique de sa fantaisie. — La scène du Rouet par M. Toudouze,
nous ramène sur les verts gazons, sous les ciels légers et cléments qui permet-
tent à l'élégance d'une princesse en robe Louis XIII d'étaler sa jupe et sa gor-
gerette, devant un jeune seigneur fringant; on dévide le rouet, on devise
d'amour, et l'art du peintre côtoie celui des ciseleurs de madrigaux.
M. Brispot est à l'actualité avec Vabbd Constantin ; l'entrée en matière du
roman de Ludovic Halévy a fourni le sujet du tableau. Voici le jardinet du bon
prêtre, il n'est séparé de In route que par une haie très basse à hauteur d'appui,
196 L ARTISTE
au milieu de laquelle se trouve une petite porte à claire-voie. Une calèche de
louage vient de s'arrêter au dehors, deux femmes en sont descendues et la plus
âgée, qui n'a pas vingt-cinq ans, prend la parole : « Je suis donc obligée, monsieur
le Curé, de me présenter moi-même ?. .. Madame Scott. Je suis madame Scott »
Puis désignant sa compagne de voyage : « Miss Bettina, ma sœur. » Jean
Reynaud salue, l'abbé s'incline, légèrement troublé.... Vous le voyez, M. Brispot
a suivi le texte à la lettre; en a-t-il saisi l'esprit et l'allure dégagée? cela est une
autre question. Qu'il me suffise de dire que ce tableau a quelque chance de deve-
nir populaire par la gravure; on va même en imprimer la reproduction sur les
foulards destinés à la vente des marchés de province. Madame Scott, Miss Bet-
tina, M. Jean et vous l'abbé, vous allez vous trouver, bientôt, dans la poche de
nos campagnards ; et, qui sait, peut-être servirez-vous de signe de ralliement
dans les élections du candidat conservateur ?
M. Santiago Arcos a exposé deux tableaux dont les sujets sont empruntés
aux mœurs arabes; le premier est intitulé A'i^e e/ Kousse-Kousse, et le second :
Méfiance et persuasion. Très jolie, très polie, la peinture de M. Arcos, trop finie
même ; chaque détail est traité avec un soin précieux qui rappelle la manière de
Gérôme. Je préfère de beaucoup le deuxième tableau, qui met en présence un
marchand juif et un acheteur arabe ; l'un cherche à écouler sa marchandise,
l'autre se tâte, pour voir s'il doit donner ses piastres. C'est très heureux de com-
position et très harmonieux de couleur.
Comme contraste avec cette peinture léchée, voici un paysage de M. Henner,
le Soir après l'orage, qui appartient à l'école du lâché sublime. Serait-ce une
gageure de l'artiste, voulant nous faire croire que le fond de ses tableaux esttout
le fond de son talent, et que son talent réside dans l'opposition de la note bleue
turquoise, cet hosannah des espaces célestes, avec la note vert sombre, ce depro-
fundis des mélancolies de la terre ? Serait-cetout simplementunpaysage attendant
sa nymphe ivoirine, qui sera vue de face, de profil ou de dos, debout, couchée
ou accroupie, suivant le désir de l'amateur qui en fera la commande ? Serait-ce
le prélude de la déliquescence picturale ? En tout cas, le beau portrait d'homme,
peint par M. Henner, nous permet d'espérer que le Soir après l'orage n'est pas
le déclin d'un grand artiste, mais une simple pochade d'atelier encadrée,
par distraction, dans l'or d'une bordure.
VEffet de soir, de M. Benjamin Constant, se trouvant en voisinage avec le
paysage précédent, on pourrait penser que nos peintres ont ouvert, entre eux,
un petit concours nocturne pour s'amuser. Le site sauvage, hérissé de montagnes
abruptes et baigné par les eaux mornes d'un lac stagnant, que nous offre le
brillant orientaliste, sert d'habitation à un petit Saint-Jérôme en train de con-
verser avec un lion. L'effet décoratif de cette nature sommeillant dans l'indéci-
sion des formes avait déjà séduit M. Benjamin Constant, lorsqu'il avait peint, pour
LE CERCLE ARTISTIQUE ET LITTERAIRE 197
le dernier Salon, la Descente d'Orphée dans le royaume de Pluton. Nous com-
prenons la pre'occupation de ce peintre des splendeurs et des éblouissements
féeriques, lui aussi veut pénétrer dans le sombre et poétique séjour des terreurs
fantastiques, mais nous lui dirons franchement que cette excursion suffit et que,
pour sa gloire, il fera bien de revenir au soleil, à la lumière, à l'Orient.
M. Elie Delaunay, dont la réputation de portraitiste est consacrée, a exposé une
tête d'étude et une petite composition dans le genre de Gustave Moreau : une
Angélique maigrelette se tordant sur le classique rocher, dans l'attente du non
moins classique Roger enfourchant l'hippogriffe.
Citons, de M. Emile Lafon, une jolie esquisse aux tons chatoyants, intitulée :
Noli me tangere ; de M. Carolus Duran, le Portrait de Miss /!., et une Étude de
femme, nuque rousse et dos plat ; de M. Rixens, une Coquette à sa toilette, dont
la frêle chemise a des transparences complaisantes et des glissements oppor-
tuns ; de M. Courtois, une séduisante Soubrette ; de M. Deschamps, une fillette
A la chapelle, toujours la même avec son voile noir, ses yeux rouges et sa lèvre
sanglante; de M. Bramtôt, Y Amour à la tourterelle, et enfin, de M. Bonnat, le
vigoureux portrait de M. Delarue, architecte, largement brossé, étonnant de
vérité et de ressemblance.
Parmi les paysages, j'ai remarqué la Mare aux cannes de M. Berthelon; les
Bouleaux, de M. Emile Breton, qui a la spécialité pour rendre le luisant de leur
écorce argentine tachetée de noir et l'or pâle de leur feuillage; de M. Damoye,
les Bruyères de Sainte-Marguerite Qeurissant sous un de ces ciels légers, trans-
parents et profonds dont le peintre a saisi le secret; de M. Gatines, une Saulee
près les étangs de Cernay; de M. Laurent Desrousseaux, des roseaux et des
roseaux encore, fines lances vertes, formant la haie au bord des ruisseaux ; de
M. Max Mayeur, un Chemin de l'Hunauday, souvenir de Bretagne, d'un effet
calme et juste; de M. Montenard, l'éternelle route blanche des environs de
Toulon; de M. Nozal, l'Été à Etretat et le Printemps à Garches, printemps tout
rose et tout blaBC, dont les petits chemins ensoleillés se déroulent sous les bou-
quets des arbres en fleurs. La même floraison joyeuse apparaît dans l'esquisse
largement enlevée d'un Jardin normand, par M. Roll. N'oublions pas, surtout,
les deux visions vénitiennes de M. Ziem, étincelantes fantaisies décoratives d'un
artiste consacré; la vue de Saint-Marc à Venise et le Baptistère de Florence, de
M. Maignan, un peintre qui comprend l'architecture et sait la rendre avec
l'exactitude de ses proportions et la justesse de ses colorations ; les Souvenirs
d'Espagne de M. de Dramard, qui méritent qu'on s'en souvienne. Un tout jeune
artiste, M. Moreau-Nélaton, nous fait d'excellentes promesses avec la vue de son
CAef moi, étude franche et adroite, accusant dans l'harmonie du clair-obscur,
l'espacement réel des meubles et des objets d'art qui garnissent ce petit coin de
prédilection.
19»
L'ARTISTE
Comme dessert, voici les Nèfles de M. Bergeret et la Desserte de M. Mon-
ginot, habiles entre les habiles, pour nous faire savourer les fruits en peinture.
Quelques sculpteurs de mérite ont envoyé leurs œuvres au Cercle Volney ;
voilà de M. Croisy, deux beaux bustes en marbre, celui de M™" L... et celui de
notre très sympathique confrère M. Marcel Fouquier; de M. Gautherin le buste
en marbre de M. Pierre Lafenestre ; de M. Guilbert, le portrait de M"« Marie
Deschamps; de M. Emile Lambert, la réduction en bronze du Voltaire de
l'hôtel Aguado; de M. Léonard, un délicat bas-relief en marbre représentant
une Sainte Cécile, devant laquelle les jeunes compositeurs de musique n'auront
pas de peine à trouver l'inspiration.
MAURICE DU SEIGNEUR.
LE SALON DERNIER
RACE au relâchement des études se'rieuses,
dû à la fréquence excessive des expo-
sitions et à la facilité des succès éphé-
mères, grâce à la complicité naïve d'une
presse tolérante et d'un public mal préparé,
qui ne voient de plus en plus dans ces
expositions qu'une occasion de bavar-
dages, de réclames, de compliments et de
distractions, le Salon annuel conserve
toujours son aspect de déballage forain.
Les marchandises de toute provenance, fabriquées la plupart à la hâte, s'y
empilent les unes sur les autres, sans méthode et sans choix, s'efforçant d'y tirer
l'œil par la grandeur des toiles, par l'étrangeté des cadres, par la vivacité des
couleurs, beaucoup plus que par leurs qualités intrinsèques et durables. Les
produits falsifiés, de surface brillante et de fond inconsistant, abondent même
(i) Au Livre d'or du Salon de peinture et de sculpture que M. Georges Lafeneslre
publie, pour la neuvième année, à la Librairie des Bibliophiles, nous empruntons ces
quelques pages qui servent de préface à cette belle publication. On ne saurait résumer,
avec une plus grande sûreté de jugement, les tendances de l'art contemporain et ce que
laisse après soi d'instructif et d'édifiant la vaste exhibition annuelle du palais des
Champs-Elysées; instructif bien plutôt par les nombreux défauts communs à l'énorme
majorité des oeuvres exposées, surtout dans la section de peinture, que par les rares
qualités d'un très petit nombre. Nous y joignons la reproduction de l'une des œuvres
qui figurent au Livre d'or, la Douleur d'Orphée de M. Verlet, qui a valu à son auteur
le prix du Salon, gravée par M. Abot.
aoo L'ARTISTE
de plus en plus sur le marché banal des Champs-Élyse'es, à mesure que la
multiplicité croissante des écoles et des académies développe chez un plus grand
nombre d'artistes, d'industriels, d'amateurs, une facilité de main-d'œuvre,
banale et trompeuse, qu'on peut prendre, au premier abord, pour du talent.
Le spectacle de cette activité désordonnée ne laisse pas d'être amusant et
même, par certains côtés, instructif. On en prendrait donc volontiers son parti,
sauf à gémir in petto du temps qu'on perd à trier de trop rares élus parmi cette
énorme cohue d'appelés, si l'on ne s'apercevait vite que les exposants ont à
souffrir, autant que le public, de ces promiscuités grossières. En réalité, les
meilleurs artistes se gâtent à se trouver si fréquemment en des compagnies
inférieures et compromettantes. Un niveau moyen semble s'établir depuis quel-
ques années, qui tend à donner aux galeries du Salon un aspect d'uniformité
peu rassurante pour l'avenir. Le nombre des œuvres acceptables, impliquant
une certaine habileté de la main et une certaine souplesse de l'intelligence,
augmente dans des proportions remarquables. Par malheur, le nombre des
œuvres supérieures, portant la marque d'une individualité décidée, soit par le
tempérament, soit par la science, soit par la conviction, diminue d'une façon
plus sensible encore. Après quelques journées agréables passées au milieu de
ces peintures toujours séduisantes dans leur première fraîcheur, si l'on veut faire
le compte de celles qui doivent se fixer légitimement dans le souvenir, on reste
surpris et inquiet de leur infime quantité, en la comparant à l'énorme total des
œuvres exposées qui portent l'empreinte d'un talent médiocre.
Les circonstances pourtant sembleraient propices à des tentatives hardies et
soutenues. A aucune époque les peintres n'ont joui d'une pareille liberté
d'allures, au milieu d'un public plus disposé à accepter tous leurs caprices et à
admirer toutes leurs fantaisies. On n'a jamais fait si complètement table rase des
théories et des traditions. Pourvu qu'un tableau ait quelque éclat, pourvu qu'il
révèle chez son auteur une impression sincère, on est tout prêt à le regarder
comme un chef-d'œuvre, quel qu'en soit le sujet, la tendance, la portée.
L'amour sincère de la nature extérieure, l'observation sympathique des réalités
familières, la curiosité des choses contemporaines, très développés dans le
public en ces derniers temps par le courant général de la science et de la litté-
rature, le prédisposent à accueillir favorablement, dans cet ordre d'idées, toutes
les innovations qu'on lui peut présenter. Si le nombre des œuvres sérieuses et
complètes n'est pas plus grand chaque année, la faute en est donc bien aux
artistes eux-mêmes qui, lorsqu'ils sont mûrs, négligent de plus en plus l'exé-
cution de leurs œuvres, n'apportant ainsi, dans les deux cas, que des productions
médiocres, malgré le talent qu'ils possèdent, par suite d'une infériorité
technique ou d'un achèvement insuffisant.
11 va de soi qu'avec si peu de goût pour les efforts de travail chez les peintres
LE SALON DERNIER
et si peu de goût pour les efforts d'attention chez le public, les tableaux histo-
riques deviennent de plus en plus rares. Pour mettre en scène, dans un milieu
convenable, un certain nombre de figures en action, d'une e'poque connue et d'un
caractère détermine, il faut en effet une somme de science et de labeur qui
dépasse de beaucoup les ambitions courantes. Cette pénurie de peintres
d'histoire est d'autant plus fâcheuse qu'elle se manifeste au moment où notre
pays aurait le plus besoin de leur concours. Il n'est que deux sortes d'édifices
qui puissent, en notre temps, fournir aux peintres un champ d'action comparable
à celui que leur offrirent longtemps les édifices religieux : ce sont, d'un côté,
les monuments consacrés aux grands actes de la vie civile, Hôtels de ville.
Palais de justice; de l'autre, tous les établissements destinés à l'instruction
publique, Musées, Bibliothèques, Facultés, Écoles supérieures, etc. Dans
presque toutes ces constructions qui s'élèvent rapidement sur notre sol, il y a
place pour des décorations d'un caractère instructif et moral. Malheureusement,
la hâte que les jeunes peintres mettent presque tous à abandonner leurs maîtres,
l'indifférence qu'ils apportent dans le choix de leurs sujets, le mépris qu'ils
affectent pour toute culture intellectuelle et morale, donnent tout lieu de
craindre que la génération nouvelle, amollie par des succès faciles et désaccou-
tumée des gramds efforts, ne se trouve tout à fait inférieure à la tâche magnifique
qu'elle aurait à remplir. Il faut donc saluer avec respect les rares obstinés qui,
soit dans la génération mûrissante, soit dans la génération grandissante, malgré
les indifférences ou les hostilités d'un milieu momentanément réfractaire,
maintiennent avec dignité leur indépendance d'imagination et refusent d'asservir
la noblesse de leur rêve à la grossièreté facile du mercantilisme dominant.
Parmi ces fidèles tenants de l'idéal déserté se tient toujours au premier rang
M. Puvis de Chavannes. Son projet de décoration pour le grand amphithéâtre
de la Sorbonne nous le montre plus affermi que jamais dans cette conviction si
raisonnable que, s'il est nécessaire de respecter certaines traditions scolaires
fondées par l'expérience sur les nécessités invariables, il est non moins indis-
pensable de les rajeunir et de les vivifier par l'observation directe et sincère de
la nature. S'il s'est, d'une part, rattaché, plus franchement même que l'école
académique, à la vraie tradition classique, en allant demander des conseils aux
peintures primitives de l'antiquité gréco-romaine et de la renaissance florentine,
il a mis, d'autre part, l'un des premiers, à profit, avec le plus de sympathie, les
leçons des paysagistes contemporains, en appliquant à la décoration murale ces
principes d'harmonie calme dans les couleurs et de simplification expressive
dans les figures dont Corot et Millet, presque seuls, nous ont donné d'abord un
utile exemple. Le grand carton de cette année porte, comme toujours, la marque
de cette double préoccupation ; l'artiste semble même vouloir y répondre à
certains reproches qui lui ont été justement adressés antérieurement. La
L'ARTISTE
plupart de ses figures y sont accentudes, dans leur structure intime comme dans
leur apparence extérieure, avec plus de précision. Le noble artiste a senti lui-
même, en voyant ce que devient sa façon de faire chez ses imitateurs, qu'il était
grand temps de s'arrêter dans son système de simplification à outrance ; nous
pouvons espérer que, dans l'exécution définitive, le peintre se souviendra aussi
que l'atténuation excessive des colorations n'est pas une condition indispensable
de l'harmonie.
En face du carton de M. Puvis de Chavannes pour la Sorbonne se trouvait
une composition décorative de M. Besnard pour la mairie du premier arron-
dissement, qui suggérait des réflexions du même genre. M. Besnard est préoccupé
plus encore du renouvellement de l'art monumental par une introduction des
types, des costumes et surtout des sentiments modernes. Imagination cultivée
et libre, praticien habile et raffiné, se plaisant aux analyses subtiles des illumi-
nations rares, si M. Besnard apportait dans son exécution autant de fermeté qu'il
apporte d'intelligence dans ses compositions, il produirait des œuvres supérieures.
Son Soir de la vie, mélancolique idylle d'une exécution grave et profonde, est
une composition bien appropriée, moralement et matériellement, à sa destination.
Les,trois compositions historiques de M. François Flamcng pour l'escalier de la
Sorbonne, dans lesquelles on peut remarquer aussi quelque attémaation peut-être
excessive des formes et des couleurs, marquent également, chez un artiste moins
préparé à ce genre de travail, un progrès décisif dans le sens de la simplicité et
de la grandeur.
C'est encore avec un très vif désir de renouveler l'art historique, par une intro-
duction plus abondante de l'air, de la lumière, des physionomies accentuées, que
MM. Rochegrosse et Tattegrain ont abordé l'un l'antiquité romaine, l'autre le
moyen âge. L'influence bien comprise de nos paysagistes qui nous ont, les pre-
miers, rendu l'intelligence et l'amour de tous ces éléments naturels, n'a été inutile
à aucun d'eux. Le moment choisi par M. Rochegrosse pour représenter la mort
de César ou, pour mieux dire, la Curée, est celui où le dictateur, tombant au
pied de la statue de Pompée, se cache la tête sous l'effroyable poussée des con-
jurés, qui se bousculent sur la proie terrassée comme des mâtins affamés sur la
dépouille du cerf. Ces sénateurs, gesticulant et vociférant, ont des mines de
dogues carnassiers. Le bouvier sauvage des monts Albains revit sous le patricien
en robe blanche. Le réalisme vigoureux de ces têtes basanées donne à cette bou-
cherie classique une tragique vraisemblance qu'accentue la lumière vive et crue
dont tout ce groupe blanc, au milieu d'un édifice blanc, est éclairé hardiment.
Dans la Reddition des Casselois de M. Tattegrain, scène populaire de vastes
dimensions, l'élément atmosphérique joue un rôle plus important encore. C'est
par une pluie battante, sous un ciel froid et brumeux, que les pauvres paysans,
accroupis et pataugeant dans des tourbières fangeuses, implorent merci de leur
LE SALON DERNIER
203
seigneur Philippe le Bon. C'est là du bon re'alisme, bien appliqué à Thistoire,
par un paysagiste convaincu et un observateur sincère et ému des types popu-
laires.
C'est par cet emploi bien réfléchi de l'observation contemporaine que la pein-
ture historique peut devenir intéressante et vivante, c'est-à-dire prendre les
qualités de l'histoire même. Dans l'état actuel de nos connaissances, on ne saurait
plus, cela va sans dire, la traiter d'après des formules académiques, en vue d'un
pur effet de décoration, de couleur ou de style; on lui demandera de plus en
plus la vraisemblance des choses, retrouvée par l'étude des documents authen-
tiques ; d'autre part, et avec raison, on est moins disposé que jamais à se contenter
de froides restitutions archéologiques. L'archéologie^eule, en effet, ne peut pas
plus faire des peintres que le naturalisme seul ne peut faire des historiens. Les
renseignements fournis par l'érudition ne sont bons pour un artiste que lorsqu'il
sait s'en servir en artiste et trouver dans les détails précis des architectures, des
mobiliers, des costumes d'autrefois, des effets de l'ordre pittoresque. Ainsi fait
M. Benjamin Constant lorqu'il prend l'Impératrice Théodora comme prétexte
à une vigoureuse étude d'étoffes somptueuses et d'étincelantes orfèvreries,
enchâssant la courtisane impériale dans son trône de marbre, idole bysantine
chargée de pierreries, dans une attitude d'immobilité impérieuse. Ainsi fait
M. Cabanel en asseyant sa nonchalante Cléopâtre, avec sa belle suivante, à
l'ombre d'une colonnade peinte, pour voir agoniser, dans un éloignement rassu-
rant, les victimes de ses expériences toxiques. Toujours attentif dans ses arran-
gements, soigné dans son exécution, distingué dans ses harmonies, M. Cabanel
a tiré bon parti des détails brillants fournis par les musées égyptiens. En donnant
à chaque morceau une valeur plastique et un intérêt décoratif, il a ressuscité avec
agrément, pour la joie de nos yeux, une Égyptienne élégante d'il y a dix-huit
cents ans, dans toute la richesse de son appareil mondain.
L'effort le plus sérieux fait cette année pour réaliser d'une façon complète,
suivant nos traditions françaises, une scène historique d'une haute portée, est dû
à M. Cormon. Malgré quelques timidités d'exécution, les Vainqueurs de Salamine
restent, par l'ensemble des qualités, l'œuvre maîtresse du Salon. Le sentiment
archéologique s'y mêle dans une juste mesure au sentiment naturaliste. L'agi-
tation heureuse de la multitude triomphante y est exprimée avec une émotion
sincère et une science de bon aloi. Dans la vivante et claire disposition des
groupes, dans la variété intéressante des types et des allures, dans le choix ingé-
nieux et la subordination habile des accessoires, on reconnaît un compositeur
bien informé et un exécutant expérimenté. Harmonie de l'ensemble, équilibre des
ordonnances, expression des figures, exactitude des détails, précision du dessin,
éclat de la couleur, M. Cormon, avec la loyauté des artistes d'autrefois, s'est
efforcé de réunir toutes les qualités dont l'union fiiit seule une œuvre parfaite
ao4 LARTISTE
Aussi, bien que l'œuvre ait été fort discutée, bien qu'on ait, comme il arrive
d'ordinaire, reproché surtout à M. Cormon ses mollesses visibles de conception
ou d'exécution, sans lui tenir compte des difficultés surmontées et des résultats
obtenus, lorsque les artistes réunis durent interroger leur conscience, ils n'hé-
sitèrent pas longtemps. Au premier tour de scrutin pour la médaille d'honneur,
M. Cormon obtenait 68 voix, tout le reste des votes se dispersant en désordre
sur une vingtaine de candidats; dès le second tour, il passait avec 122 voix, lais-
sant, à une très grande distance, ses rivaux les plus sérieux, MM. Roll et Tatte-
grain, le suivre avec i-j et 38 voix.
Le jury accentuait encore le caractère honorable de sa décision en reconnaissant
que, parmi les ouvrages historiques présentés pour les récompenses, aucun ne
méritait une première ni même une seconde médaille. C'est par des médailles de
troisième classe qu'il a reconnu l'intérêt des tentatives faites par M. Scherrer dans
sa Jeanne d'Arc entrant à Orléans, composition bien présentée, mais d'une exé-
cution fatiguée et triste ; par M. Lesur dans son Saint Louis distribuant des
aumônes, où l'on trouve quelques morceaux d'une facture saine et franche; par
M. Louis Girardot dans son Riith et Booj, idylle lunaire d'une impression poé-
tique. Presque toutes ses faveurs, comme celles du public, ont été réservées pour
les peintres de mœurs contemporaines et pour les peintres de paysage. Ceux-là
tiennent, en effet, le haut pas dans nos expositions, et leurs succès, si légitimes,
prépareraient sans doute un renouvellement de l'école française, si l'on n'aban-
donnait pas trop souvent la proie pour l'ombre, et si l'on apportait résolument,
dans l'exécution de cesthèmes à la fois plus faciles et plus exigeants, la conscience
intellectuelle et la science technique que les générations précédentes mettaient à
traiter d'autres sujets.
Il est juste de dire que dans toutes les branches de la peinture contemporaine,
portraits, paysanneries, scènes civiles et militaires, paysages et natures mortes, les
jeunes arrivants aperçoivent encore devant eux des maîtres en pleine maturité,
dont le talent s'affermit chaque année par l'expérience et qui peuvent longtemps
encore leur donner d'utiles exemples. Le Portrait de M. Alexandre Dumas,
vigoureusement modelé comme une médaille solide, par M. Bonnat, les élégants
portraits de femmes et d'enfants par MM. Boulanger ,J. Lefebvre, Bougue-
reau, etc., les portraits consciencieux de MM. Fantin-Latour, Emile Lévy, Morot,
Monchablon, sont intéressants à comparer avec ceux des jeunes récompensés,
MM. Doucet, Carrière, Aviat, M"" Bilinska. Dans le genre rustique, M. Jules
Breton, plus maître de lui que jamais, toujours habile à présenter poétiquement
ses paysannes mélancoliques dans la douceur ardente des beaux crépuscules,
M. Dagnan, de plus en plus énergique dans l'accentuation pénétrante de ses types
campagnards, choisis avec un discernement de poète et d'historien parmi les races
les plus expressives, M. Lhermitte, en qui la noblesse naïve du travail champêtre
LE SALON DERNIER 2o3
trouve un interprète admirablement puissant et sincère, ont exposé cette anne'e
des œuvres exemplaires. Chez eux l'union indispensable de la réalité et de la
réflexion, de la vérité et de la poésie, de l'impression et de la science, éclate à
tous les yeux comme une protestation nécessaire contre !a grossièreté présomp-
tueuse d'une certaine coterie de modernistes, plus paresseux qu'innovateurs et
plus ignorants qu'audacieux. MM. Buland, Fourié, Beyle, Meunier, Chigot, Eliot,
Picard, Marty, Jacob, Deyrolle, que le jury a récompensés, marchent également
dans la bonne voie, les uns avec une franchise plus crue, les autres avec un sen-
timent plus délicat. Dans la peinture familière de la vie scientifique ou artistique,
M. Gervex, en représentant la leçon d'un chirurgien dans une salle d'hôpital avant
une opération, et M. Dantan, en montrant des mouleurs à la besogne dans un
atelier, ont fait tous deux des œuvres qui compteront. La guerre a vigoureusement
inspiré M. RoU et M. Morot. Le paysage français ne déchoit pas entre les mains
de MM. Français, Harpignies, Busson, etc., non plus que la peinture d'animaux
entre celles de MM. Duez et Lambert, et la peinture de nature morte entre celles
de MM. Philippe Rousseau et Vollon.
Dans la section de sculpture, l'obtention de la médaille d'honneur par M. Fre-
miet, pour son groupe d'un Gorille enlevant une femme nue, groupe d'un réalisme
scientifique un peu brutal, il faut l'avouer, n'a pu toutefois surprendre que ceux
auxquels la valeur exceptionnelle de M. Fremiet n'était pas connue. Ses confrères,
en lui décernant cette haute distinction, ont voulu récompenser toute une longue
carrière, des plus honorables et des plus laborieuses. M. Fremiet est certaine-
ment l'un des sculpteurs les plus originaux et les plus ingénieux de notre temps,
l'un de ceux qui ont tenté, avec le plus de succès, d'ouvrir à la sculpture des voies
nouvelles soit par les études zoologiques, soit par les études historiques. Des
Français ne peuvent pas d'ailleurs oublier que M. Fremiet est l'auteur du Louis
d'Orléans au château de Pierrefonds et de la Jeanne d'Arc sur la place des Pyra-
mides. Aucun artiste de notre temps n'est peut être entré si profondément ni si
savamment que lui dans l'intimité de notre âme nationale. Le témoignage d'es-
time et d'admiration qui lui a été accordé était mérité depuis longtemps.
Le Gorille n'était d'ailleurs qu'une note isolée dans la section de sculpture.
Comme toujours, la meilleure place y était réservée à la beauté féminine, qui,
sous les traits de Diane, d'Omphale, de Circé, nous a apparu, grâce à MM. Fal-
guière, Gérôme, Delaplanche, sous des aspects bien divers, dans la séduction
éclatante des beaux marbres. L'art monumental, héroïque, patriotique, dignement
représenté par MM. Boisseau, Boucher, Desca, Marqueste, Millet, nous a montré
en outre, les fragments d'une oeuvre tout à fait supérieure, qui sera l'honneur de
la ville d'Orléans, le Monument de Mgr Dupanloup, par M. Chapu. L'art décoratif
s'y est manifesté sous une forme mouvementée et brillante, conforme à nos tradi-
tions du XVII" siècle, dans les beaux bas-reliefs de M. Injalbert pour la ville de
ÎOf)
L'ARTISTE
Montpellier. A côté de ces artistes hors concours, qui sont la gloire de l'école,
tous ceux que le jury a signalés par ses récompenses à l'attention publique,
nous attestent que, de ce côté, l'on n'a toujours rien à craindre. Dans la section
de sculpture, jeunes et vieux nous rassurent pour l'avenir comme ils nous
enchantent dans le présent.
GEORGES LAFENESTRE.
Y ■
Gravé pai- E.Abot d'après R. Verlct
LA DOULEUR D'ORPHÉE
( Plâtre )
POÉSIE
CANTIQUE DE DÉBORA
A E. Lcdrdin
arce qu'en Israël chaque chef s'est levé,
Qiie le meilleur du peuple offrit ses mains robustes,
Bcnissej tous lahvé ! Bénisse^ tous lahvé !
Qui fait gronder la foudre, et croître les arbustes !
lahve, quand tu jaillis d'Edom et de Séir,
Les hommes ont senti la terre tressaillir,
L'a^fur du ciel pleura les larims des nuées.
Devant ta majesté terrible, Adonaï,
Fléchirent les sommets géants du Sinaï,
Les lanières du vent sifflèrent dénouées.
Aux jours de Shamgar ben Anath et de Jaël,
Nul ne circulait plus sur les routes désertes,
Les habitants fuyaient hors des villes ouvertes.
Et la sombre terreur régnait en Israël.
Car Israël avait en ces jours de folie
Elevé des autels aux Elohim menteurs :
Or lahvé, dieu jaloux, ne veut pas qu'on l'oublie,
Et sans trêve il frappait les prévaricateurs.
208
L'AR TIS TE
Devant les ennemis croulaLnl les places fortes ;
Les lancer et les arcs étaient tombés des poings.
Kenaan dans Béthel promenait ses cohortes,
Et les captifs meurtris mouraient dans tous les coins.
Pour les chefs d'Israël, pour les dix mille braves
Vainqueurs de Sissera malgré ses chars de fer,
Pour Zebouloun, pour Naphtali qui s'est offert,
Mon cœur bénit lahvé, Saint, Roi, briseur d'entraves.
Hommes foulant du pied la poudre des chemins,
Hommes qui chevauche^ les luisantes dnesses,
Femmes, sillons sacrés des futures jeunesses ,
Vieux juges qui tene^ la loi dans vos deux mains,
Plus haut que les nebels sur le bord des fontaines.
Chantjj lahvé, chante:; la gloire de sïs chefs.
Les temps sont écoulés dj nos rudjs méchefs.
lahvé nous a rendu les victoires lointaines.
Entonne, Débora, le plus joyeux des chants !
Le peuple de lahvé se précipite aux portes :
Debout, Baraq ! debout! saisis dans tes mains fortes
Les survivants de ceux qui dévastaient nos champs.
Descendant d'Ephraîm, la montagne oit naît l'ombre,
Ils sont venus les fis campés dans Amaleq,
Beniamin, Zebouloun ont décuplé leur nombre,
Aucun d'eux, ô Baraq, n'a redouté l'échec.
Le bouclier serré sur la robe de laine,
Vinrent à Débora les guerriers d'Issachar,
Et tous suivant Baraq, splendide sur son char,
Se sont rués comme un torrent parmi la plaine.
Ecoutant la rumeur paisible des troupeaux,
Réouben est resté loin de Véclair des glaives ;
Gad auprès de l'Iarden dormait dans son repos ;
Et Dan n'est pas venu des mercantiles grèves :
POESIE
2og
O béne-Israël de la tribu d'Ascher,
Sur vos larges vaisseaux vous labourie:; la mer
Que la nue et les vents aiguillonnent sans trêves,
Quand ceux de Zebouloun et ceux de Naphtali,
Las de voir Kenaan sur leur sol établi,
— L'âme du Meléack de lahvé toute pleine, —
Ont arrosé de sang les herbes de la plaine!
A Thaanack auprès des eaux de Méguiddo,
Les rois de Kenaan ont attaqué farouches.
Ils ne dormiront plus dans leurs moelleuses couches :
La mort sur chacun d'eux ouvrit son noir rideau.
Ils ne retourneront au delà des collines
Chargés de sicles d'or et d'argent précieux,
Le torrent de Qischon grand parmi nos aïeux
A recouvert leurs corps troués de javelines.
Les étoiles du ciel combattaient Sissera
De leurs orbes sanglants, de leurs clartés blémies :
Elles épouvantaient les troupes ennemies,
lahvé fortifiait nos cœurs, ô Débora!
Alors dans un galop féroce de déroute,
La corne des chevaux a martelé le sol.
Sur les morts, les vautours abaissaient tous leur vol!
La horde des puissants fuyait, se fondait toute.
Épouse de Héber le quenite, la'él!
Sqye^ bénie, laël, entre toutes les femmes
Qui dorment sous la tente, et qui tissent les trames,
Et qui dansent le soir au rythme du nebel.
Las, il s'en vint vers elle implorant de l'eau fraîche ;
Elle tendit la cruche oîi fermente le lait.
Sur le front du vaincu la sueur ruisselait;
Il étancha la soif brûlant sa gorge rèche.
1888 — l'artiste — T. I
14
210 L'ARTISTE
Comme il était très las il s'assoupit un peu;
Tuer un ennemi c'est une œuvre tentante ;
Elle saisit le pieu qui soutenait la tente,
Et dans le front de l'homme elle enfonça le pieu.
Elle enfonça le pieu dans la tête farouche,
Et sur elle le sang de Sissera jaillit :
Il cria longuement; tout son corps tressaillit,
Un spasme convulsa les deux coins de sa bouche.
Or sa mère disait : t Comme il tarde à venir!
« Pourquoi ne vois-je point ses chariots paraître? »
— Elle parlait ainsi debout à la fenêtre —
•■ Pourquoi n'entends-je point les cavales hennir ? •
Les femmes répondaient, les plus sages d'entre elles :
>' Soye!^ joyeuse, 6 mère, et veille^ au festin .
« Ne faut-il pas le temps de trier le butin ?
« Le partage mal fait engendre des querelles.
" Or chaque guerrier veut un couple frémissant
' De filles qu'aucun homme encor n'a déflorées.
« Pour Sissera seront les laines colorées,
it Vertes comme les prés, rouges comme le sang. »
Et la mère songeait joyeuse en elle-même :
« A lui les fins tissus, les pourpres et les ors.
■• Et dans l'éblouissant amas de ses trésors
» J'aurai la belle part parce que mon fis m'aime ! »
Que tous tes ennemis souffrent un sort pareil,
Balayés par ton souffle ainsi que des brins d'herbes :
O lahvé Cébaolh qui ravages les gerbes !
Mais que ton peuple élu, que tes enfants superbes
Soient tels que le lever splendide du soleil.
GASTON DE RALMES.
"î^
CHRONIQUE
L'Artiste a l'heureuse fortune de pouvoir donner la
reproduction à l'eau-forte d'un tableau inédit d'Eu-
gène Delacroix, Hippocrate refusant les présents du roi
de Perse. C'est une première pensée d'un des pendentifs
pour la bibliothèque du Palais-Bourbon; au lieu que
dans l'œuvre définitive Hippocrate est représenté debout
au milieu des envoyés d'Artaxercès, et détache sa figure
sur un ciel bleu foncé, ici le père de la médecine a la
pose classique, celle presque d'une gravure célèbre au
temps du premier Empire.
Ce tableau, d'assez petite dimension (25 centimètres
sur 27), appartenait à feu le docteur Bouillaud, l'illustre
spécialiste pour les affections du cœur. Bouillaud avait
vu entrer un )our dans son cabinet un homme qu'il ne
connaissait point alors, mais dont le visage, les manières
et le langage le frappèrent : il diagnostiqua les troubles
^•^;,
2,3 L'ARTISTE
nerveux habituels aux artistes; son client revint, et, le traitement terminé, offrit
les honoraires dignes du savant qu'était déjà Bouiliaud: en même temps il se
nomma. Le médecin pria l'artiste de l'honorer en le laissant le traiter en confrère,
et malgré toutes ses insistances Delacroix ne put rien faire accepter. Peu de jours
après, il revenait redire à Bouiliaud sa reconnaissance et offrir le tableau, désor-
mais sans prix.
C'est au docteur Ernest Auburtin, gendre de Bouiliaud, que nous devons la
rare fortune de cette reproduction et l'histoire de l'œuvre. Qu'il veuille bien
accepter ici nos remerciements les plus vifs pour la libéralité de son prêt et sa
parfaite obligeance.
Les relations commencées de galant homme à galant homme, et de maître à
maître, entre Delacroix et Bouiliaud, ne devaient plus cesser, car nous voyons
le peintre soigné dans sa dernière maladie, par les docteurs Bouiliaud et
Laguerre.
Le musée du Luxembourg a été fermé les 14, i5 et 16 février pour cause de
travaux intérieurs et de remaniements. Les tableaux suivants ont été portés dans
les réserves du Louvre : Th. Couture, les Romains de la décadence; UUmann,
Sylla che^ Marins; Guillaumet, la Prière dans le désert.
Les œuvres qui sont entrées au musée sont les suivantes: Peintures : Georges
Bertrand, Patrie, tableau qui a figuré au Salon de i88i où l'auteur obtint une
2« médaille ; Cormon, les Vainqueurs de Salamine (médaille d'honneur du Salon
de 1887); Puvis de Chavanncs, le Pauvre pécheur, acquis à l'exposition récente
de cet artiste dans la galerie Durand-Ruel ; Cazin, Chambre mortuaire de Léon
Gambetta. — Dessins : Guillaumet, Fileuse (pastel), Femme arabe (aquarelle
relevée de gouache), acquis le mois dernier, à la vente posthume de cet artiste ;
Camino, Etude (aquarelle sur ivoire). — Sculpture : Barrias, Mozart enfant
(bronze à cire perdue), acquis au Salon de 1887, et envoyé à la suite du Salon, à
l'Exposition de Bruxelles ; une reproduction de cette œuvre a été publiée dans
L'Artiste (livraison de novembre 1887).
Depuis le 14 février, la nouvelle salle des portraits d'artistes, dont l'organisa-
tion au Musée du Louvre est due à l'iniaiive de M. Castagnary, est ouverte au
public. Elle est installée dans le pavillon Denon et comprend une centaine de
tableaux environ. Pour former cette intéressante collection, on a mis à contribu-
CHRONIQUE
2l3
tion les musées du Louvre, de Versailles et de l'École des Beaux-Arts. Le pavil-
lon Denon, où e'taient expose's précédemment les Batailles d'Alexandre de Le
Brun et quelques panneaux décoratifs de Coypel et de Boucher, servait aussi de
lieu d'exposition provisoire pour les toiles nouvellement acquises au Louvre,
avant qu'elles fussent définitivement classées dans les galeries où elles devaient
figurer; c'est ainsi qu'on y a vu séjourner pendant quelque temps, disposés sur
des chevalets, laSu^ianne de Chassériau, un paysage de Chintreuil, r£'«/erremeHf
à Ornans et le Combat des Cerfs de Courbet. Avec ses vastes dimensions, son
écrasante élévation et surtout son éclairage défectueux, ce pavillon a toujours été,
non sans raison, considéré comme impropre à l'exposition des tableaux ; pour
des toiles de dimensions restreintes, telles que des portraits, une galerie avec
des panneaux de hauteur moyenne eût été assurément préférable. Mais, dans les
locaux du Louvre actuellement affectés aux collections artistiques, la place dis-
ponible faisant défaut, il a bien fallu se contenter de ce qui restait libre. Plus
tard, quand pourra se réaliser ce beau projet qui consiste à prolonger jusqu'au
pavillon de Flore la galerie du bord de l'eau, à travers la nouvelle salle des États,
de nouveaux aménagements laisseront certainement un local plus favorable pour
l'installation définitive de la collection des portraits d'artistes. Telle qu'elle est,
la disposition du pavillon Denon est aussi satisfaisante que possible, les drape-
ries vert foncé qui tapissent les parties supérieures des parois, immédiatement
au-dessus des cadres, complètent heureusement la décoration de la salle.
La nouvelle collection a été inaugurée par la visite du président de la Répu-
blique, qui, à son arrivée au Louvre, a été reçu par M. Faye, ministre de l'Ins-
truction publique et des Beaux-Arts, MM. Castagnary, directeur des Beaux- Arts,
Kaempfen, directeur des Musées nationaux, Jules Comte, directeur des Bâti-
ments civils, Guillaume, architecte du Louvre, parles conservateurs du Musée et
les inspecteurs des Beaux-Arts. Un grand nombre de notabilités artistiques et poli-
tiques accompagnaient M. Carnot, qui a d'abord parcouru la galerie d'Apollon, visité
le Salon carré, la galerie du bord de l'eau, puis les salles des peintres français du
xvi"= et du xviii» siècle; le président a pris beaucoup d'intérêt à la collection des
portraits d'artistes, et en se retirant, il a adressé ses félicitations au haut personnel
du Louvre et particulièrement à M. Castagnary à qui revient l'honneur de cette
innovation.
M™= Sevène, née Declerck, décédée récemment, a institué le Musée du Louvre,
son légataire universel : indépendamment d'un portrait de famille peint par
Prud'hon, cette libéralité assure au Louvre une somme que, dès à présent, l'on
peut évaluera 38o,ooo francs environ. Cette riche donation est faite sans affecta-
214 L'ARTISTE
i
tion spéciale. Abstraction faite de l'importance de la somme léguée, le legs en lui-
même, n'ayant pas de destination déterminée, va mettre l'administration des
Musées nationaux à même de constituer cette caisse des musées réclamée depuis
si longtemps : d'où la portée considérable de la libéralité.
Il y a déjà nombre d'années, en effet, qu'il est question de créer une caisse des
musées nationaux, qui permette d'accroître nos collections artistiques par des
acquisitions, faites à des conditions avantageuses, d'oeuvres nouvelles. Jusqu'à ce
jour, on le sait, les musées jouissent d'une dotation spéciale de 162,000 francs
par an. Ce chiffre, relativement considérable, est suffisant pendant les années où
il ne se produit pas de ventes importantes; mais lorsqu'il s'agit de lutter avec les
musées étrangers sur le terrain des enchères, le crédit limité à la susdite somme
met notre administration dans une situation d'infériorité pécuniaire relative, qui
l'empêche de disputer victorieusement à l'étranger les œuvres qu'elle désire
acquérir. 11 faut alors demander aux Chambres des crédits extraordinaires que
le Parlement, il est vrai, ne refuse jamais, mais qui nécessitent des études spé-
ciales et des rapports dont la publication ne laisse pas d'être préjudiciable à nos
intérêts. Les administrations des musées étrangers peuvent mesurer, par avance,
l'étendue des efforts que nous voulons faire et pousser les enchères de telle sorte
que les objets sur lesquels nous avions des vues ne nous soient pas adjugés.
Enfin, les règles de notre comptabilité publique sont telles que si, par hasard,
le crédit extraordinaire de 1G2.000 n'est pas dépensé pendant le cours d'un exer-
cice, les sommes inutilisées tombent en annulation et ne peuvent être reportées
d'un exercice sur l'autre, à moins d'une autorisation des Chambres.
On espérait bien que le produit de la vente, qui s'est faite l'an dernier, des dia-
mants de la Couronne, serait affecté, au moins en partie, à cette création de la
caisse des musées, pour que les arrérages en fussent employés à des acquisitions
d'oeuvres d'art. L'administration de nos musées demandait, en outre, que les
sommes inscrites annuellement au budget des Beaux-Arts, mais non entièrement
dépensées au cours de l'exercice, fussent mises en réserve dans cette caisse pour
être employées ultérieurement, quand s'offriraient des occasions propices de
faire des acquisitions nouvelles. Mais nulle solution n'est encore intervenue en
tout cela, car on ignore jusqu'à présent quelle affectation recevra le produit de
la vente des diamants de la Couronne.
Or, la libéralité de M""» Sevène va enfin être l'occasion inattendue et le moyen
vraiment efficace de fonder dès à présent la caisse des musées, en attendant que
l'État se décide à faire la part du Louvre dans les millions des diamants de la
Couronne, et à doter nominativement la caisse des sommes inscrites au budget
des Beaux-Arts, pour éviter l'annulation des crédits disponibles.
Nous avons dit l'histoire du legs de M""» Sevène, en voici la légende qui, on
va le voir, n'a pas tardé à naître en cette circonstance toute récente. On raconte
CHRONIQUE
2l5
que cette dame, veuve et ayant perdu sa fille unique, avait pris l'habitude de
passer ses après-midi au Louvre, et que c'est à cause de l'affection conçue pour
nos collections artistiques par une fre'quentation assidue de tous les jours, qu'elle
en a donné une preuve aussi magnifique en disposant de sa fortune à leur profit.
C'est le premier legs de cette nature dont elles aient e'té gratifiées : maintenant
que l'exemple est donné, espérons que ce ne sera pas le dernier.
Il vient de se produire un revirement complet dans le projet qui avait pour
but d'afi"ecter à la construction du musée d'art décoratif les bâtiments de l'an-
cienne Cour des comptes. La Commission parlementaire chargée d'examiner le
projet de loi portant concession à l'Union centrale des arts décoratifs, du terrain
domanial du quai d'Orsay, s'est prononcée à l'unanimité contre cette conven-
tion. Elle est d'avis que l'on peut utiliser les restes de l'ancien palais du quai
d'Orsay pour y réinstaller la Coyr des comptes. En effet, après avoir entendu
les explications de MM. Bethmont, premier président, et Bouchard, président de
chambre à la Cour des comptes, la Commission s'est convaincue que la recons-
truction de l'ancien bâtiment offrait seule les moyens de conserver et de classer
les dossiers, actuellement répartis entre les caves du quai d'Orsay, le Palais-
Royal et les sous-sols du pavillon de Marsan, en amoncellements qui forment
d'inextricables fouillis et rendent impossible toute recherche.
Le ministre de l'Instruction publique a fait savoir à la Commission qu'un archi-
tecte, M. Dubufe, avait préparé un projet ayant pour objet de lier les deux ques-
tions du musée des arts décoratifs et de la Cour des comptes. D'après ce projet,
la Cour des comptes serait réinstallée dans son ancien local du quai d'Orsay
et le musée au pavillon de Marsan, que l'Etat lui céderait. La dépense pour la
Cour des comptes serait de 4,200,000 Irancs, dont une partie serait à la charge
de l'Union centrale des arts décoratifs. Le conseil des bâtiments civils, consulté,
a approuvé ce projet, pour l'exécution duquel on a l'engagement d'un entrepre-
neur qui s'engagerait à faire les travaux en un an et à être payé en trois ans.
Toutefois, M. Paye n'a signalé ce projet qu'à titre d'indication, le gouvernement
n'en ayant pas délibéré.
La Commission, après avoir entendu le président de l'Union centrale des arts
décoratifs, lui a demandé si, dans le cas où l'État reconstruirait la Cour des
comptes sur son ancien emplacement, la société qu'il préside trouverait dans le
pavillon de Marsan une installation convenable pour le musée des arts décora-
tifs. M. Antonin Proust a réservé sur ce point l'opinion de ses collègues de
2iG L ARTISTE
l'Union centrale, tout en déclarant que trois conditions lui paraissaient indis-
pensables : la concession immédiate du pavillon de Marsan, la liberté entière
pour l'Union centrale de modifier les aménagements intérieurs de l'édifice, et,
en troisième lieu, l'engagement pris par l'Etat de ne pas exiger de la part de
l'Union centrale, dans le pavillon de Marsan, une dépense supérieure à
i,5oo,ooo francs. M. Antonin Proust a réuni le conseil d'administration de
l'Union centrale, qui a pleinement approuvé les réserves qu'il avait faites et les
conditions qu'il avait indiquées, le priant de poursuivre les négociations dans ce
sens, s'il y était invité par le gouvernement.
L'abandon du projet primitif n'est pas pour nous préoccuper outre mesure ;
que le nouveau Musée des arts décoratifs soit installé dans le palais du quai
d'Orsay ou bien dans tout autre édifice public ou privé, cela n'a pas autrement
d'importance, bien que la véritable place d'un musée de ce genre doive être, de
préférence, dans les quartiers industriels, à portée des artisans qui viendront là
pour trouver des modèles de décoration et s'instruire sur l'application de l'art
aux choses de leurs métiers. Pour arriver à ce résultat pratique, il vaudrait
mieux, nous semble-t-il, que l'Union centrale cherchât à installer son musée
dans quelqu'un des vieux hôtels du quartier du Marais ou du quartier Saint-
Antoine, tels que l'hôtel Sully, ou l'hôtel de Sens qui a failli, à deux reprises, être
démoli pour faire place à une maison de rapport, ou encore l'hôtel La Valette de
la rue du Petit-Musc que l'installation des PP. de l'Oratoire a sauvé du délabre-
ment dans lequel il était depuis de longues années et de la ruine définitive. Une
telle solution aurait, au surplus, le très appréciable avantage d'un aménagement
facile et relativement peu coûteux.
Mais établir le musée des arts décoratifs au pavillon de Marsan, dans les
bâtiments même du Louvre, nous n'osons pas dire que ce serait là une profa-
nation, mais — soyons modérés — une véritable aberration. Le Louvre doit
rester ce qu'il est, un sanctuaire d'où la vulgarité courante, industrielle, doit
demeurer rigoureusement exclue. Quand, il y a quelques mois, M. Spuller,
alors ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, installait au Louvre
M. Kaempfen comme directeur des Musées nationaux, il exprimait le vœu, par-
tagé et depuis longtemps formé par tous ceux qu'intéresse le développement de
nos collections d'art, de rendre le Louvre entièrement à lui-même, en remettant
à l'administration des Musées les bâtiments occupés actuellement par le minis-
tère des Finances. Faudrait-il donc que, lorsque la réalisation, malheureuse-
ment trop lointaine, de ce vœu sera accomplie, les chefs-d'œuvre artistiques du
Louvre coudoient sous le même toit les modèles industriels dont l'étude sera
destinée à féconder l'imagination des fabricants du faubourg Saint-Antoine ?
Espérons que le pavillon de Marsan, réédifié à grands frais, recevra une
destination plus digne du palais dont il fait partie, et plus rationnelle. Quant au
CHRONIQUE
217
musée des arts décoratifs, on n'aura que l'embarras du choix pour lui trouver
un asile conforme à sa destination.
Le comité de la Société des Artistes français vient d'arrêter le règlement du
Salon de 1888.
Les ouvrages de peinture, les dessins, aquarelles, pastels, miniatures, émaux,
cartons de vitraux et vitraux devront être déposés au palais de l'Industrie, du
samedi 10 mars au jeudi i5 mars. Le jury ne pourra recevoir plus de 2. 5oo ta-
bleaux et de 800 dessins. Le vote pour le jury aura lieu au palais des Champs-
Elysées le dimanche 18 mars, de neuf heures du matin à quatre heures du soir.
La réception des ouvrages de sculpture et de gravure en médailles et sur
pierres fines aura lieu du vendredi 3o mars au jeudi 5 avril exclusivement, de
dix à cinq heures. Toutefois, les sculpteurs auront la faculté, jusqu'au 25 avril
inclusivement, de remplacer par les ouvrages exécutés dans leur matière défini-
tive le modèle en plâtre déposé dans les délais prescrits. Dans cette section le
vote pour l'élection du jury d'admission aura lieu le samdi 7 avril.
Pour l'architecture, la gravure et la lithographie, réception des ouvrages du
2 au 5 avril. Election des quatorze membres du jury, le 7 avril.
Les dispositions pour les entrées sont les mêmes que l'année dernière.
Une exposition internationale des Beaux-Arts aura lieu à Paris en même temps
que l'Exposition universelle de 1889. Le décret qui approuve le règlement qui
doit régir l'exposition des Beaux-Arts, a été publié au Journal officiel.
D'après ce règlement, l'exposition internationale des Beaux-Arts s'ouvrira à
Paris le 5 mai 1889 et sera close le 3i octobre de la même année; elle sera
ouverte aux œuvres des artistes français et étrangers exécutées depuis le
i"'' mai 1878 et rentrant dans les cinq genres suivants :
lo Peinture ;
20 Dessin, aquarelle, pastel, miniature, émaux, peintures céramiques ;
3° Sculpture, gravure en médailles et sur pierres fines ;
4° Architecture, modèles et décoration monumentale ;
50 Gravure et lithographie.
Sont exclus :
1» Les copies, même celles qui reproduisent un ouvrage dans un genre diffé-
rent de celui de l'original;
2i8 L'ARTISTE
20 Les tableaux, dessins ou gravures qui ne sont pas encadrés ;
3» Les sculptures en terre non cuite ;
4" Les gravures obtenues par des procédés industriels.
L'Exposition internationale comprendra :
I» Une section française;
2" Autant de sections étrangères distinctes qu'il y aura de pays représentés par
des Commissariats généraux ou par des Comités nationaux ;
30 S'il y a lieu, une section internationale pour les artistes des pays étrangers
non représentés, qui seront admis individuellement, conformément aux articles
12 et i3 du règlement.
Les artistes français devront déposer ou faire déposer au Commissariat des
expositions (palais des Champs-Elysées, porte I), du i5 mai au i*"" juin i888,
une liste, signée par eux, des ouvrages qu'ils désirent exposer. Cette liste con-
tiendra la désignation des œuvres, leurs dimensions et l'indication des expo-
sitions où elles auront déjà figuré. Chacun des genres désignés ci-dessus fera
l'objet d'une liste séparée. Le nombre des ouvrages que peut exposer chaque
artiste est limité à dix.
Le jury d'admission, nommé conformément aux arrêtés du ministre de l'Ins-
truction publique et des Beaux-Arts, en date des 14 janvier, 3o mars et 2 novem-
bre 1887, examinera, du le' juin au i""" juillet, les listes envoyées. Il dressera
d'après ces listes un état des ouvrages admis d'office.
Les artistes dont les ouvrages auront été, en totalité ou en partie, admis d'of-
fice, sur le vu des listes, seront avisés par lettre avant le i5 juillet 1888. Ils
devront déposer les ouvrages ainsi admis, eux-mêmes ou par fondés de pouvoirs,
au palais du Champ-de-Mars, du i5 au 20 mars 1889. Le dépôt aura lieu franc
de port et il en sera délivré récépissé. Les ouvrages devront être accompagnés
d'une notice définitive contenant les nom et prénoms de l'artiste, le lieu et la
date de sa naissance, le nom de ses maîtres, la mention de ses récompenses aux
expositions de Paris, enfin le sujet et la dimension de ses ouvrages, et le nom
du propriétaire.
Les ouvrages qui n'auraient pas été admis d'office sur le vu des listes, ou ceux
que les artistes présenteraient en surplus, seront déposés francs de port, du 5 au
20 janvier 1889, au palais des Champs-Elysées, porte 9, pour y être examinés
par le jury. Ils devront être accompagnés d'une notice contenant les indications
énoncées à l'article précédent.
Les artistes dont les ouvrages seront admis conformément aux dispositions de
l'article qui précède, seront avisés immédiatement par les soins de la direction
des Beaux-Arts.
Le ministre de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts est président»
CHRONIQUE
219
le directeur des Beaux-Arts, vice-pre'sident des jurys réunis en assemblée géné-
rale, mais chacune des sections élit son bureau particulier. La présence, dans
chaque section, de la moitié au moins des jurés est nécessaire pour la validité des
opérations. L'admission sera prononcée à la majorité absolue des membres pré-
sents. En cas de partage, l'admission est prononcée.
Par dérogation aux articles i6 et 40 du règlement général de l'Exposition
de 1889, l'Administration des Beaux-Arts prend à sa charge tous les frais d'instal-
lation, de décoration et de gardiennage de l'intérieur du palais consacré à
l'Exposition des Beaux-Arts. Néanmoins tout arrangement spécial et en dehors
de l'aménagement prévu restera à la charge des Comités nationaux qui l'auraient
demandé. Les travaux d'installation et de décoration seront exécutés conjointe-
ment par l'architecte du palais des Beaux-Arts du Champ-de-Mars et par l'ar-
chitecte chef du service des installations.
Les Commissariats généraux ou les Comités nationaux institués dans chaque
pays sont invités à se faire représenter auprès du ministre de l'Instruction
publique, des Cultes et des Beaux-Arts, avant le i5 mars 1888, par un délégué
muni de leurs pouvoirs. Ce délégué sera chargé de traiter de toutes les ques-
tions intéressant ses nationaux, notamment de celles qui sont relatives à la
répartition de l'espace et au mode d'installation de chaque section. En consé-
quence, le ministre ne correspond pas directement avec les artistes des pays
représentés, et les œuvres de ces artistes ne sont admises que par l'intermédiaire
des Commissariats généraux ou des Comités nationaux chargés des mesures à
prendre pour leur réception et leur réexpédition.
Les délégués étrangers régulièrement accrédités entrent en relations directes
avec le directeur des Beaux-Arts. Ils doivent recourir à son intermédiaire pour
les échanges de pays à pays.
Les artistes étrangers dont le pays ne sera pas représenté par un Commissariat
général ou par un Comité national devront adresser leur demande au directeur
des Beaux-Arts avant le i5 mai 1888. Ils indiqueront le nombre des œuvres qu'ils
désirent exposer, le sujet et les dimensions (cadre compris).
Un jury spécial prononcera sur l'admission des œuvres des artistes étrangers
non représentés par un Commissariat général ou par un Comité national. La
nomination de ce jury fera l'objet d'un arrêté ultérieur. Les ouvrages destinées à
l'examen de ce jury devront être remis, francs de port, au palais des Champs-
Elysées, du 5 au 20 décembre 1888. Ils devront être accompagnés d'une notice,
remplie et signée par l'artiste, contenant les indications énoncées ci-dessus.
Des formules de ces notices seront adressées par la Direction des Beaux-Arts à
ceux qui en feront la demande.
L'emballage et le transport des œuvres sont à la charge des exposants. Un règle-
ment ultérieur fera connaître les modes d'expédition et de réception des ouvrages .
220
L'ARTISTE
Il sera dressé en langue française un catalogue méthodique et complet. Deux
lignes, ou trois lignes, si les deux premières ne suffisent pas, sont dues gratui-
tement, par exception et scion l'usage, à chaque exposant du groupe I, (classes
I à 5), pour l'indication de ses noms et prénoms, de son lieu de naissance, des
noms de ses maîtres et des récompenses qu'il a obtenues. Une autre ligne, ou
deux lignes, si la première ne lui suffit pas, lui sont dues, en moyenne, pour
l'indication et la description sommaire de chacun des ouvrages qu'il expose.
Chaque nation aura le droit de faire à ses frais, mais dans sa propre langue seu-
lement, un catalogue spécial des œuvres exposées dans sa section. L'adjudica-
taire du catalogue général aura la faculté de publier, à part, un catalogue illustré
des œuvres d'art comprises dans l'Exposition internationale des œuvres des
artistes vivants. Il ne pourra toutefois reproduire aucun ouvrage sans l'autorisa-
tion de l'artiste.
Les artistes exposants auront droit à une carte d'entrée permanente et gratuite
pour toute la durée de l'Exposition. Cette carte d'entrée sera signée par l'inté-
ressé et devra être exhibée à toute réquisition.
Le directeur général de l'exploitation, aux termes de l'article 3 du décret du
28 juillet 1886, est chargé du service de police intérieure. Par ses soins, une
surveillance sera établie contre les détournements, et des mesures seront prises
pour protéger contre toute perte et toute avarie les ouvrages exposés ; mais il
est expressément entendu que l'Administration repousse toute responsabilité
relativement aux faits de ce genre qui pourraient se produire. Les artistes expo-
sants seront libres d'assurer leurs ouvrages directement et à leurs frais, s'ils
jugent à propos de le faire.
L'Exposition étant constituée en entrepôt réel, les œuvres exposées sont affran-
chies des droits et visites de l'octroi de Paris, ainsi que de la douane française.
Aucune œuvre d'art ne peut être dessinée, copiée ou reproduite sous une
forme quelconque sans autorisation de l'exposant, visée par le directeur des
Beaux-Arts.
Il sera statué ultérieurement sur le nombre et la nature des récompenses,
ainsi que sur la constitution du jury international qui sera chargé de les décer-
ner. Les artistes qui accepteront de faire partie de ce jury devront se considérer
comme hors du concours.
Aucune œuvre d'art ne pourra être retirée avant la clôture de l'Exposition,
sans une autorisation spéciale signée à la fois par le directeur des Beaux-Arts et
par le directeur général de l'exploitation.
Les ouvrages exposés devront être retirés dans le courant du mois qui suivra
la clôture. Ils ne seront rendus que sur la présentation des récépissés.
Les artistes français et étrangers, en acceptant la qualité d'exposant, déclarent
par cela même, adhérer aux dispositions édictées par le présent règlement.
CHRONIQUE
221
Parmi ces dispositions, notons celles d'après lesquelles le nombre des ouvrages
que pourra exposer chaque artiste, est limité à dix, et les artistes qui accepte-
ront de faire partie du jury international, chargé de décerner les récompenses,
devront se considérer comme hors du concours. Ce sont là deux innovations
apportées à la réglementation traditionnelle dç ces sortes d'expositions, et qui
produiront le meilleur effet dans le monde des artistes.
Le jury d'admission des ouvrages d'artistes français à l'exposition de Mel-
bourne en 1888, a été composé ainsi par le ministre de l'Instruction
publique et des Beau.x-Arts : président, le ministre ; vice-président, le
directeur des Beaux-Arts ; membres : MM. Jules Comte, directeur des Bâti-
ments civils ; Kaempfen, directeur des Musées nationaux ; Antonin Proust
et Thompson, députés ; Delaunay, Henner, Benjamin-Constant et Pointclin,
peintres; Chapu et Dalou, sculpteurs; Bracquemond, graveur; Magne, archi-
tecte ; Havard et Dayot, inspecteurs des Beaux-Arts ; Paul Mantz et Geffroy,
critiques d'art; Baumgart, chef du bureau des expositions, et Roger-Marx,
secrétaire de la direction des Beaux-Arts ; secrétaires : MM. Delair et Guidi-
celli, commissaires des expositions des Beaux-Arts.
Nous rappelons que l'administration prend à sa charge les frais d'emballage,
de transport et d'assurance pour les œuvres admises et envoyées à cette expo-
sition.
A l'une des dernières séance de l'Académie des Beaux-Arts, M. Gaston Lebre-
ton, correspondant libre, directeur du musée de Rouen, a communiqué un mé-
moire sur une oeuvre de Pierre Puget dont nous avons déjà parlé ici et repré-
sentant Hercule combattant l'hydre de Lerne. Les fragments retrouvés de ce
beau groupe ont permis à M. André d'en opérer la restitution, que l'on peut
voir aujourd'hui au musée de Rouen.
Le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts vient de décider que
le prochain congrès des sociétés des Beaux-Arts des départements se tiendrait à
Paris pendant la semaine de la Pentecôte.
322 L'ARTISTE
Les délégués de ces associations ne se réuniront plus comme précédemment
à la Sorbonne, où aura lieu seulement la séance de clôture présidée par le
ministre. C'est désormais à l'école des Beaux-Arts, dans la salle de l'hémicycle,
que se feront les lectures des mémoires présentés au comité.
Les sociétés savantes se réuniront pendant la même semaine ; elle siégeront
au ministère de l'Instruction publique, rue de Grenelle.
On connaît les belles copies faites par Paul Baudry d'après Raphaël, et expo-
sées à l'École des Beaux-Arts dans la salle Melpomène. Ces copies, dont les ori-
ginaux appartenant au South-Kensington Muséum de Londres, ne sont autres
que ce qui reste des onze cartons peints par Raphaël, sur les ordres du pape
Léon X, pour les tapisseries de la Sixtine, et sont au nombre de sept ; ce sont :
la Pêche miraculeuse, la Vocation de saint Pierre, la Guérison du paralytique,
la Mort d'Ananie, Elyman frappé de cécité, saint Paul et saint Barnabe à Lys-
trie, et saint Paul prêchant devant l'aréopage d'Athènes.
C'est par l'exécution de ces copies que Baudry préludait à la décoration du
foyer de l'Opéra; durant plusieurs mois de 1868 passés à Londres, il se pré-
para, par ce travail austère, à cette œuvre gigantesque. Par la suite, il fit
hommage de ces copies à M. Thiers ; mais ce dernier, avec le tact et le discer-
nement artistique qui le caractérisaient et que notre collaborateur, le marquis
de Chennevières rappelait récemment dans le chapitre de ses Souvenirs d'un
Directeur des Beaux-Arts consacré à M. His de la Salle, M. Thiers, disons-
nous, n'en fit pas grand cas. Ce que voyant, Paul Baudry qui y attachait, au
contraire, un grand prix, rentra en possession de ses ouvrages, grâce à l'inter-
vention d'amis communs. C'est alors que, sur la demande de l'administration,
il les prêta à l'école des Beaux-Arts.
M™" veuve Baudry, agissant tant en son nom personnel que comme tutrice
de ses deux enfants mineurs, s'est adressée à l'administration pour rentrer
en possession de ces tableaux. A cette demande, le directeur de l'école des
Beaux-Arts a répondu par la lettre suivante :
f Paris, le Z février 1888.
« Madame^
0 Vous avez pris soin de me demander si les copies d'après les cartons de
Raphaël, prêtées à l'École par Paul Baudry, pouvaient vous être restituées. J'ai
consulté à ce sujet l'administration centrale des beaux- arts, qui m'a répondu
CHRONIQUE
223
que, des intérêts de mineurs se trouvant en jeu, ces copies ne devaient pas vous
être restitue'es avant la leve'e de l'opposition formée par l'exécuteur testamen-
taire de M. Paul Baudry.
« Je vous serai donc obligé de vouloir bien me fournir, le plus tôt possible,
les pièces nécessaires.
« Veuillez agréer, etc.
0 Le directeur d»; l'Ecole des Beaux-Arts, membre de l'Institut,
« P. Dubois. »
L'opposition dont il est question dans la lettre ci-dessus, avait été formée, en
effet, par M. Ambroise Baudry, l'un des exécuteurs testamentaires de son frère,
et motivée par la lettre suivante qui lui avait été adressée, après la démarche
faite par M™'= Paul Baudry auprès de l'administration des Beaux-Arts :
« 21 janvier i888.
« A M. Ambroise Baudry.
(I Monsieur,
« M. le directeur de l'École m'informe que M™= Paul Baudry vient de rede-
mander les copies, d'après Raphaël, déposées par M. votre frère dans la salle
Melpomène à titre de prêt. Avant de procéder à cette restitution, j'ai l'honneur
de vous demander, d'après les instructions de M. le directeur de l'Ecole, si
vous ne voyez aucun inconvénient à ce que l'École remette entre les mains de
Mme Baudry des copies qui sont la propriété de vos neveux mineurs.
(I Veuillez agréer, etc.
<i Eugène Muntz. »
En cet état de cause, M"e veuve Paul Baudry avait assigné en référé M. Am-
broise Baudry pour obtenir la levée de l'opposition et être autorisée à rentrer
en possession des copies en question. Mais un nouvel incident s'est produit à
l'audience des référés : un autre exécuteur testamentaire, M. Charles Éphrussi,
se prétendant co-tuteur de par le testament de Paul Baudry, s'est prévalu de
cette dernière qualité pour déclarer que M"" veuve Baudry ne pouvait intro-
duire un référé sans son propre assentiment. Sur ce, le président, après avoir
entendu les explications des avoués de chaque partie, a déclaré qu'il n'y avait
lieu à référé, et renvoyé les parties au principal sur les questions relatives à la
qualité même invoquée par M. Éphrussi. Or, un procès en nullité du testament
de Paul Baudry est actuellement pendant devant le tribunal de la Seine.
324 L'ARTISTE
Les copies des cartons de RaphaSl continueront donc à être exposées pour
quelque temps encore, à la salle Melpomène.
Un groupe d'amis d'Alphonse de Neuville s'est concerté pour élever une
statue au regretté peintre militaire. Ces jours passés, un comité s'est régulière-
ment constitué dans ce but, et déjà un grand nombre de notabilités ont envoyé
des lettres d'adhésion à ce projet. MM. Meissonier, Alexandre Dumas et le
général Saussier ont été nommés présidents d'honneur ; vice-présidents :
MM. Barrias, Bouguereau et Bailly ; président effectif: M. Détaille; commis-
saire-syndic : M. Thivet-Rapide ; secrétaire: M. Le Blant ; trésorier : M. Aud-
bourg ; M. Bompard, conseiller municipal, a promis d'appuyer la pétition qui
demande que le nom d'Alphonse de Neuville soit donné à l'une des rues du
quartier Monceau. M. Vanilo, sculpteur, a proposé, dit-on, de faire à titre gracieux
la statue d'Alphonse de Neuville.
Voici les prix d'adjudication des principales œuvres de l'atelier de feu Guil-
laumet, dont la vente a eu lieu les 6, 7 et 8 février à la Salle Georges Petit :
l'Intérieur à La ^//a (dont la précédente livraison de L'Artiste contient une
reproduction à l'eau-forte), 6,900 francs ; Intérieur à Bou-Saada, 5,5oo fr. ; les
Tisseuses, 5, 100 fr. ; la Seguia, environs de Biskra, 4,100 fr. ; Place du Marché à
Laghouat, 3,5oo fr ; Rue à Laghouat, 2,900 fr. ; Laveuse à Laghouat, 3, 000 fr. ;
Femme arabe moulant du grain, 3, 000 fr. ; Fileuse arabe, 2,100 fr., et Chevaux
araftex, 2.900 fr.; Berger arabe, ^,000 ir.; Une rue à Bou-Saada, 3,ioo fr. ;
Laveuses dans l'Oued Bou-Saada, 3, 100 fr. ; Intérieur à Biskra, 3, 000 fr. ; Oli-
viers à Zara, 2,000 fr. ; La place du Marché Lalla-Marnia, 1,900 fr. ; Chameau
dans le désert, 1,020 h. ; Plaine du Sersou, i,25o fr. ; Laveuses à El-Kantara,
i,20ofr.; Fabrication de poteries en Kabylie, 1,800 fr.; le CheliJ Boghari, 1,000 fr.;
Courrier arabe, 4.200 fr. ; Intérieur à Biskra, 5, 200 fr. ; les Pileuses, 4,5oo fr.:
Rue à El-Kantara, 4,3 5o fr. ; Village d'El-Kantara, 4,000 fr. ; Un campement
à Bled-Chabaa, 3,ooo fr. ; Fontaine dans le désert, 3, 000 fr. ; Place d'El-Kantara,
1,950 fr.; Une noce arabe à El-Kantara, i,45o fr.; Intérieur à La Alia, i,85ofr. ;
les Défrichements, 1,800 fr.; la Mer près d'Oran, j,25o (r. ; YOued El-Kan-
tara, i,65o (r.; Porte-Étendard, i,2bo (t.; Arabes, 1,700 fr. L'enchère la plus
importante a été obtenue par la Halte de Chameliers, ayant figuré au Salon
CHRONIQUE 225
1875 : ce tableau a été adjugé 7,200 fr. Les dessins de Guillaumet se sont aussi
bien vendus que les tableaux, ils ont été adjugés de 400 à 1,000 francs.
L'État s'est rendu acquéreur d'un tableau. Fabrication de burnous à Saada, au
prix de 3,020 fr. ; d'un dessin, Laveuse arabe, lio fr., et d'un pastel Fileuse,
4iofr. ;on a vu plus haut que ces deux dernières œuvres sont déjà placées
dans les salles du musée du Luxembourg. Le musée de Rouen a acquis au pris
de 3,100 fr. la Cardeuse de laine à Bou-Saada.
Au total cette vente a produit environ 276,000 francs. De l'avis unanime des
amateurs, c'est à peine si Guillaumet, qui d'ailleurs vendait fort peu, aurait
obtenu la moitié du prix auquel ses tableaux ont été adjugés. Une étude. Lionne
couchée, par Delacroix, qui faisait partie de la collection particulière de Guillau-
met, a été payée i,65o francs.
La famille du défunt a offert à l'Etat le tableau le Désert, oeuvre importante de
Guillaumet, mesurant i™io en hauteur et 2 mètres en largeur, à la condition qu'il
figurerait au Luxembourg, puis, après le délai d'usage, serait placé au Louvre.
L'administration des Musées nationaux aura à se prononcer sur l'acceptation du
don fait à cette condition.
Une vente importante de tableaux modernes, ayant appartenuàM. Charles L...,
vient d'avoir lieu à l'hôtel Drouot. Parmi les principales enchères, nous signa-
lerons : un petit tableau de Decamps,£')iviroH5 de Paris, qui, sur une demande
de 10,000 francs, a été adjugé à i4,65o francs ; une toile importante de Louis
Leloir, le Printemps, 3,55o fr. ; Cavalier arabe par Gaûlaumet, 1,600 fr.; le Tam-
bour, par Bonvin, i,i5o fr.; les Bords de l'Oise, étude par Jules Dupré, 2,700 fr.;
les Dénicheurs d'oiseaux, étude par Diaz, 2,55o fr., et Intérieur turc, du
même, 1,800 fr. ; Entrée au bal, par Madrazo, i,38o fr. ; la Rencontre, par Poki-
tonow, 1,880 ft.; la Porte-Drapeau, dessin par Détaille, 2,o5o fr. ; un grand
tableau, les Vendeurs, par J. Le Blant, sur une demande de 6,000 fr., a été
adjugé à 2,3oo fr. Trois tableaux par Boldini ont été payés : Vedette à cheval,
1,025 fr.; le Bouffon, i,i55 fr., et Seigneur sous Louis XIII, 1,000 fr. Huit
toiles de Claude Monet ont atteint des prix assez considérables : Maisons sur les
falaises, 2,o55 fr. ; la Meule de blé, i,52ofr. ; les Bords d'un lac, 1,000 fr. : le
Coup de vent, 1,000 fr. ; Maisons de villageois, 1,200 fr, ; les Falaises à Eti\Ul,
1,000 fr. ; le Somtnet des falaises, 1,000 fr., et Maisons sur les falaises, i,25o fr.
Enfin, un tableau, la Fillette au Faucon, par Renoir, a été vendu 1,460 francs.
1888 — l'artiste — T. I |5
226 L'ARTISTE
La ville de Bordeaux avait ouvert un concours pour l'e'rection d'un monument
en l'honneur des Girondins. Aux termes du programme, le devis ne devait pas
dépasser 200.000 francs; trois projets devaient être primés et admis à un second
concours, définitif cette fois, qui aura lieu au mois d'août prochain. Le sujet
était bien fait pour tenter l'imagination des artistes : sculpteurs et architectes
ont répondu en nombre à l'appel de la ville de Bordeaux. Trente-quatre maquettes
ont été envoyées, dont plusieurs fort remarquables. Contrairement à ce qui se
produit le plus souvent dans ces sortes de concours — car le concours en lui-
même est fait pour écarter les artistes de talent, — la rivalité, cette fois, a été
sérieuse : si bien qu'en présence du nombre et de la valeur des projets, le jury
a décidé de primer et d'admettre à la seconde épreuve du concours cinq projets
au lieu trois; ce sont, par ordre alphabétique, les maquettes portant les devises
suivantes : i" Atal fa qui pot (par MM. Esquié et Labatut); i" Dette de famille
(devise quelque peu transparente, qui cachait mal le nom de M. Julien Guadet);
3° Gloria victis (par MM. Deverin et Dumilâtre) ; 4° Lex (par MM. Raoul et
Edouard Larche) ; 5° Pax (par MM. Rouyère et Steiner).
Pour le deuxième degré du concours, ces cinq maquettes devront être repro-
duites dans des proportions beaucoup plus vastes. Il a été décidé, en outre, que,
pour ce concours, chaque concurrent devrait fournir, indépendamment de cette
nouvelle maquette, prévue par le règlement, une réduction au cinquième de la
figure de la République qui doit couronner le monument des Girondins. Et afin
de permettre aux artistes admis à cette seconde épreuve, de parer aux frais ma-
tériels qu'ils sont appelés à faire, les membres du jury ont pensé que la munici-
palité devait accorder à chacun d'eux une indemnité pécuniaire. A cet effet, la
municipalité a résolu de demander au conseil municipal de voter un crédit de
10.000 francs, soit 2.000 francs pour chacun des projets admis à prendre part au
concours définitif. MM. Chapu, Barrias, Daumet et Pascal avaient été appelés
à Bordeaux pour faire partie du jury chargé de juger ce concours.
L'emplacement désigné pour le monument des Girondins, est le centre des
allées de Tourny.
Une statue, en bronze, de Parmentier, va être inaugurée, le 10 avril, à
Neuilly. C'est dans les anciens terrains des Sablons qui font partie de cette
localité, que Parmentier implanta les premières pommes de terres, et si cer-
taines exigences de voirie ne s'y étaient opposées, c'est au milieu même de ces
terrains que la statue devait primitivement être placée. L'emplacement définiti-
vement adopté est l'avenue du Roule, en face de l'Hôtel de Ville.
Ce bronze, œuvre du sculpteur Gaudez, a été exposé au Salon de 1886 : Par-
CHRONIQUE 227
mentier est représenté debout, la tête nue, légèrement penchée, il tient un
couteau dans sa main droite et examine le précieux tubercule qu'il vient de
couper ; il porte en bandoulière un bissac rempli de pommes de terre ; à ses
pieds gît la bêche qui lui a servi à les déraciner. Sur le socle sera gravée cette
seule inscription : A Parmentier, la ville de Neuilly. C'est l'Etat qui a fait don
à la ville de Neuilly de la statue du célèbre agronome et philanthrope.
La ville d'Amiens faisait fête, ces jours derniers, à M. Puvis de Chavannes, à
l'occasion de la réception du Pro palriâ Indus. Cette œuvre du grand artiste
complète le magnifique ensemble où figurent aussi : le Travail, le Repos, l'Etude
et la Contemplation, formant la décoration du grand escalier du musée, qui
possède en outre : la Paix, la Guerre, le Triomphe, la Dévastation, l'Abon-
dance, etc., et contiendra ainsi la plus grande partie des œuvres importantes du
maître.
En son honneur, la municipalité d'Amiens et la Commission du musée avaient
organisé cette solennité artistique à laquelle avaient été conviées toutes les nota-
bilités de la ville. En présence de M. Lozé, préfet de la Somme, M. F. Petit,
sénateur, maire d'Amiens, accompagné de ses adjoints et du conseil municipal,
a adressé une charmante allocution à M. Puvis de Chavannes. « Les jeunes géné-
rations, a-t-il dit, qui viendront ici puiser les inspirations de l'art le plus élevé,
y trouveront encore un autre enseignement en contemplant ces jeunes Gaulois
s'exerçant pour la patrie : Ludus pro patriâ, la légende de votre toile, n'est-ce
pas aujourd'hui la devise même de la France ! » M. Puvis de Chavannes, très
ému, a répondu par des paroles qui, comme l'allocution du maire, ont été très
applaudies.
On annonce que le musée de Bruxelles va devenir propriétaire de la remar-
quable collection de tableaux modernes, de feu M. Jules Van Praet. Elle com-
prend : trois J.-F. Millet, la Gardeuse de moutons, la Plaine au petit jour et la
Gardeuse d'oies ; cinq Meissonier, la Barricade, le Liseur près de la fenêtre,
l'Homme à l'épée, le Déjeuner et le Liseur blanc ; deux Troyon, V Abreuvoir et
le Valet de chiens ; deux Jules Dupré, la Vamie et le Pêcheur ; trois Théodore
Rousseau, la Plaine, effet du soir, Sous bois et Lisière de forêt; trois Delacroix,
la Résurrection de Lazare, la Barque et un Cavalier turc ; un Fromentin, ^ rates
et chameaux ; un Decamps, Jésus couronné d'épines ; un Corot, Paysage. Outre
ces tableaux, la collection Van Praet comprend deux études de Géricault et trois
228
L'ARTISTE
portraits signds Ingres, Louis David et Gainsborough, et quelques autres tableaux
de moindre importance.
Les héritiers de M. Van Praet vont, dit-on, consentir la cession amiable de
cette magnifique galerie à l'administration des Beaux-Arts de Belgique, au lieu
de la vendre aux enchères publiques, ainsi qu'on l'avait annoncé.
Le peintre Félix-Auguste Clément vient de mourir à Alger. Il était né à Don-
zère (Drôrae) et avait été l'élève de Drolling et de Picot. En i856, il obtint le
prix de Rome. IJn séjour de plusieurs années en Egypte l'avait tout naturelle-
ment porté à exercer son talent sur des sujets orientaux ; dans ce genre il a
produit des œuvres fort remarquables parmi lesquelles : une Circassienne au
harem, qui a figuré à l'Exposition nationale de i883 ; Enfant dessinant la sil-
houette de son âne, Fellah jouant du tambourin, Marchandes d'eau et d'oranges
sur la route d' Héliopolis, Avant le bain,\e Flûteur Mohamet, Femme arabe pleu-
rant sur la tombe de son mari, la Charrette égyptienne, une Abyssinienne,
Chasse à la gabelle dans le désert de Galahpar le prince Halim, Falma au Caire.
Aux Salons annuels où, depuis son retour à Paris, il exposait assidûment, il
envoya aussi quelques beaux portraits, entre autres ceux de Paul Arène et de
Mistral.
LES THÉÂTRES
Théatre-I,ibre. — La Puissance des Ténèbres, drame en cinq actes,
de Tolstoï, traduit du russe par MM. Pavlowski et Méténier
L est très difficile de trouver du neuf en littérature dra-
matique, et les divers essais du Théâtre-Libre l'ont
prouvé.
Pourtant, ce théâtre de convaincus est en bonne
situation pour tenter toutes les aventures. Il n'a de
comptes à rendre à personne, la censure se casse le nez
51 devant sa porte, la morale bourgeoise ne peut intervenir
chez lui, il a licence complète pour toutes les audaces. Mais voilà, il ne suffit
pas d'avoir de la bonne volonté, ni même du talent, pour créer. Il faut pos-
séder le génie, et c'est là le rara avis.
Le Théâtre-Libre a déjà donné plusieurs représentations, qui ont été très sui-
vies par un public de choix, composé d'écrivains : romanciers, auteurs dramati-
ques, journalistes, public très bienveillant et très enclin, quoiqu'on en pense, à
33o L'ARTISTE
tout applaudir. Mais en dépit des articles retentissants, d'une réclame très soi-
gnée, rien, si l'on en excepte la Puissance des Ténèbres, de Tolstoï, n'a obtenu
un succès véritable; et rien, il faut bien le dire, ne pouvait enlever ce succès.
C'était assurément au-dessus de la moyenne, écrit par des gens qui savent écrire;
mais pas plus. Il y avait loin de cela aux chefs-d'œuvre attendus. Nous citerons
au hasard de la mémoire : l'Évasion, de M. Villiers de TIsle-Adam, morceau
d'un romantisme de la belle époque ; la Nuit bergamesque, de M. Bergerat,
dans laquelle une intrigue languissante et vieillotte n'était pas relevée par l'éclat
des jolis vers; En famille, de M. Méténier, grosse pochade plus vraie que
nature, où d'invraisemblables coquins s'entretenaient de choses non moins invrai-
semblables, dans une langue faite de pièces et de morceaux empruntés à tous
les dictionnaires argotiques; Jacques Damotir, saynète tirée par M. Hennique de
la nouvelle de Zola ; Sœur Philomène, des Concourt, très joliment mise à la
scène par M. Jules Vidal et un confrère dont le nom m'échappe; Tout pour
l'honneur, tirée d'une autre nouvelle de Zola, le Capitaine Burle, par M. Henry
Céard : trois histoires que l'on prendra difficilement pour des nouveautés, car
extraire d'un roman ou d'une nouvelle de quoi faire une pièce,transformer un
récit en dialogue, c'est ce qu'on nommé, quand ce n'est pas l'auteur lui-même
qui se livre à cette besogne, un simple démarquage. Il faut citer aussi une ravis-
sante fantaisie de Théodore de Banville, le Baiser, dont la place était plutôt
marquée au Théâtre-Français qu'au Théâtre-Libre; enfin la Sérénade, de
M. Jean Jullien, pièce d'une donnée originale et hardie, d'une observation assez
fine, mais rendue par des moyens un peu gros, et qui aurait pu être une œuvre
maîtresse sans le parti pris de M. Jean Jullien qui a mal jugé une situation
admirable, bien humaine, en poussant à la charge pour « épater » le Phi-
listin, ce qui fait qu'on ne sait s'il pense réellement en philosophe qui
comprend la vanité des conventions sociales, des moules étroits que les
fatalités passionnelles font craquer de toutes parts, ou s'il juge la vie en
bourgeois du Marais.
Le drame de Tolstoï, traduit par MM. Pavlowski et Oscar Méténier, est d'une
tout autre taille que le reste. On y reconnaît la marque d'un écrivain de grande
race qui sait pénétrer dans tous les cœurs, lire dans toutes les consciences, dont
l'âme mystique est éprise du beau et du bien, qui souffre et qui aime, et qui allie,
à la faculté de l'analyse nette et sûre, le don puissant de synthétiser, qui joint
au réalisme le plus accentué la poésie la plus pure, la plus captivante, qui sait
mêler le rire aux larmes, faire palpiter de tendresse et frissonner de terreur, si
bien que l'on croirait assister à quelque drame inédit de Shakespeare.
Quand parut la traduction de la Puissance des Ténèbres, par M. Halpérine, il
y eut une vive émotion dans le monde littéraire. On admira. Mais, de l'avis des
fortes têtes de l'art dramatique, ce drame était fait pour être lu et non pour
LES THEATRES aSi
être joué. Il n'y avait pas grand mal à ce qu'il fût interdit en Russie, puisqu'il
ne pouvait tenir la scène. M. Halpérine lui-même, un fervent de Tolstoï, qui
nous a fait connaître presque toutes les œuvres du maître, ne croyait pas que la
pièce pût être repre'sente'e. Il alla même, tant sa conviction était enracinée,
jusqu'à entreprendre une campagne pour démontrer l'impossibilité radicale de
fiiire parler et se mouvoir, devant la rampe, les personnages de Tolstoï. A cet
effet il publia dans la Nouvelle Revue un long article où il citait l'opinion, mani-
festée sous forme de lettres, des auteurs dramatiques les plus en renom. Ce fut là
un malheur pour Tolstoï et pour nous, car la traduction de M. Halpérine, plus
large, moins rude, eût peut-être donné une idée plus parfaite des caractères, des
mœurs et du milieu, que celle de MM. Pavlowski et Méténier — on verra pourquoi
tout à l'heure — et je ne suis pas seul à exprimer ce regret. Mais, quels que soient
les défauts de la traduction des deux collaborateurs, on doit savoir gré à ceux-ci
d'avoir eu la foi, comme on doit aussi garder quelque reconnaissance à
M. Antoine, directeur du Thcàtre-Libro, de ne s'être point laissé influencer par
de fâcheux pronostics.
Le sujet moral choisi par Tolstoï est d'une grande simplicité : c'est l'homme
en lutte avec lui-même, tiraillé entre sa passion et le devoir, mais chez qui la
passion est forte et brutale, et la notion du devoir obscure, comme chez tous les
êtres vivant dans un état de demi-civilisation. Le pivot du drame est l'attraction
charnelle, pivot autour duquel tournent tous les autres appétits naturels à
l'homme, lesquels deviennent des vices, lorsqu'ils n'ont plus ancun frein : l'ambi-
tion, la cupidité, l'orgueil, la paresse, et même l'amour maternel poussé jusqu'au
crime.
Un paysan, Nikita, bellâtre de village, est entré comme ouvrier dans une ferme.
La femme du maître, Amicia, se donne à lui. C'est de cet adultère que naîtront
toutes les atrocités les plus effroyables. Nikita n'est pas un mauvais garçon. Sa
conscience, quoique rudimentaire, lui dit bien qu'il commet des actions repré-
hensibles. Mais il subit l'ascendant tout puissant de la femme passionnée qu'il
aime et dont il est aimé. Cette femme, pour être libre, sur les conseils d'un
démon femelle, la mère de Nikita, empoisonne son mari, vole l'argent qu'il porte
sur lui, au moment où il expire, et épouse son amant. Mais la fille aînée du fermier,
Akoulina, fille d'un premier lit, devient à son tour la maîtresse de Nikita qui ne
sait point résister aux tentations de la chair. D'où une haine terrible entre la
belle-mère et la bru, d'autant que Nikita se ruine pourcelle-ci. La femme et la
mère de Nikita complotent de marier la maîtresse pour s'en débarrasser. Mais
elle est grosse, et accouche le jour même des accordailles. Il faut faire dispa-
raître cet enfant qui compromettrait tout. Et sa mort est décidée. A peine est-il
né que les deux mégères le remettent à Nikita pour qu'il le tue et l'enterre
ensuite dans la cave. Le paysan résiste; mais devant les menaces de sa femme
a32 L'ARTISTE
d'aller dénoncer le premier crime, devant les insidieuses objurgations de sa mère,
pantelant d'effroi, il prend l'enfant, descend à la cave, lui creuse une petite fosse,
et le broie entre deux planches. P'ou d'épouvante, il remonte, la besogne à moitié
faite. Il a toujours dans les oreilles les cris de l'enfant. < Comme il piaule, dit-il,
comme il piaule! » C'en est fait de lui; le remords ne lui laisse pas un instant de
repos. C'est en vain qu'il s'enivre pour oublier : il a toujours présente la vision
du meurtre, et dans un élan désespéré de crainte et de repentir, devant ses parents
atterrés et les gens de la noce d'Akoulina, il confesse ses erreurs et ses fautes.
La justice s'empare de lui.
En réalité, ce n'est point là une étude particulière du paysan russe, qu'en tous
ses autres ouvrages Tolstoï a peint comme un être essentiellement doux et
résigné, n'ayant qu'une tare, son penchant à l'ivrognerie. Le cadre est russe, mais
les passions qui s'y meuvent avec une extraordinaire intensité, sont de tous les
pays, de toutes les races, de tous les temps; et c'est ce qui fait la grandeur du
drame. Dans ses effets, l'on ne voit pas la puissance des ténèbres, c'est-à-dire les
résultats de l'ignorance et de la misère intellectuelle, mais bien ceux de cette fatalité
qui gouverne le monde et enlève à l'homme une part de responsabilité. Aussi
les personnages de Tolstoï, si vivants soient-ils, sont plutôt des entités que des
êtres en chair et en os. Le vieil Akim, père de Nikita, incarne l'esprit d'abné-
gation et de justice, de droiture et de résignation, mais l'esprit qui s'appuie sur
une foi aveugle en un dieu réparateur. Nikita, c'est d'abord la brute humaine
qui subit tous les entraînements de la nature, sans les contrôler; puis c'est le
remords implacable. Anicia, maîtresse puis épouse de Nikita, c'est la femme,
naïvement perverse, pour qui l'amour est la seule raison, le seul mobile. La ter-
rible Matriona, mère de Nikita c'est l'instinct maternel toujours en éveil, et qui
peut aller jusqu'au meurtre pour <t faire un sort » à l'enfant, pour le protéger et
le défendre. Et la rapacité de Matriona ne lui ôte rien de ce caractère, car cette
rapacité est la note dominante chez tous les paysans. Il n'est pas jusqu'à ce
grossier ouvrier de Nikita, le buveur d'eau-de-vie Mitrich, qui ne personnifie
une idée, celle de la philosophie populaire et gouailleuse, grande diseuse de
vérités.
Les naturalistes ont donc triomphé bien mal à propos, en faisant de ce drame
une œuvre sœur des leurs. Une peinture exacte du milieu, quelques violences de
langage les ont trompés, ou ce qui est plus vrai, leur ont permis de crier au
naturalisme tels qu'ils l'entendent. Mais ces violences de langage, qui ont choqué
bien des gens, d'où viennent-elles? Des traducteurs. Ils se sont cm forcés de
trouver aux invectives russes des invectives françaises équivalentes. Alors on est
tout surpris d'ouïr les expressions suivantes, sortant de la bouche de paysans de la
grande ou de la petite Russie : « Crampon, cramponner, flegmar, lâcher, monter
le coup, se rebiffer, chameau, garce, salope, faire le malin... » Si bien que, fré-
LES THEATRES 233
quemment, on se figure assister à quelque mascarade improvisée par une
douzaine d'indigènes des Batignolles, costume's en moujiks.
Les auteurs ont pensé donner ainsi de la force au dialogue, alors qu'ils ne l'ont
qu'affaibli, une traduction devant donner non pas la lettre mais le sens de l'ori-
ginal. Les mots ont une physionomie particulière qui n'est pas la même dans
chaque langue, tout en ayant la même signification, ce qui fait que les équiva-
lents sont souvent erronés. M. Méténier a expliqué qu'il avait soumis la traduction
à Tolstoï et que celui-ci l'avait approuvée. Mais Tolstoï doit parler en français
académique et il ne s'est assurément pas rendu compte de la sensation bizarre
que des termes d'argot parisien produiraient sur des gens de Paris.
Ces imperfections ne nous ont pas empêché d'admirer le drame et de juger sa
haute valeur, bien que, en toute sincérité, les procédés soient, à peu de différence
près, les mêmes que ceux des anciens «mélos » , mais employés par un homme de
génie ; et il est telle nouvelle de Tolstoï, notamment celle qui a pour titre Là ou
est l'amour, là est Dieu, que je préfère de beaucoup à la Puissance des Ténèbres,
supérieurement interprétée, du reste, par la troupe d'artistes amateurs de
M. Antoine.
Le Théâtre-Libre a donc eu le grand mérite, après d'honorables, si non triom-
phantes tentatives, de nous donner une oeuvre forte, d'une philosophie peu en
rapport, sans doute, avec nos idées, mais accessible à nos goûts artistiques. Ne
vaudrait-il pas mieux qu'il continuât dans cette voie et qu'il mît à la scène quel-
ques chefs-d'œuvre de littératures étrangères, que le mercantilisme des directeurs
de nos grands théâtres repousse, ce qui lui permettrait de chercher patiemment et
de trouver les écrivains français qui apporteront vraiment du nouveau, au lieu d'ac-
cepter à la légère des pièces qui pourraient être jouées n'importe où, en atténuant
certaines crudités de style qui sont à l'audace ce que la jactance est à la bravoure,
ou nous servir des retapages de romans archiconnus?
C'est cela qui doit être fait, à moins que le Théâtre-Libre veuille changer son
nom contre celui de : Théâtre de la Camaraderie. — Sutter Laumann.
Opéra. — La Dame de Monsoreau, opéra en quatre actes, par Auguste Maquet,
d'après son roman et son drame en collaboration avec Alexandre Dumas-
musique de M. Gaston Salvavre.
Comment un drame superbe, vivant, mouvementé, peut-il faire un aussi mé-
diocre poème d'opéra ? Question multiple que quelque théoricien dogmatique
234 L'ARTISTE
traitera, un jour ou l'autre, avec tous les développements qu'elle comporte. Pour
nous, il nous a toujours semblé, et l'événement nous a cette fois singulièrement
donné raison, que l'idéal du drame lyrique résidait surtout dans la simplicité de
cause et de moyens; qu'un livret devait pouvoir s'exprimer par gestes et s'affran-
chir de la parole, rythmée et rimée... quelquefois, qui sert de base à l'action
du musicien; qu'en un mot la pantomime était la pierre de touche d'un bon
poème d'opéra. Comme la pantomime n'exprime que les sentiments simples et
puissants : l'amour, la haine, la terreur, etc., qu'elle est inhabile à traduire les
spéculations de la politique et de la raison, la musique, qui vit de ces mêmes
sentiments et les exprime d'elle-même sans le secours de la parole, acquerra
ainsi, soutenue et commentée par les vers du poète, une grande puissance, une
sincérité, une vérité que tous les artifices, si habiles soient-ils, seraient impuis-
sants à atteindre. Les cris seront vrais, humains, émouvants, les situations in-
téressantes, musicales ; et la pièce bien équilibrée n'engendrera pas la fatigue et
l'ennui.
On le voit, le drame de cape et d'épée est peu fait pour répondre à un tel pro-
gramme. Ici l'action marche, grouille, se précipite pour se compliquer sans cesse
et se dénouer par des artifices toujours nouveaux et toujours renouvelés. J'ajou-
terai que la rapidité, le mouvement du dialogue qui, semblable à la lueur phos-
phorescente de deux épées ferraillant dans l'ombre, scintille sans cesse, masque,
dissimule certains incidents peu vraisemblables que la musique, qui ralentit
l'action, dévoile et rend ridicules. Telles, dans \aDame de Monsoreau, la scène
où Bussy entre dans la maison du faubourg Saint-Antoine et pénètre dans la
chambre de Diane comme dans un moulin; et encore la scène oii le même Bussy
échange avec Diane, au carrefour de l'Arbre-Sec, là où quelques instants au-
paravant s'ébattaient grisettes et escoliers, et où vont défiler tout à l'heure, les
moines de la Ligue, ses confidences ultra-amoureuses. Tout cela a choqué, et l'on
a ri, et quand on rit
Le drame représenté il y a une vingtaine d'années, avec un énorme succès à
l'Ambigu, comportait neuf tableaux, l'opéra n'en a conservé que sept : d'abord,
l'étang de Beaugé où Diane de Méridor a été conduite par ordre de son ravisseur
le duc d'Anjou et d'où Monsoreau la délivre en la faisant passer pour morte,
noyée, en laissant flotter son voile sur l'étang; puis les noces de Saint-Luc et
de Jeanne de Cossé-Brissac, où Bussy vient demander vengeance au nom du
père de Diane devenu fou en apprenant la mort de sa fille, et où les mignons
provoquent Bussy et les fidèles du duc d'Anjou; ensuite, la bataille de la rue
Saint-Antoine, où Bussy fait face aux quatre mignons qui l'assaillent et va suc-
comber quand la porte de la maison de Diane s'ouvre et le sauve ; la maison de
Diane, où, pour échapper aux poursuites du duc d'Anjou qui sait qu'elle n'est
pas morte et a découvert sa retraite, la jeune fille épouse Monsoreau qu'elle
LES THEATRES 235
n'aime pas ; le Louvre, où, malgré Bussy et à son cœur défendant, le duc
d'Anjou est contraint de présenter Diane au roi sous le nom et le titre de com-
tesse de Monsoreau ; le carrefour de l'Arbre-Sec avec le ballet des fous, les confi-
dences de Diane et de Bussy et la procession de la Ligue. Ici était le tableau de
la conspiration au couvent des Génovéfains, qui existe dans le libretto, mais qui a
été supprimé. Le duc d'Anjou et Monsoreau y sont arrêtés et conduits à la Bas-
tille. On comprend dès lors le dénoument qui, ainsi qu'il est présenté à l'Opéra,
est incompréhensible. — Comment, Monsoreau libre, Bussy peut-il aller chez sa
femme, se prendre au piège comme un simple jobard ? Monsoreau embastillé,
tout change et l'opéra se termine, comme le drame, par la célèbre arquebusade.
Monsoreau rendu à la liberté vient accompagné d'une bande d'assassins sur-
prendre Diane et Bussy. Finalement celui-ci succombe, mais avant de mourir,
il frappe le comte avec le poignard que lui tend le page de Saint- Luc.
Auguste Maquet qui, malgré sa grande expérience, a cru qu'il suffisait de
rimer un beau drame de cape et d'épée pour faire un bon poènxe d'opéra, s'est
trompé une seconde fois dans le choix du collaborateur anonyme chargé de tra-
duire sa prose en langage des dieux. Vraiment le poète inconnu « qui ne dit
point son nom », n'a pas eu l'inspiration heureuse les jours où il a travaillé à la
Dame de Monsoreau. Il y a surtout le fameux : « Je reviendrai ! » dont on gar-
dera longtemps le souvenir.
Quant à la partition, il vaut mieux n'en rien dire. Où il n'y a rien, le critique
perd ses droits. Il convient cependant, cette fois, de plaider les circonstances
atténuantes en faveur de M. Salvayre. Ne parlons pas non plus du ballet, qui
serait un enchantement pour les yeux si les droits de l'oreille n'étaient si
cruellement méconnus. Il a été, pourquoi le taire ? franchement accueilli. Du
reste, quand la déveine s'en mêle, ce n'est jamais à demi. Plusieurs incidents
imprévus avaient dès le début soulevé l'hilarité de la salle, et malgré la beauté
des décors, la richesse des costumes, la splendeur de la mise en scène, MM. les
abonnés se sont montrés impitoyables.
L'interprétation est bonne : M. Jean de Reské est le Bussy idéal, beau cavalier,
chanteur à la voix douce, amoureuse, et vibrante ; M. Delmas est un superbe
Monsoreau. Ces deux excellents artistes arrivent parfois à faire illusion sur la
pauvreté de la musique qu'ils interprètent. W^' Bosmann, un peu froide, un peu
lourde, possède une voix charmante qu'elle dirige avec goût; quant aux petits
rôles, ils sont, ma foi, fort bien tenus et l'ensemble est excellent. Il ne manque
qu'une bonne pièce et un peu de bonne musique. — Charles Pigot.
236 L'ARTISTE
Théâtre de la Monnaie, a Bruxelles. — Jocelyn, opéra en quatre actes et
huit tableaux, tiré du poème de Lamartine par MM. Armand Silvestre et
Victor Capoul, musique de M. Benjamin Godard.
Le Jocelyn de Lamartine, habilement mis en scène par M. Capoul, repoétisé
plus ou moins heureusement par M. Silvestre, a servi de cadre à M. Godard qui
y a fait entrer sa musique de façon très inégale. Il est manifeste que le compo-
siteur n'a pas musicalement conçu son opéra, dont le livret ne l'a inspiré que
par scènes et morceaux. On connaît les romances de M. Benjamin Godard.
Elles se composent de phrases d'un beau souffle, pleines d'ampleur et de clarté.
Leur grâce ne les empêche pas d'être simples. Dans Jocelyn on trouve quel-
quefois des mélodies d'une mélancolique douceur qui rachètent la désespérante
banalité où rampe l'opéra. Comme sujet et comme musique, Jocelyn est un de
ces « grands opéras » populaires, implacablement désignés pour le gros succès
par des scènes étonnamment nouvelles de prison, de balcon, de clair de lune,
de mort tragique, de reconnaissance inespérée, de contrastes cruels, de malé-
diction, etc.
Au premier acte, Jocelyn, malgré le bruit que fait la noce de sa sœur Julie,
répète d'interminables adieux à la maison maternelle; acte plein de longueurs
aux teintes grises et qui ne sert à rien. Tout au plus, nous explique-t-il pour-
quoi au commencement de l'action, au deuxième acte, Jocelyn se trouve prêtre
— explication qui, malgré tout l'intérêt qu'on peut lui prêter, n'exige pas le
développement musical et scènique d'un acte entier; d'autant plus qu'il est
permis d'oublier par la suite que Jocelyn a une sœur et que cette sœur s'est
bien mariée aux sons des violons. Au milieu de son désespoir, Jocelyn déclare
avec émotion qu'il veut dire adieu à « la loge du chien ». Il n'est pas même
question de cette loge dans la suite de l'opéra. L'acte deuxième comprend
deux tableaux. Le premier représente un site alpestre au sommet duquel le père
de Laurence, à peine apparu, est frappé d'une balle. Avec quelque soutien il
descend de son praticable et vient dire au souffleur qu'il meurt. Sur quoi sa
fille s'écrie : « Il est mort 1 » Les soprani, contralti, ténors et basses, correcte-
ment rangés pour ne cacher à aucun spectateur l'intéressant moribond, avaient
déjà crié assez haut : « 11 chancelle, il tombe, son sang coule à flots ». Toujours
est-il que ce père avait une raison inconnue pour déguiser sa fille en garçon.
Au deuxième tableau (la grotte des aigles), Jocelyn à qui le mourant a confié
son enfant, s'aperçoit que son « ami » a un « sein de femme ». De ce moment
à la fin de l'opéra, un irrésistible amour rapproche Jocelyn et Laurence, sous
des balcons, puis dans cette même grotte, puis enfin à l'heure suprême de la
pauvre femme. Autour des combinaisons effrontément adroites de cet amour,
se placent des hors-d'œuvre tels que l'arrivée de la mère de Jocelyn dans la
LES THEATRES aSj
grotte et l'épisode de l'exécution de l'évêque, autre hors-d'œuvre qui fournit
deux tableaux (troisième acte^. Cet évêque voulant se n laver aux eaux du
prêtre », se confesse à Jocelyn avant de se laisser couper la tête. On pourrait
encore contester l'opportunité d'un duo pacifique entre un pâtre et une jeune
fille, mais c'est précisément dans ces moments où l'action s'arrête que la par-
tition est le plus intéressante. Le tableau de la prison et la scène de l'exécution,
bien que pleins de poncifs, ont des contrastes d'une réalité saisissante. En
ajoutant une chanson de Laurence dans la grotte (première fois) et au balcon,
et une prière finale, presque tout le reste de la musique est d'une banalité
parallèle à celle du livret. Le quatrième acte a trois tableaux. Ce sont trois ten-
tations de saint Antoine. La première a lieu dans la grotte des aigles (cette
grotte qu'on nous montre deux fois est absorbante), la seconde à Paris, sous le
balcon de Laurence (c'est là que Jocelyn, rappelé à son devoir par la cloche de
l'Angelus, dit sur cinq si et un ré : « Je suis prêtre avant tout »), la troisième
enfin au seuil de l'hôtellerie où Laurence se sentant mourir fait appeler un
prêtre, le prêtre... Jocelyn qui passe précisément en procession. La toile tombe
une dernière fois (elle est tombée sept fois déjà) sur le plus platonique des
amours et le plus méritant des prêtres.
S'il est impossible de narrer avec plus de respect le sujet de Jocelyn, rendons
hommage au talent du compositeur qu'on retrouve aux quelques pages que j'ai
citées. La personnalité de Benjamin Godard s'accuse en une inspiration pure,
à la rêverie chantée par Laurence aux troisième et septième tableaux. Le
rythme lent et gracieux, la simplicité mélodique donnent à ce morceau et à
quelques autres la marque supérieure des œuvres généralement admirées de
l'auteur. Un duo pastoral d'une belle et naïve fraîcheur captive également,
mais est d'une originalité moins évidente. Un motif religieux amené par l'épi-
sode de l'évêque est d'une puissante ampleur et d'une signification bien précise.
Ce qui doit faire beaucoup pardonner les choses incolores de Jocelyn, c'est la
hardiesse avec laquelle les cris révolutionnaires s'affirment au troisième acte,
au milieu des antiques scènes de malédiction, de cachot et de marche au sup-
plice. Il y a à ces moments des pages d'un réalisme musical heureux et qui est
peut-être la chose la meilleure et la seule réellement nouvelle de l'œuvre.
M. Godard a fait là une tentative d'art et il a réussi en artiste supérieur. Au
reste, n'est-ce pas faire le plus grand éloge de son opéra que de dire qu'à pareil
livret il était difficile de donner meilleure musique. Ce livret, outrageusement
impossible à un point de vue moderne, pêche autant du côté dramatique que
du côté poétique. J'ai déjà donné quelques échantillons de ce style où Jocelyn
« boit ton sang et le mien dans mon premier calice ».
L'interprétation du nouvel opéra a été parfaite. M™" Caron, Van Besten,
Storell, Gandubert, Legault; MM. Engel, Séguin, Vuiche, Isnardon, Rouyer,
238
L'ARTISTE
Frankin forment un ensemble remarquable. M°" Caron a été l'objet d'ovations
particulières à l'occasion de sa rentrée — temporaire, hélas 1 — à notre
Opéra.
En ce temps où le théâtre libre entreprend d'éblouir les aveugles, on doit
conseiller à MM. Dupont et Lapissida de ne pas pousser l'éclectisme trop loin
et de se soucier mieux de la dignité d'un répertoire où après La Valkyrie
figurera bientôt Les Maîtres chanteurs. M. Benjamin Godard lira certainement
avec plus d'attention son prochain livret, avant de l'accepter. C'est un soin que
l'expérience lui commandera plus fructueusement que le meilleur avis. —
F. VURGEV.
LA MUSIQUE A MONTE-CARLO
ANDis que Paris grelottait sous la
neige, tandis que bourrasques et
froidure attristaient l'approche du
printemps, notre coin de littoral,
toujours vêtu de flots bleus et de ro-
siers fleuris, a e'te' le plus bienfai-
sant et le plus hospitalier asile contre
l'hiver attarde'. D'autant plus nom-
breux y affluent les e'trangers, d'au-
tant plus suivis et appre'cie's sont les
concerts classiques et les représen-
tations lyriques du Casino ; l'attrait en est sans cesse renouvelé — et le succès
aussi — par la variété du répertoire et par une exécution hors de pair. Ainsi, la
veille, c'était une représentation de la Traviala avec M™" Salla et M. Talazac ;
le lendemain, c'est, réunis dans le même programme : la Symphonie en ré
mineur de Schumann, l'ouverture de Michel-Ange de M. Gade, Y Étoile du Berger,
la marche funèbre de Jeanne d'Arcà^ Lenepveu, le deuxième concerto de violon
de Wienawski, très brillamment exécuté par M. Birbet avec beaucoup de virtuo-
sité et de style ; En passant l'eau, scherzo d'allure bien originale par Stcherbat-
cheff. Dans l'œuvre de Verdi, M">° Salla et M. Talazac ont retrouvé leur succès
de l'Opéra-Comique, la cantatrice avec les scènes dramatiques de la fin, le ténor
avec l'air de valse du premier acte ; un excellent artiste, le baryton Frédéric
Boyer, les a fort bien secondés et a montré un remarquable talent de chanteur,
240 L'ARTISTE
joint à un organe admirablement timbre'. Les dilettanti, toujours nombreux
dans le brillant public du Casino de Monte-Carlo, accueillent toujours cette
ravissante partition de la Traviata avec un très vif plaisir, surtout quand l'inter-
prétation, comme cela a lieu ici, est vraiment à la hauteur de l'oeuvre.
Richard Cœur de Lion conserve ce privilège de toujours plaire même à ceux
h qui les exigences de l'art moderne ne sont pas indifTérentes ; maigre' quelques
pages re'ellement démodées, la musique de Grétry garde, en cette œuvre, d'inex-
primables séductions, un style élevé et magistral. Le rôle du roi Richard a été
rendu avec beaucoup d'autorité par M. Talazac ; dans celui de Blondel, M. Boyer
s'est très justement fait applaudir; M""" Bilbaut-Vauchelet, Castagne et Haman
ont eu leur juste et bonne part de succès.
Monte-Carlo a fêté Tchaïkowski avant Paris, de même que le Casino a devancé
rOpéra-Comique pour faire connaître l'œuvre nouvelle de M. Lalo, le Roi d'Ys
dont l'ouverture a été exécutée à l'un des concerts classiques de ce mois, en
même temps qu'une suite d'orchestre, très colorée et d'une forme originale, du
Compositeur russe ; le programme se complétait de la Symphonie héroïque
Beethoven), la Marche au supplice (Berlioz) et quelques beaux fragments de
Samson et Dalila Saint-Saéns), cet autre chef-d'œuvre. Le public du théâtre de
Monte-Carlo, fort connaisseur, dès lors très ouvert aux manifestations artisti-
ques les plus diverses, ignore les partis pris d'école, et par suite prend un vif
plaisir à ces sélections auxquelles préside le goût très sûr de M. Steck. L'accueil
fait au Barbier de Sévilh ne pouvait manquer d'être très empressé, surtout avec
une distribution dans laquelle M">« Isaac chantait Rosine ; M. Degenne, Alma-
viva ; M. Frédéric Boyer, Figaro; lA. Degrave, don Basile. M""> Isaac possède à
souhait la grâce légère de Rosine et y ajoute, ce qui ne gâte rien, des qualités de
comédienne et de chanteuse consommée : c'est devenu une banalité de dire
qu'elle est la sûreté et la perfection mêmes. MM. Degenne, F. Boyer et Degrave,
à des titres divers, ont tous largement mérité les bravos qui les ont accueillis. A
la leçon du troisième acte, M™" Isaac a dit l'air de Suzanne des Noces de Figaro;
ce choix lui a valu un grand et légitime succès. — S. T.
^^P
Le Directeur-Gérant : Jean Auboize.
LE MANS — IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER
MONOGRAPHIES ARTISTIQUES
LA LEÇON D'ANATOMIE DU D"^ TULP
PAR REMBRANDT
vingt ans (1627!, le fils Ju meunier de
Leyde, ayant terminé les six anne'cs ré-
glementaires d'apprentissage, avait par
cela même le droit de signer ses ta-
bleaux et faisait partie d'une corpora-
tion de peintres. Cinq ans plus tard, à
peine installé dans la florissante cité
d'Amsterdam, il créait un de ses plus
beaux ouvrages, la perle du musée Royal
de La Haye. Les artistes vraiment
grands, après quelques tâtonnements
inévitables, débutent d'ordinaire par un coup de maître.
L'idée de ranger autour d'un cadavre d'amphithéâtre les portraits d'un cer-
1888 — l'artiste — T. I t6
242 L'ARTISTE
tain nombre de docteurs n'est pas une invention du génie de Rembrandt.
M. Vosmaér, d'abord dans une érudite brochure, puis dans son grand ouvrage
(Rembrandt, sa vie et ses œuvres, La Haye, 1877), ^ de'crit plusieurs leçons
d'anatomie, celles d'Aart Pietersen, de Thomas de Keyser, de Pieter van Micre-
velt, de De Gheyn, antérieures à celle qui nous occupe, et dans lesquelles le
jeune artiste devait trouver de précieux éléments d'inspiration.
Rembrandt n'était pas un inconnu à Amsterdam lorsqu'il vint s'y établir (1)
vers la fin de i63i. Il y avait déjà vécu comme élève de Lastman —six mois,
disent les biographes, trois ans, croyons-nous d'après toutes les vraisemblances
— pour achever son apprentissage de peintre. Avait-il déjà noué des relations
pendant ce premier séjour, malgré sa jeunesse? Il est probable que oui, car
pendant les deux années précédentes, alors qu'il vivait encore à Leyde auprès de
ses parents, on lui avait commandé d'Amsterdam plusieurs tableaux, et peut-être
même y était-il venu à plus d'une reprise pour faire des portraits. Ce qui est
certain, c'est qu'il ne tarda pas à devenir l'artiste à la mode. Dès iG3i, Van
Vliet reproduisait à l'eau-forte ses tableaux ; et quand le docteur Tulp^ profes-
seur d'anatomie et de chirurgie de la corporation des chirurgiens, voulut pla-
cer dans la chambre du collège, selon la coutume du temps, son portrait
entouré de ceux des docteurs de la Ghilde, il pensa que l'homme le plus capa-
ble d'exécuter un pareil ouvrage était Rembrandt van Rijn.
Le jeune peintre se mit à l'œuvre. Il étendit au premier plan de son tableau
un cadavre vu quelque peu en raccourci ; le docteur Tulp, debout derrière le
corps, tenant avec sa pince les tendons du bras écorché, faisait son cours à
une assistance que l'on devine hors du champ de la toile ; les six maîtres jurés
de la Ghilde étaient autour de lui, deux assis à gauche, tournant presque le dos
au public et montrant leur visage de profil, les quatre autres au centre
penchés en avant, regardant avec attention, celui-ci le cadavre, celui-là le
professeur, les autres quelque objet lointain. L'un deux, Hartman Hartmansz,
tenait à la main la liste des personnages représentés. Au sommet de la compo-
sition, mais à un plan recule et dans une demi-teinte modeste, se tenait Frans
van Loenen, qui n'était pas maître juré de la Ghilde des chirurgiens.
II
Avant d'examiner plus sérieusement la Leçon d'anatomie au point de vue
artistique et de discuter quelques opinions émises à propos de cette œuvre
(i) M. A. Bredius nous a communiqué un document public dans la Vieille Hollande
(Oud-HoHand), 3« année, 2« livraison, qui prouve que Rembrandt était encore domi-
cilié à Leyde, en juin iC3i, contrairement à l'opinion adoptée qui le faisait venir à
Amsterdam dès l'année i63o.
MONOGRAPHIES ARTISTIQUES
243
célèbre, disons un mot de son histoire, de façon à re'unir tous les renseigne-
ments que l'on possède sur elle. Vosmaër, dont le livre re'sume les de'couvertes
faites par ses devanciers et par lui-même jusqu'en 1877, nous fournira les prin-
cipaux documents.
La Leçon d'anatomie fut placée, en i632, dans une des salles de la Ghilde des
chirurgiens, au Poids Saint-Antoine. L'édifice ainsi nommé était autrefois une des
portes de la ville, près du Marché-Neuf; il existe encore, et le Poids municipal
s'y trouve toujours. Le tableau, peint sur toile, haut de 5 pieds 4 pouces, large
de 7 pieds i pouce, représentait les huit personnages dont les noms sont
conservés sur la liste numérotée que l'un d'eux tient à la main. Les per-
sonnages sont, en commençant par la droite : le docteur Tijlp, Hartman Hart-
mansz, Matthijs Kalkoen, Jakob de Witt, Jakob Blok, Frans van Loenen,
Adriaan Slabbraan et Jakob Koolvelt. Sur une pancarte peinte dans le mur du
fond, on lit la signature : Rembrant /'. i632. Cette forme de son nom écrite
sans d est celle de son premier temps. Plus tard, il écrira Rembrandt.
Le tableau fut nettoyé et restauré à diverses reprises. En 1700, les tableaux
de la Ghilde furent nettoyés pour une somme de 25 florins, soit 52 fr. 5o.
En 1709, on nettoya encore douze tableaux, parmi lesquels la Leçon d'anato-
mie se trouvait peut-être. Mais elle se trouvait sûrement dans le nettoyage
de 1732, qui fut fait pour tous les tableaux sans exception; et cette fois-là, « le
manteau du docteur Tulp » fut officiellement « réparé ». Tous les tableaux de
la Ghilde, sans exception, furent nettoyés enc~ore^ une fois en 1781, par le
peintre Quinckhart. Hulswit fut chargé de rentoiler le tableau en 1817,01 le
compte de ce travail a été publié par le D"' Tilanus, dans sa Description des
tableaux de la Ghilde des chirurgiens (Amsterdam, i865). Nous le retrouvons
dans Vosmaer (p. 492), avec la plupart des détails susénoncés :
2 juin, pour une peinture de Rembrandt, rentoilée, nettoyée et
remise en bon état 440 florins.
Fourniture de toile et de cadre : 12 2
Transport alleT et retour i m
Total 453 Û. 3i
Il a été restauré une fois encore en 1860 par M. E. Le Roy.
Cette énumération prouve, beaucoup mieux que tous les raisonnements du
monde, que les chefs-d'œuvre ont la vie terriblement dure, ou qu'on a quelque
peu exagéré le danger des nettoyages, — ce qui ne veut pas dire toutefois
qu'on doive nettoyer les tableaux sans précaution.
Il serait difficile de citer toutes les reproductions faites d'après la Leçon
d'anatomie. Voici la jiste de Vosmaër, qui est assez complète :
0 En 1760, J. Dilhof a fait d'après ce tableau un dessin à la pierre noire et à
l'encre de Chine, qui se trouvait dans la collection de Ploos van Amstcl.
244 L'ARTISTE
Actuellement, chez Fr. Millier, H. Pothoven, un dessin pareil à l'encre de
Chine, — gravé par J. de Frey avec l'adresse /. de Frey f. aqua forte 17^8.
J. de Frey excudit Amstelodami ; au trait par F.-L. Huygens; à l'aquatinte par
Cornillet, à deux reprises; lithographie par Binger, par H.-J. van den Hout et
par H.-J. Zimmerman. Chromolith. par Lankhout, i865, et par Ijzerdraad.
Grave dans le recueil de Réveil. Eau-forte par W. Unger et par L. Flameng. »
Le tableau resta dans la salle de la Ghilde jusqu'en 1828. A cette époque, la
Ghilde le mit en vente publique, au profit du fonds des veuves de chirur-
giens. Le sacrifice paraissait définitif et le tableau serait allé à l'étranger, pro-
bablement en Angleterre, car M. Nieuwenhuys était déjà parti de Londres pour
négocier l'achat; mais grâce à l'intervention du bourgmestre d'Amsterdam et du
ministre, le roi Guillaume i<"" acheta le tableau à l'amiable pour 32,ooo florins
(70,400 fr.). Tel est du moins le prix indiqué par MM. Scheltema et Immerzeel.
Burger fait remarquer que le chiffre de 36,5oo florins, donné par Smith, doit
comprendre divers frais, par exemple ceux de l'expertise, à laquelle furent em-
ployés par la corporation MM. Brondgeest et de Vries, par le roi MM. Apos-
tole et Saportas.
La Leçon d'analomie, ainsi sauvée de l'exil, fut placée au Musée Royal de
La Haye, où elle est encore, comme chacun sait, dans un cadre noir extrême-
ment simple, qui l'isole de la façon la plus heureuse.
III
0 Le sublime de ce tableau, dit M. Vosmaër, n'est pas dans l'ordonnance,
dans les admirables portraits, leur caractèrCj^ leur expression ; ou dans la
beauté du coloris et de l'exécution. Il est surtout dans la conception, qui en
fait une œuvre universelle et impérissable. »
La discussion sérieuse d'un chef-d'œuvre fait lever comme un vol d'oiseaux
effarouchés une foule d'idées générales qui tournoient autour de lui. Il y
aurait beaucoup à dire sur les deux dernières lignes de la phrase citée. Le
mot « conception » peut facilement prêter à des malentendus, car il permet de
confondre la conception morale ou poétique avec la conception picturale. On
ne peut hésiter à reconnaître que Rembrandt perfectionna la donnée des
Leçons d'anatomie antérieures en y ajoutant une sorte d'unité morale par le
choix d'un sujet qui concentre l'attention et qui réunit plusieurs personnages
dans une action commune. Mais il nous parait dangereux d'attacher à ce mérite
très réel, très sérieux, une trop grande importance au détriment des qualités
maîtresses que M. Vosmaër a d'ailleurs si justement énumérées. Examinons
donc le tableau au point de vue exclusivement pictural.
MONOGRAPHIES ARTISTIQUES 245
L'impression première quand on s'approche de la Leçon d'anatomie, même
avant qu'on ait eu l'idée de se demander quel est le sujet du tableau; l'impres-
sion dernière, quand on a eu le loisir d'admirer et d'analyser ce chef-d'œuvre,
est par-dessus tout celle d'une parfaite harmonie au double point de vue de la
couleur et du clair-obscur. Le cadavre, quoique placé assez bas dans la toile,
non loin du cadre, est un centre lumineux autour duquel se distribuent, suivant
une loi d'équilibre qui n'a rien de commun avec les lois de la mécanique, les
valeurs claires des têtes et des collerettes, les bruns des fonds, les gris et les
noirs des vêtements.
On ne peut se lasser de reposer ses yeux sur cette harmonie fine et transpa-
rente. Le tableau n'est certainement plus ce qu'il était en i632, mais il est resté
clair, avec des demi-teintes profondes et sonores ; les vêtements forment une
riche gamme de tons presque neutres, depuis le noir de velours du manteau du
docteur Tulp, jusqu'au brun de la figure du sommet, en passant par une foule
de nuances intermédiaires. Un seul costume, celui de Jakob de Witt, c'est-à-
dire du personnage qui regarde le cadavre en se penchant dessus, est d'un gris
violet-rougeâtre qui, néanmoins, même au temps de sa première fraîcheur,
devait se fondre dans l'harmonie générale.
Les têtes, quoiqu'on en puisse facilement trouver de plus parfaites dans cer-
tains portraits isolés de Rembrandt, sont presque toutes belles et vivantes, assez
franchement caractérisées, peintes avec souplesse et enveloppées, avec tout le
reste de la scène, dans une vapeur lumineuse doucement flottante qui estompe
légèrement leurs formes comme le fait en été l'atmosphère au-dessus des plaines
surchauffées.
La main gauche du docteur Tulp est la nature même, une nature exquise ;
elle se lève avec le mouvement de jonction du pouce et de l'index qui, on ne
sait pourquoi, est le geste de la persuasion ; la lumière la baigne et glisse entre
ses doigts comme pour les caresser. Remarquons à ce propos l'art, sans doute
instinctif dans une certaine mesure, mais profond et savant, avec lequel Rem-
brandt a supprimé ou éteint les mains des autres personnages, qui auraient sans
cela multiplié les taches claires aux dépens de l'effet d'ensemble.
Le problème était d'ailleurs assez compliqué comme cela : il consistait à dis-
poser sur un fond neutre d'architecture, autour d'un cadavre nu, huit larges
collerettes blanches surmontées de huit têtes suffisamment éclairées, puisqu'elles
étaient des portraits, et à conserver au milieu de cette complexité une harmo-
nie simple et calme. Ce problème a été merveilleusement résolu. Sans parler
d'autres qualités telles que la beauté déjà assez grande du dessin, la vérité de
l'expression, la vivante justesse des attitudes ; si l'on se place au seul point de
vue de l'arrangement pittoresque, de la forme et de la distribution des masses
plus ou moins foncées, quel art consommé 1 quelle fécondité de ressources 1
246 L'ARTISTE
quelle hardiesse cachée sous un air d'indifférente naïveté, sous une apparente
absence de recherche dans la composition !
En effet, la grande note claire du cadavre n'est pas du tout au centre : elle
occupe tout au plus le tiers inférieur de la toile ; et sur les deux tiers restants,
l'un renferme sept personnages, tandis que l'autre en contient un seul, le doc-
teur Tulp; encore ce dernier est-il très rapproché du centre. Si l'on ne connais-
sait pas le tableau, cette description donnerait une idée fort médiocre de l'ha-
bileté d'arrangement du peintre. Mais cette idée serait le contraire de la vérité.
La figure du docteur Tulp fait absolument équilibre à toutes les autres —
sans compter qu'elle gagne en importance morale par son isolement, — et sa
collerette, la plus petite de toutes, à peine bordée d'une imperceptible den-
telle, cette collerette si exiguë, seul point brillant de toute la moitié droite du
tableau, constitue par cela même un rappel très précieux de toutes les notes
claires qui se multiplient dans la moitié gauche. Trois personnages penchés en
avant occupent le centre du groupe ; leurs collerettes, l'une raide et presque
plate, les deux autres plus ou moins molles et plissées, sont coupées par la
variété des attitudes et par les ombres portées des têtes, de manière à donner
l'impression d'une heureuse irrégularité, d'une variété savante qui satisfait
pleinement le regard. Un peu plus à gauche, près de la tête du cadavre, le pro-
fil triangulaire de la collerette du docteur Slabbraan élargit dans une juste
mesure, de ce côté, le champ des masses claires. Mais vers les bords de la toile,
tout s'assombrit un peu, de façon à interdire l'éparpillement de l'effet : les jam-
bes du cadavre et le livre placé dans le coin droit inférieur, les têtes et les col-
lerettes de Koolvcld, de Van Loenen et de Hartmann Hartmansz, y compris
les mains de ce dernier et le papier qu'il tient, — en un mot tous les objets
qui auraient pu attirer trop vivement le regard loin du centre, — sont dans la
demi-teinte d'ombres portées par des corps situés hors de la composition.
De la sorte, on peut s'écrier en présence de ce chef-d'œuvre : — Que d'unité
dans cette richesse !
Ou bien, changeant de point de vue, on peut dire aussi justement : — Que
de richesse dans cette simplicité 1
Mais, tout compte fait, c'est la simplicité, l'harmonie, l'unité qui domine.
Pendant que nous prenions des notes devant la Leçon d'anatoniie, nous avons
éprouvé une impression très curieuse : à chaque fois que nos regards se rele-
vaient de dessus le papier blanc pour se porter sur le tableau, c'était une nou-
velle surprise, un nouveau choc d'admiration, comme si le chef-d'œuvre nous
fût apparu pour la première fois 1 L'effet produit avait certainement une cause
physique, ou plutôt physiologique : la rétine, recevant pendant un certain nom-
bre de secondes, l'image d'une feuille de papier toute blanche, se repose par
cela même, et devient apte à sentir avec plus d'intensité et de justesse les rap-
I
MONOGRAPHIES ARTISTIQUES 247
ports de valeurs les plus délicats. Si cette explication est vraie, il se trouve
que, sans s'en douter le moins du monde, les touristes qui lisent dans leurs
guides la description des tableaux place's devant eux, sont dans les meilleures
conditions pour jouir de la beauté des œuvres d'art, à supposer toutefois qu'ils
aient une certaine éducation de l'œil et de l'esprit. Quoi qu'il en soit, la Leçon
d'anatomie nous a laissé l'impression d'un calme doux et profond, d'une séré-
nité presque religieuse, et il nous a semblé reconnaître entre ce chef-d'œuvre et
les ouvrages du grand Léonard une certaine parenté.
IV
Toute chose humaine étant un sujet de controverse, il ne faut pas s'étonner
que les jugements portés sur la Leçon d'anatomie soient très divers. M. Vos-
macr approuverait sans aucun doute notre enthousiasme, sauf peut-être à dis-
cuter avec nous sur des nuances; mais il y a des personnes, critiques et artis-
tes, qui considèrent ce tableau comme une œuvre de jeunesse sans grande
conséquence. A ne prendre que les écrivains d'art qui ont publié leur opinion,
nous en trouverons plus d'un qui est resté assez calme devant ce que d'autres
appellent un chef-d'œuvre.
Fromentin est le plus sévère de tous :
« Je serais fort tenté, — dit-il dans Les Maîtres d'autrefois, p. 291, — de me
taire sur la Leçon d'anatomie. C'est un tableau qu'il faudrait trouver très beau,
parfaitement original, presque accompli, sous peine de commettre, aux yeux de
beaucoup d'adorateurs sincères, une erreur de convenance ou de bon sens. 11
m'a laissé très froid, j'ai le regret d'en faire l'aveu... »
Ce que P'romentin met au-dessus de tout dans son esthétique de peintre, c'est
le ton clair et brillant, le vif échantillonnage des couleurs, l'impeccable certi-
tude dans l'improvisation, la verve brûlante ou joyeuse de l'artiste exprimée par
l'exécution ardente ou spirituelle ; en un mot, tout ce qui fait le mérite des
grands ouvrages de Rubens ou même de Frans Hais. Rien de tout cela ne se
trouve dans la Leçon d'anatomie. Ce qui s'y trouve, le critique-peintre n'en voit
qu'une partie ; mais cette partie est tellement importante, qu'elle aurait dû
suffire à elle toute seule pour lui faire porter un tout autre jugement. Eh I
quoi, plusieurs têtes, quatre, à les bien compter « parfaitement construites sans
contours visibles, modelées par l'intérieur, en tout vivantes d'une vie particu
Hère, infiniment rare, et que Rembrandt seul aura découverte sous les surfaces
de la vie réelle », trouvez-vous cela si commun dans l'histoire de l'art? Avec
tous les défauts que l'on voudra, une œuvre qui posséderait ces mérites si rares
pourrait n'être pas le chef-d'œuvre de son auteur; mais elle serait à coup sûr un
248 L'ARTISTE
chef-d'œuvre qui ne devrait laisser personne o très froid ». Passons condamna-
tion sur le cadavre, qui est un peu vide en effet, et qui mériterait quelque blâme
s'il ne constituait la note principale d'une belle harmonie dont Fromentin
semble n'avoir pas été assez frappé, et arrivons à la couleur.
Ici, sentence dure et brève ; la mort sans phrases :
« La tonalité générale n'est ni froide ni chaude; elle tst jaunâtre. »
Nous avons déjà eu l'occasion de prouver ailleurs, à propos du chef-d'œuvre
improprement appelé la Ronde de nuit, que la couleur et l'effet actuel de ce
tableau célèbre ne méritent ni les violents reproches de certains, ni l'en-
thousiasme lyrique de certains autres. Eloges et blâmes auraient dû ménager
la peinture et s'arrêter à la couche d'épais vernis roussâtre qui la recouvre. Eh
bien 1 quelque chose de semblable, mais avec une exagération beaucoup moin-
dre, s'est passé au sujet de la Leçon d'anatomie. Fromentin parle d'une tonalité
jaunâtre : il aurait pu aller plus loin et pousser jusqu'au vcrdâtre, sans sortir
de la vérité. Mais à qui la faute ?
Rendons à César ce qui est à César. Si, dans ce chef-d'œuvre, les collerettes
que le peintre avait faites blanches et grises sont devenues d'un gris-verdâtre ;
si ses personnages blonds n'ont plus de rose sur les joues; si les chairs jadis
nacrées de quelques-uns d'entre eux semblent aujourd'hui faire croire que les
docteurs de la Ghilde avaient tous contracté une maladie de foie, la faute en
est aux vernisseurs et à eux seuls.
Un homme averti en vaut deux, dit un sage proverbe. Nous avons la con-
viction qu'une fois avertis, les visiteurs du musée de La Haye regarderont
l'œuvre de Rembrandt avec d'autres yeux, et qu'il leur sera très facile de re-
trouver à travers le vernis devenu jaune-verdâtre, la véritable couleur du fond,
des vêtements, des collerettes, des visages et même des yeux. Par un petit tra-
vail d'abstraction, ils opéreront sans aucun danger un dévernissage idéal qui
leur permettra de voir le tableau, sinon tel qu'il était primitivement, du moins
tel qu'il serait devenu si les vernisseurs n'avaient pas passé par là.
Après le blâme immérité, voici l'éloge non moins immérité. Burger, dans son
excellent travail intitulé : Les Musées de Hollande, ne pouvait manquer de con-
sacrer une notice assez étendue au tableau qui nous occupe. L'étude est très
intéressante, pleine de documents historiques empruntés aux recherches de
Scheltema, Immerzeel, etc. ; mais dans le jugement un peu tiède qu'il porte sur
l'œuvre, nous ne relèverons que cet éloge :
« Le cadavre... en pleine lumière au milieu de ces vêtements noirs, prend un
ton blême et verdâtre extrêmement vrai. »
Sans doute, rien ne peut mieux convenir à un cadavre qui se respecte, qu'un
ton blême et verdâtre. Mais récrivez la phrase de Burger en y changeant un
seul mot :
MONOGRAPHIES ARTISTIQUES
249
« Les collerettes.. . en pleine lumière au milieu de ces vêtements noirs, pren-
nent un ton blême et verdâtre extrêmement vrai. »
Sous cette nouvelle forme, le jugement porté devient assez comique. Pour-
tant, dans' le tableau de La Haye, les collerettes sont verdâtres à peu près autant
que le sujet de dissection, et si Rembrandt doit être loué pour la conscience
avec laquelle il a rendu les tonalités cadavériques, on doit nécessairement le
louer d'avoir pousse la conscience jusqu'à transporter ces tonalités sur le linge
des docteurs. Mais si l'on est forcé de reconnaître que le jaune-verdâtre des
collerettes provient des vieux vernis, adieu « l'extrême vérité » de ce même ton
dans le cadavre. O vernisseurs, voilà bien de vos coups !
Reconnaissons plutôt tout simplement que l'effet dramatique — dans ce
tableau, du moins, — préoccupait fort peu le jeune peintre de la Leçon d'anato-
mie ; le cadavre n'était pour lui qu'un accessoire obligé, exigé, dont il songeait
à se servir pour motiver sa composition et pour faire largement résonner
l'harmonie musicale des valeurs. Vingt-quatre ans plus tard, il devait faire une
seconde Leçon d'anatomie, celle du D"' Deyman, où le cadavre en violent rac-
courci, trépané, flancs ouverts, superbe d'horreur, jouerait un rôle bien autre-
ment important 1 Mais en iG32, il cherchait autre chose ; il se contenta de pein-
dre un cadavre quelconque, sans grande recherche de vérité, peut-être de
mémoire, tout au plus avec l'aide d'un léger croquis d'après quelque modèle
d'atelier. Cela ne veut pas dire qu'en i632 il ait été moins grand qu'en i656;
il a été autrement grand, voilà tout.
Terminons cette étude par la discussion du jugement d'un remarquable his-
torien d'art, M. Bode, conservateur du musée de Berlin. Nous y trouverons une
fois de plus l'occasion de prendre en flagrant délit une certaine sévérité d'ap-
préciation causée par le vernis. Voici comment M. Bode s'exprime dans ses
Studicn pirgeschichta der Holâlndischen malerei (Études pour servir à l'histoire
de la peinture hollandaise), p. SoS :
« Si ce tableau a fait époque dans la peinture hollandaise et s'il a été pour
le peintre l'occasion d'un éclatant succès, ce n'est pas seulement à cause de la
maîtrise de l'artiste dans le rendu de l'individualité (à ce point de vue, il est
dépassé dans maint ouvrage de Hais ou de Keyser) ; c'est encore à cause de sa
façon de créer, par l'ordonnance et l'éclairage, à la place d'un certain nombre
d'individus sans lien commun, une composition magistralement équilibrée, qui
se résume de la façon la plus heureuse dans le moment principal où le savant
docteur parle devant le cadavre ; c'est à cause de l'art avec lequel, malgré la
traduction naturalistement fidèle, il fait disparaître par le charme du clair-obs-
cur tout ce que l'objet a de répugnant. »
Toute la partie du jugement de M. Bode qui suit la phrase entre parenthèses
nous paraît très remarquable. 11 nous semble difficile d'exprimer une idée juste
25o L'ARTISTE
avec plus de précision. Mais faut-il vraiment, comme le pense le savant conser-
vateur du musée de Berlin, refuser à cette œuvre la maîtrise dans le rendu de
l'individualité? Faut-il vraiment admettre que Frans Hais et de Kcyser dépas-
sent, à ce point de vue, le Rembrandt de la vingt-cinquième année î Cela est
vrai pour certains portraits isolés que Rembrandt exécuta vers cette époque,
portraits où l'artiste, gêné peut-être par les exigences de modèles bourgeois, a
mis plus de fini superficiel que de vraie sincérité. Pour la Leçon d'anatomie, on
n'y voit, il est vrai, ni l'étourdissant brio de Hais, ni la facture substantielle de
De Keyser : mais on y trouve au moins deux ou trois têtes bien individuelles,
bien construites, bien vivantes, telles enfin que ni Frans Hais, ni de Keyser n'en
ont peut-être jamais fait. Un peu de mollesse dans l'exécution, voilà ce qu'il
serait permis de leur reprocher, si cette mollesse n'était pas au moins en partie
l'effet du vernis. La Leçon d'anatomie, plus heureuse que la Sortie d'Amsterdam,
n'a subi ni le jus de réglisse, ni l'huile grasse ; mais le vernis qui la couvre
a pris en vieillissant une tonalité trouble et rance. De là ce modelé un peu
amolli, ces traits légèrement émoussés; de là, certainement, la nécessité d'un
examen attentif pour percer en quelque sorte le voile de douceur indécise
dont le tableau est embrouillardé.
L'exécution de la Leçon d'anatomie est d'ailleurs d'une sagesse poussée jus-
qu'à l'extrême. Elle montre une main déjà très habile, mais surtout discrète et
soigneuse. Tout frais débarqué de Leyde, à peine installé dans son nouveau
séjour, mis brusquement en face d'une commande considérable, sentant sa car-
rière attachée au résultat du terrible va-tout qu'il allait jouer, le jeune artiste
dut évidemment se garder de laisser le champ libre à sa verve : il mûrit sage-
ment la pensée de son œuvre, et quand l'heure de l'exécution fut venue, il se
mit au travail avec l'application respectueuse, émue, presque timide, d'un jeune
néophyte.
Mais quand l'œuvre fut terminée, on put s'apercevoir que les ailes de son
génie avaient déjà poussé toutes grandes.
E. DURAND-GRÉVH.LE.
SOUVENIRS D'UN CURIEUX
MADAME DE CHEMINOT
E n'ai vu citée nulle part Madame de
Cheminot, dont le corps de ballet de
rOpe'ra avait e'té le premier piédestal
(mais si peu et elle si enfant !) Elle
avait cet âge heureux de treize à qua-
torze ans où la lîeur va passer fruit.
Un instant de plus et ce sera Eve ou
Pandore, Phryné ou Manon Lescaut.
Louis XV, oublieux de sa sage réflexion
« qu'il était temps pour lui d'enrayer »,
l'avait honorée d'un regard et mise en
goût de succès. Devenue à la mode en vingt-quatre heures, elle nageait dans le
luxe et les fêtes.
252 L'ARTISTE
Par quelles merveilleuses qualités parvint-elle si soudainement à soutenir le
rôle du grand jour, cette existence privilégiée, capricieuse, bizarre, qui voit le
monde à ses genoux, elle qui, née à Pont-à-Mousson, de petits merciers, avait
usé tant de sabots, enjolivés, seulement le dimanche, de pantoufles noires, avant
de fouler de riches tapis avec ses souliers de satin? que de chemises à trente
sous n'avait-cUe pas ainsi portées avant de se douter qu'il fût des malines, des
dentelles, des points d'Alençon, de Gênes, de Venise ou d'Angleterre, coûtant
des milliers de livres, dont elle ornerait un jour à profusion ses chemises de
nuit et ses peignoirs du matin 1 Lancée par la faveur royale, distinguée bientôt par
le prince de Condé, elle alla courre quelques chasses à Chantilly. On la vit enlevée
par le Landgrave de Hesse, oublier ses gorgerettessur les charmilles d'aubépine
en fleur, à Cassel, et faire les beaux jours de la cour de ce prince. Enfin, de
retour en France, elle fut recherchée par un riche seigneur anglais, qui refit sa
fortune ébréchée par le jeu, et lui fit don d'un hôtel rue Neuve-des-Mathurins.
Sur le champ, la nuée de faméliques s'abattit à l'hôtel, et les poètes commencèrent
à faire de cette folle jeunesse une divinité, en attendant qu'ils en fissent une
sainte.
L'ameublement de sa demeure éveilla vivement ses sollicitudes. Douée d'un
goût natif, elle recherchait en connaisseuse les meubles de fine exécution, les
bronzes de Gouthière, les figurines de grand prix, les portières des Gobelins ou
de la Savonnerie. Heureusement pour elle, le riche Anglais se prêtait à ses
dispendieux caprices, et l'aida à faire de cette résidence un petit temple
des arts.
La chambre à coucher particulièrement, le sanctuaire, était un bijou. Le
Curieux (i) l'a vue réparée à neuf. Le lit, un vrai trône, tout couvert de guipures
vénitiennes, était surmonté d'un baldaquin, frangé de soie dorée, couronné d'un
panache de plumes d'autruche, d'où retombaient des rideaux épais de damas de
Gênes, broché, frangé d'or. La couleur en était rouge ainsi que celle des grands
rideaux des fenêtres et des portières, mais cette couleur était glacée d'un ton
tranquille et doux. Les petits rideaux des croisées, au lieu de se relever vertica-
lement comme ceux de nos jours, jouaient à plis horizontaux, comme on le vit
plus tard en Allemagne. Du haut de la glace de la cheminée, un amour de fine
sculpture tenait en suspens, au moyen de ganses de soie, un cadre tout chargé
de fleurs sculptées, contenant une gouache, répétition du Coucher de la mariée,
(i) Au temps de sa jeunesse, le baron Feuillet de Conchcs, notre regretté collabo-
rateur, mort l'année dernière à un Age très avancé, avait connu M""" de Cheminot; il
en a fixé, dans ses Souvenirs d'un Curieux, la vivante physionomie dont il semble que
les écrits du temps n'ont gardé nulle trace, en dépit de sa fréquentation assidue avec la
plupart des célébrités de son époque. Pour ceux qui s'intéressent n ce c coin du siècle i
— et ils sont nombreux — ce portrait finement esquissé, qui n'a jamais été publié, ne
sera pas sans attrait, non plus que celui de son entourage.
SOUVENIRS D'UN CURIEUX 253
(le la main de Baudouin, et dont le premier exemplaire appartenait au comte
Charles-Emmanuel d'Hautefort, marquis de Villacerf. Les côte's de la glace lais-
saient tomber des bonnes grâces de guipures. Des bras à trois branches, sortis
des ateliers de Gouthière, se tordaient près du cadre de la glace. Une amusante
pendule rocaille chinoise, à personnages grotesques, garnissait le dessus de la
cheminée. De superbes girandoles dorées, dont la base se composait de femmes
portées par des crocodiles, achevaient cette décoration avec des vases précieux
de craquelé, supérieurement montés par le bon faiseur. Une commode en mar-
queterie à fleurs, de bois recherchés, était recouverte d'un beau tête-à-tête en
Sèvres, présent du Landgrave. Des encoignures de vieux laque portaient des
figurines de Sèvres et de Saxe, et renfermaient des éventails peints par Lavreince,
Gravelot, Baudouin, Gabriel de Saint-Aubin, Cochin fils, Eisen et Fragonard.
Un vaste cabinet de toilette renfermait un monde d'instruments à embellir. Que
de madrigaux et de sottises se sont débités dans cette retraite galante ! La toilette
couverte de dentelles (c'était un des grands luxes de la dame), offrait, en dessous,
un bain de pied en porcelaine, supérieurement peint, et était chargée de ces mille
riens superflus, indispensables à une élégante : délicieuses boîtes de porcelaine
à la Reine, superbes cristaux et flacons taillés à facettes. Dans toutes les pièces,
les pieds foulaient des tapis de Turquie et de Perse, présents du général comte de
Gardane, à son retour de Téhéran. Enfin, contre un des panneaux de la pièce,
posait un délicieux cabinet de laque japonais à mille compartiments discrets,
décoré de cuivres dorés d'une fine ciselure.
Le salon, de forme ronde, était la pièce la moins chargée d'ornements. Les
meubles, dont les formes se moulaient sur celles de la pièce, étaient garnis de
tapisseries de Beauvais, à sujets empruntés aux fables de La Fontaine. La seule
décoration des murs était une boiserie légèrement sculptée, à fond bleu et reliefs
dorés. Sur la cheminée une magnifique garniture, présent de l'impératrice José-
phine ; au milieu, le buste en marbre de cette princesse, et, de chaque côté, des
figures égyptiennes de granit rose, d'un travail délicieux, attestant un art fort
avancé, très probablement moderne. L'expédition d'Egypte avait mis à la mode
les formes et souvenirs de ce pays primitif. Le plus bel ornement de la pièce était
un meuble de bois de rose, encadré d'amaranthe, espèce de bibliothèque ou de
cabinet à trois compartiments off"rant au-dessus, à hauteur d'appui, trois éléva-
tions dont la principale, celle du milieu, portait un superbe cadran à petite base,
de Boule. Sur les ressauts de côté, de beaux vases de Sèvres où de petits culs
nus d'amours jouaient au volant avec des cœurs, présent du prince de Condé.
Les trois cases de ce précieux cabinet renfermaient un trésor que les offrandes
de chaque jour de l'an venaient enrichir. C'étaient de vieux laques du Japon, des
bijoux de Sèvres ou de Saxe, des boites à portraits, de nombreuses bonbonnières
et tabatières couvertes des plus fines peintures. Quelques-unes, de la main du
254 L'ARTISTE
célèbre Klingstedt, étaient à surprises et à double détente, représentant l'Olympe
en belle humeur. L'une des tabatières, peinte sur toutes ses faces, dessus, des-
sous, dehors, dedans, reproduisait les plus séduisants tableaux de Greuze. Cette
tabatière est passée à Stockolm entre les mains du baron de Bonde, grand
chambellan du roi de Suède. Ce siècle, qui outrepassait tous les buts, qui
donnait à des jouissances le nom de tendresses, à l'art de faire l'amour le nom
d'art d'aimer ; qui profanait d'une façon immonde la sainte mémoire de la
pucelle d'Orléans, l'héroïne de la France, la plus noble et la plus pure gloire de
notre histoire, s'est montré plein de contrastes. Impur d'un côté, on le voit, de
l'autre, produire cette délicieuse églogue et élégie sublime de Paul et Virginie,
« qu'on admire avec le cœur », qu'on applaudit en pleurant et qui émeut si
vivement, tout en n'intéressant qu'à l'innocence. On le voit prendre en gré un
peintre sentimental, à côté des Boucher, des Baudouin et des Fragonard. Il
chérit par excellence ce Greuze, dont les aimables compositions sont recher-
chées avec fureur et sont reproduites sous toutes les formes. M"» de Cheminot
avait un écrin composé de petits émaux peints par Thouron d'après le peintre
favori. La plaque de poitrine était la Sainte Marie Égyptienne. Celles des
épaules et des bracelets reproduisaient l'Accordée de village, le Père paralytique,
la Dame de charité, la Bénédiction paternelle. Les petits sujets du même maître
entraient dans les compléments de l'écrin. Les boutons de chemisette étaient des
chefs-d'œuvre. Cette parure est maintenant, en sa plus grande partie, dans l'écrin
de M"' la baronne de Bourgoing, veuve de l'ancien ambassadeur en Espagne.
Attenant au salon, une sorte de petit boudoir entouré d'ottomanes, capitonné
de soie bleu de ciel, et où l'on voyait quelques tableaux de Fragonard. Les dessus
de porte de tout l'appartement étaient de la main de ce maître aimable, à l'excep-
tion de ceux du salon qui étaient de Boucher, ainsi que le plafond. Les tableaux
n'avaient pas été peints sur place ; on les avait achetés tout faits pour les adapter.
Ceux de la chambre à coucher étaient des Olympes où dominaient Vénus et les
Amours.
Dans la salle à manger, on servait alternativement en vaisselle plate et en vais-
selle de Sèvres, et les flacons de Bohême, le bouchon sur l'oreille, versaient les
vins les plus exquis. Le chef d'office dirigeait le service, et les valets en grande
livrée, à aiguillettes, montraient une activité et une discrétion tout à fait britan-
niques. Deux tableaux de Fyt et de Honderkœter décoraient cette pièce. Partout
des lustres; celui de la chambre à coucher était en cristal de roche, présent du
prince de Condé.
Voilà bien des descriptions, dira-t-on ; mais on les pardonnera par ce temps de
commissaires-priseurs, et surtout quand il s'agit d'une femme presque inconnue,
qui a cependant occupé une place en son temps. C'est un léger coup d'œil sur un
coin du siècle.
SOUVENIRS D'UN CURIEUX 253
M""° de Cheminot n'avait jamais été mariée, et s'était dépouillée de son nom
vulgaire en s'envolant dans les régions mythologiques. Il lui fallait un nom à
particule pour se rehausser, et elle prit celui sous lequel elle vécut. — « Eh ! pour-
quoi pas? disait-elle. Ne m'avcz-vous pas dit que votre dieu, M. de Voltaire,
s'appelait Arouet?Que votre M. d'Alembert s'appelait au vrai M. Lerond? Peut-
être n'avait-il pas de nom du tout. Notre ami Nicolas, n'a-t-il pas adopté le nom
de M. deChanifort? notre ami Caron celui de M. de Beaumarchais? Gudin, celui
de M. de la Brénellerie? et tant d'autres? Je ne vois pas de mal à se mettre de
niveau avec les gens au milieu desquels on est appelé à vivre. Moi, ne suis-je pas
un peu de la cour? » Elle n'eut pas de cesse qu'elle n'eût doté sa mère pour la
marier à un chevalier de Cointin, dont elle se faisait accompagner par gloire.
Plus tard, elle avait pour inséparable un très bel abbé, aumônier de la duchesse
de Bourbon, et taillé, disait-on, pour l'épiscopat, à tout le moins pour toucher
à la feuille des bénéfices. Ni lui, ni elle surtout, n'empêchaient qu'on ne fit
honneur de sa naissance à M. de Condé, dont il avait tous les airs, avec beaucoup
de grâce, de tenue et de tact. Aux obsèques du prince, elle l'envoya jeter l'eau
bénite. La faveur du Landgrave de Hesse avait fait entrer au service d'Autriche
un frère de M'"" Cheminot, qui devint général et mourut sur la brèche au premier
siège de Dantzig. A soixante ans, et peut-être soixante-dix (c'est à cet âge que le
jeune Curieux la connut) elle aimait encore à déployer ses grâces, à danser des
menuets, à chanter des légendes galantes et des chansons un peu grassettes. Elle
avait alors gardé un port superbe. Brantosme, le fin connaisseur, qui s'extasiait
sur les miracles de la beauté de la duchesse de Valentinoisà l'âge de soixante-
dix ans, de la marquise de Rothelin, de la maréchale d'Aumont, de M""<= de Mareuil,
et qui rapportait que « la belle Paule de Toulouse, tant renommée jadis, était
aussi belle que jamais, bien qu'elle eût quatre-vingts ans, et n'y trouvait-on rien
de changé, ny en sa haute taille, ny en son beau visage » ; Brantosme, s'il eût
connu la Cheminot, l'eût mise parmi ses saintes, tant elle avait bravé les outrages
des années. A la fin de sa vie, cette femme, qui n'avait pas su vieillir, parlait sans
cesse de dé/unisses beauxyeiix. Jeune, elle avait été belle comme le beau jour.
Billard, qui l'avait défendue dans une de ses causes contre sa marchande de
modes, me l'affirmait. C'était, à ses débuts, une fleur ouvrant à peine sa corolle,
une blonde céleste au long regard bleu.
Tant qu'elle fut dans sa fraîcheur et qu'elle joua son rôle de divinité sur les
nuages, sa grammaire un peu hasardée de Pont-à-Mousson et de coulisses
passait pour gaieté, pour gentillesse enfantine, et ses imbroglios de français,
d'allemand et d'anglais, appris sur l'oreiller dans ses métamorphoses, pour
autant de grâces. A mesure que ses charmes déclinèrent, elle retourna à sa
mauvaise éducation primitive. Douée néanmoins d'esprit naturel et de mémoire,
elle s'était un peu polie et avait saisi au vol quelques nuances agréables ; elle
r
256 L'ARTISTE
n'en tenait que mieux son salon avec une désinvolture pleine d'assurance et de
souplesse. Les femmes se forment mieux et plus vite que les hommes. Voyez,
en effet, la population des dimanches au jardin des Tuileries, aux promenades
des Champs-Élyse'es, et vous aurez des preuves irre'cusablcs de cette vérité en
examinant les petites bourgeoises au bras de leur mari.
On se réunissait chez M™" de Cheminot le mercredi. Ses soirées étaient d'un
charme infini. Des ambigus délicats, assaissonnés de bonne grâce, de bons
mots, de pétillantes saillies, appelaient chez elle la meilleure compagnie. Après
souper (car on soupait encore chez M"" de Cheminot, habitude charmante qui,
avec tant d'autres bonnes traditions, s'en est allée), on causait. C'était un de
ces terrains neutres où l'on aimait à se rencontrer, et où la diversité des
opinions devait s'oublier. On y parlait cependant de tout un peu, suivant le
mouvement des esprits du temps; et si, de fortune, les discussions menaçaient
de dégénérer en dispute : « Paix donc ! s'écriait-elle, messieurs les fabuleux ! »
C'est ainsi qu'elle appelait ses habitués, comme M""= de Tencin appelait les
siens ses bêtes, et comme, de nos jours, M"'" la princesse Julie Bonaparte
appelait, en plaisantant, les siens ses potiches; et sur-le-champ la paix se faisait,
car elle savait se faire écouter et parler à chacun son langage.
Former un salon de conversation était, à cette époque, plus facile que de nos
jours. Après la Révolution, on sentait, dans toutes les classes, un impérieux
besoin de se rassembler; on avait tant de choses à se dire sur le passé comme
sur l'avenir 1 II suffisait d'annoncer qu'on resterait chez soi tel jour, de préparer
une aimable hospitalité, et une société se formait.
Dans les premières années que M"° de Cheminot ouvrit sa maison, elle ne
reçut que des hommes : les femmes s'abstenaient. « J'en achèterai, avec le
temps, à force de bonnes grâces et d'amabilités », disait-elle ; et, commençant
par s'entourer de quelques femmes de théâtre, elle eut d'abord les demoiselles
Candeille et une ou deux de ses anciennes camarades de l'Opéra, qui avaient
fait leur chemin. A mesure qu'on s'éloigna des jours de sa vie dissipée, le
souvenir s'en obscurcit, les femmes du monde se laissèrent conduire à ses
amusantes soirées. On y vit une M""" d'Entraigues, de grande famille, la femme
et la fille du général Gautier, personnes de considération et d'un grand mérite ;
une dame anglaise, de caractère un peu effacé, mais de mœurs respectables,
mariée à un Français nommé Dubost, nouvelle Arthémise qui se noya de
désespoir d'avoir perdu son mari. On voyait aussi une dame dont je ne me
rappelle plus le nom, femme de mœurs sévères, mais de la plus bizarre coquet-
terie, qui s'était fait une loi de ne jamais rire, parce que le rire lui creusait des
rides, et qui se plâtrait férocement la figure pour remplir les sillons que lui
faisaient les années. Petit à petit, d'autres personnes comme il faut vinrent
rehausser le salon, qui bientôt respira l'odeur la plus honnête.
SOUVENIRS irUN CURIEUX
257
Les hommes abondaient.
C'est alors que notre Ninon était jeune encore et dans tout son éclat, que le
bonhomme Diderot, la tête toujours fumante de ses verves enthousiastes, bien
que déjà infirme, était venu se dissiper en éclairs et faire les derniers mono-
logues qu'il ait faits hors de chez lui. Tolérante pour ses petits assoupissements,
pour cet aspect lourd, nonchalant, contraint et timide qu'il montrait au repos,
elle attendait en souriant qu'il s'envolât hors de lui-même. Alors sa voix, ses
traits devenaient comme électrisés, son âme étincelait sur ses lèvres : il était
sur le trépied, et M™"= de Cheminot l'embrassait en criant : « Voilà le Dieu 1 »
Là se pressaient encore Lalande et Naigeon qui n'avait pas meilleur bruit que
Lalande; les deux Herschell, introduits par ce dernier; Rulhière et Damilaville;
les abbés Coyer, Raynal et Ccrutti.
Du premier aspect, M™<= de Cheminot avait pris une antipathie pour cet
étrange abbé Raynal, jésuite rendu au monde, du reste homme de bien et du
meilleur cœur, du plus vaste savoir sur le commerce des nations, mais ampoulé
à plaisir, fatiguant par son accent aigu et criard, étourdissant vingt fois les
assemblées des mêmes anecdotes nouvelles, des mêmes bons mots inédits,
comme un pauvre qui fait sonner sa monnaie, volant au soleil comme Icare, et
préparant la veille ses improvisations du lendemain, commandant cependant
l'attention par l'abondance des faits et des idées. Sermons, cours, négoce, com-
pilations, voyages philosophiques, exclamations brûlantes sur les femmes et
dissertations sur la poésie de la beauté, il a fait de tout et partout, sans
compter ce qu'il a laissé faire, dans son livre sur les Indes, à l'ardente éloquence
de Diderot (i). Il parle, il parle sans cesse, il admire et s'admire. Il y a chez lui
du professeur et du prédicateur; il y a du prêtre gourmand et amoureux. Or,
M""" de Cheminot avouait qu'elle avait le défaut de toujours dormir à un sermon.
L'abbé Coyer, homme d'esprit, quelque peu Voltairien, parlait peu, mais
bien, et il était neuf dans ses «xpressions. On l'aimait parce qu'il s'effaçait,
n'exigeait rien de personne, et savait beaucoup pardonner. L'abbé Gabriel-
François Coyer, né à Baume-les-Bains, en Franche-Comté, en 1706, était
auteur des Bagatelles morales, de la Noblesse commerçante et de l'Histoire de
Sobieski, que Voltaire trouvait bien écrite et intéressante. Bien reçu à Ferney
par Voltaire, il en avait été si enchanté, qu'il avait déclaré vouloir s'y établir,
pour trois mois chaque année, ce qui fit dire à Voltaire : « Don Quichotte
prenait les auberges pour des châteaux, l'abbé Coyer prend les châteaux pour
des auberges. » L'abbé mourut à Paris, le i"'' juillet 1782.
(i) Il avait eu recours à Diderot pour la correction de son style, et il se plaignait des
intercalations de Diderot dans son ouvrage. lise plaignait de l'abus que celui-ci avait
fait de sa confiance, et de la condition tyrannique qu'il y avait mise : « Tout ou rien. «
— Mémoires de Malouet, t. IV, p. 71, 1": édition.
1888 l'artiste T. I 17
258 LAR ris 1 E
Quant il Cérutti, le dernier des jésuites militants, il impatientait M"" de Che-
minot, attendu que, fougueux et taquin sous de calmes apparences, il excitait
l'abbé Raynal, le mettait en scène et le poussait à d'interminables amplifica-
tions.
C'était une vraie lanterne magique que ce salon de M"" de Cheminot. Ses
jours de gloire, et pour lesquels son intendant, gros personnage qui ne comp-
tait guère que pour lui-même, se surpassait, étaient ceux où elle avait de grands
seigneurs ou de grandes célébrités à la mode. « Viens donc mercredi, disait-
elle alors (car elle avait l'habitude de tutoyer tout le monde), j'aurai de nou-
veaux fabuleux. » Ces jours-là, paraissaient le marquis de Prulé, ci-devant
jeune homme, comme le marquis de I.aigle, dit V Espérance, qui servait de type
à Potier ; le prince de Masserano, fameux bossu qui faisait plaisamment les
honneurs de sa personne : « Quand tu verras un homme contrefait, disait-il, tu
peux frapper à coup sûr, c'est un grand d'Espagne » : il était grand d'Espagne
et bossu (i). Apparaissaient aussi, ou le comte de Rivarol, ou Caron de Beau-
marchais, ou le futur duc de Lévis, et son jeune et fidèle ami le comte de Pon-
técoulant. Andrieux et Gingucné, Lémontey et Viennet entamaient quelque
sujet piquant avec le dissimulé Franklin, dont le bon sens allait jusqu'au
génie. Chamfort se jetait dans la discussion en enfant perdu et distribuait par
ci par là des paroles de gourdin. Quant à MM. de Lévis et de Pontécoulant
ils furent de rares fabuleux. Prenant peu de part à la conversation et se reti-
rant sans affectation dans un petit coin du salon, ils s'acoquinaient en à parle,
l'oreille aux aguets, et quand la conversation prenait un tour vraiment attrayant,
ils se levaient pour écouter. C'est à table que s'épanchait leur verve en vives
saillies.
Rivarol avait devancé Beaumarchais dans la ruelle de M'°« de Cheminot, et
n'y reparut plus quand Beaumarchais y vint. Ce Rivarol était le plus éclatant
causeur et conteur de la dernière partie de ce siècle des causeries, prodigieux
par l'abondance, la soudaineté, le bonheur des expressions, les vivacités épi-
grammatiques et d'emporté pièce. Il valait mieux que ses écrits, que sa réputa-
tion trop vite acquise. Pour une société qui, avant tout, voulait être amusée,
un amuseur spirituel est facilement un grand homme, et l'apothéose risquait de
faire avorter les plus solides qualités. On s'arrêtait, d'ordinaire, en effet, au
bruit de 1 epigramme et de l'improvisation éblouissante qui a fait dépenser, en
pure perte, à Rivarol, dans les salons, la substance d'une juste renommée et
(i) Ce prince Charles Ferrero Fieschi Masserano, d'une des plus anciennes maisons
du Piémont, dont les ancêtres s'étaient établis en Espagne, avait protégé les Français
fugitifs dans son pays pendant la Révolution. Nommé, en i8o5, ambassadeur d'Espagne
auprès de Napoléon, il cessa de remplir ces tondions en i8o8, fut grand-maître des
cérémonies de Joseph en 1809, il demeura en France jusqu'à sa mort, en iSSy.
SOUVENIRS D'UN CURIEUX 259
lui a fait oubKer la recherche de la vraie gloire. On ne se souvient pas assez
que, dans ces improvisations même, il a semé à profusion autour de lui les
aperçus et les idées. Sous l'image est la pensée, sous un mot est un système
dont tel politique tire profit sans le dire. Il apparaît, de temps à autre, dans
notre société, de ces hommes qui se chargent de penser, laissant le plus sou-
vent aux autres la plume et l'action. Malheur au générateur de pensées qui ne
prend point date, de nos jours surtout; une idée nouvelle ne l'est pas long-
temps. Dieu vous a-t-il donné des vues neuves, hâtez-vous : parlez ou plutôt
écrivez, attachez votre nom à ce qu'il vous a été donné de deviner de génie ;
prenez vite, en quelque sorte, votre brevet dans le monde de l'esprit. Le mou-
vement des idées est tel que quelque intelligence, médiocre peut-être, mais
alerte et aux aguets, percera le voile, et mettra en lumière ce que vous avez
laissé sous le boisseau.
Personnel, peu aimant et se souciant peu d'être aimé, beau et de belle tour-
nure, mordant et satirique jusqu'au sang, Rivarol avait eu beaucoup d'amitiés
du monde, beaucoup d'amours de passage, encore plus d'inimitiés durables. Il
s'était marié, à l'âge de vingt-sept à vingt-huit ans, à la fille d'un Anglais,
maître de langues, établi à Paris, Louise de Matcrflint, auteur elle-même de
quelques écrits. Il avait mal pris son nouvel état. « Un jour, disait-il, je m'avi-
sai de médire de l'Amour; le lendemain, il m'envoya l'Hymen pour se venger.
Depuis je n'ai vécu que de regrets. » Il causait la plume à la main, car ses
ouvrages sans précision, sans correction, sans élégance soutenue, mais finement
et quelquefois fortement pensés, semés d'éclairs ingénieux, de tirades brillantes,
de traits acérés, n'étaient encore que des conversations où il excellait. « Pares-
seux de génie », il n'eût su se donner le temps de concevoir, ni le temps
d'écrire un livre à tête reposée, et son Almanach des grands hommes, qui sou-
leva autant de petites et de grandes colères que, de nos jours, les Jeudis de
M""» Charbonneau, n'est guère qu'un recueil de notices dont la forme n'exigeait
pas l'étude d'un plan. Il crut avoir traduit l'Enfer du Dante, il n'avait fait que
l'imiter. Aussi Buffbn lui dit-il avec courtoisie, après avoir lu la version fran-
çaise : 0 Cet ouvrage n'est point une traduction, c'est une suite de créations. »
Sénac de Mailhan ne goûtait pas beaucoup les écrits du comte de Rivarol ;
et la marquise de Créquy, la vraie et non celle de Couchant, devant laquelle il
exprimait son opinion, l'avait réfuté. Vu la misère des temps, elle lui recon-
naissait une sorte d'originalité dans le style et des aperçus qui ne sont que trop
justes, mais dont il faut se distraire. Et de fait, il y a dans son ouvrage ina-
chevé de la Théorie des corps politiques, des morceaux de première force, et
dans son Journal politique national, dans les Actes des Apôtres, des passages où
sa plume burinait de l'histoire et devançait, par la puissance des prévisions
sociales, le génie de Burke.
26o L'ARTISTE
Gudin, l'un des anciens familiers de M™" de Cheminot, avait arnenc son ami
Beaumarchais. Ce Gudin était fils d'un horloger comme son ami et comme Jean-
Jacques (les horlogers d'alors ont fait souche). Ainsi, à l'e'poque de la guerre de
Genève, il y eut encore un horloger genevois, nommé David Rival, qui, dans
une petite pièce fort répandue, se montra poète facile et étonna Voltaire.
Gudin, qui avait aussi, mais avec peu de succès, couru la carrière du théâtre,
était un homme d'esprit, de savoir, d'imagination et de verve. Il a beaucoup
écrit sur la manière d'écrire l'histoire et sur le règne de Louis XV. Il avait eu
un prix de poésie en 1 771, où se trouve ce vers tant de fois cité à propos
d'Henri IV, et qu'on croit généralement tiré de la Henriade :
Le seul roi dont le pauvre ait gardé la mémoire.
Il a fait beaucoup de contes plus licencieux que piquants : il y a tant de
moyens d'arriver à l'oubli 1 sa vivacité intarissable amusait néanmoins beaucoup
M""" de Cheminot et la mettait en gaieté.
Celle-ci aimait les fleurs à la folie, et ce goût l'avait rapprochée de l'Impéra-
trice Joséphine qu'elle avait fini par voir familièrement. Un jour, Napoléon,
impatienté de sa présence, l'écarta et la bannit d'un coup de coude dans la
poitrine. La Cheminot eut toute sa vie ce coup de coude sur le coeur. C'était
une de ses colères favorites et l'un de ses thèmes pour arriver à l'apologie de la
supériorité du siècle de Louis XV et de Louis XVI. Si elle n'avait été emportée par
des distractions incessantes, elle aurait eu, disait-elle, ses jardins et sa Malmai-
son. Elle avait par compensation, une fleuriste attitrée, qui parait le vestibule et
les escaliers de son hôtel, et elle regrettait d'être devenue bien tard une des habi-
tuées des jardins de Beaumarchais. Voici le billet par lequel celui-ci lui en
ouvrit l'entrée :
« Ce Gudin, madame, dont vous m'entretenez, n'est qu'un envieux de ma
gloire. Si je fais des vers, il les fait mieux que moi; si j'ai une bonne idée, i] en
a une plus profonde. Je n'ai qu'un jardinet : ne voudrait-il pas vous en faire les
honneurs? Pour sauver du moins quelque chose, je vous adresse un billet de
jardin, vous pouvez bien, si vous le voulez, y amener M. Gudin, mais je ne con-
sens pas qu'il vous y mène, madame. Sous prétexte qu'il est mon ami depuis
vingt ans, il voudrait s'emparer de toutes mes curieuses : il y a vingt ans qu'il
m'est insupportable, et j'ai bien peur que ce malheur ne menace ma vie
entière.
« Plaignez le pauvre
< Beaumarchais.
« Ce 12 juillet 1790 » (i).
(t) Billet donné à Feuillet de Conches par W^' de Cheminot.
i
SOUVENIRS D'UN CURIEUX 261
— — ^ ' —m
M"'" de Cheminot aimait à écouter derrière son e'ventail, bien qu'elle eût con-
servé le laisser-aller de la Du Barry, les contes un peu légers de Beaumarchais.
Ces contes la mettaient souvent en verve de chansonnettes, dont elle avait un
abondant répertoire et qu'elle accompagnait sur la harpe. La fameuse chevalière
d'Éon, homme et femme, espion et ribaude, qui s'était depuis longtemps glissée
chez elle, renchérissait, avec mauvais ton, sur Beaumarchais, et se faisait parfois
rappeler à l'ordre par M'"" de Cheminot et par ses fabuleux.
Cet aventurier, d'Éon de Bcaumont, l'un des agents de la diplomatie secrète
de Louis XV, était né le 5 octobre 1728, à Tonnerre, en Bourgogne. Gaillardet,
un des aruteurs de la Tour d". Nesle, né lui-même à Tonnerre, a écrit son his-
toire. Son acte de baptême porte que <. le 7 octobre 1728, a été baptisé Charles-
Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée, fils de noble Louis d'Eon de Beau-
mont, directeur des domaines du Roi, et de dame Françoise de Charanton. »
D'Eon acheva ses études au collège Mazarin à Paris, et devint secrétaire de
M. de Sauvigny, intendant de la généralité de Paris. Il fut reçu presque simulta-
nément docteur en droit, avocat au Parlement et grand prévôt de salle d'armes.
Sa vie est trop connue pour que nous en disions davantage sur cet aventurier,
si fameux par ses travestissements. Nous nous bornerons à dire que, toujours
déguisé en femme, il mourut à Londres, dans la misère, le 9 mai 18 10, âgé de
quatre-vingt-trois ans. De l'autopsie faite solennellement de son corps par
le père Elysée, le fameux premier chirurgien du roi Louis XVIII, il résulte que
le chevalier d'Éon était irrévocablement un homme.
On comprend qu'un aventurier nécessiteux de cette espèce cherchât à s'insi-
nuer dans toutes les sociétés. Il ne lui avait pas été difficile de s'introduire chez
M™' de Cheminot, dont il mit de temps à autre le crédit et la bourse à contribu-
tion. Sa faconde audacieuse, l'intempérance de son langage, la multitude de ses
contes lui avaient fait trouver grâce devant elle; mais se méfiant, en présence de
SCS fabuleux, de l'impertinence desalangue, elle ne l'admettait plus qu'aux jours
non officiels, ce qu'il regardait comme une faveur. « Êtes-vous bien sûre, lui
demanda le malicieux Viennet, à l'un de ses mercredis, que cette chevalière
d'Eon soit une femme? — Assurément, répondit-elle, puisqu'un jour qu'elle,
s'était, il y a bien longtemps, attardée chez moi pendant un affreux orage, je l'ai
gardée à coucher. — Avec vous ? — Mais sans doute; vous savez bien que j'ai le
lit des quatre fils Aymon. » Elle n'avait pas achevé sa réponse que toute la
chambrée partait d'un éclat de rire homérique, auquel elle finit elle-même par se
mêler.
Terminons sur cet ambigu personnage par la citation d'une de ses lettres à
M™» de Cheminot (1).
(i) Lettre donnée à l'auteur par M^c de Cheminot.
îGî L'ARTISTE
Londres, 21 Janvier 1802
« Chère citoyenne Cheminot, qui êtes une des colonnes la plus brillante et la
plus éloquente de notre République puissante, croissante et affermie au milieu
des combats, des batailles, des victoires, des triomphes et des trophées, avec quel
plaisir j'ai reçu votre dernière lettre qui m'a été remise par notre cher et illustre
citoyen Otto !
« Je suis bien charmée que vous ayez eu une conférence particulière avec mon
bon et brave ami de Mourgues. J'ai toujours compté sur la candeur de son âme,
sur la pénétration de son esprit et sur l'amitié sincère qu'il m'a jurée de vive
voix et par écrit. J'ouvrirai avec lui une correspondance qui sera très efficace
pour mon prompt retour, si elle passe parle canal de ma bonne et spirituelle amie
M""" De Cheminot. Elle sera capable de cicatriser mes plaies et de les dessécher
parfaitement, avec le secours de l'honnête, du prudent, du bienfaisant et du pro-
fond citoyen Maret, si puissant auprès du tout puissant Bonaparte, ce héros de
la France, de l'Italie, de l'Egypte, de l'Europe, et qui fait régner dans l'ancienne
et nouvelle Gaule la grâce par la justice.
0 Mais je suis bien fâchée que mon ami de Mourgues ait pris la peine, ainsi
que vous et votre ami M. Cousin, secrétaire du Département de Paris, de par-
courir toutes les listes d'émigrés de ce département et de celui de Tonnerre,
ma patrie, car jamais je n'ai été ni pu être mise sur aucune liste générale ou
particulière d'Émigrés aristocrates et aristocruches, — puisque je suis retour-
née à Londres en lySS, avec la permission du feu Roi, du comte de Vergennes,
pour venir ici poursuivre mon grand procès contre l'héritier du feu Lord Comte
de Ferrers, amiral d'Angleterre, qui a reçu le dépôt d'argent que Louis XVI
avait fait mettre entre ses mains pour moi, par Pierre-Augustin Caron de Beau-
marchais, de célèbre mémoire : et, depuis ce temps, l'amiral Ferrers est mort, et
je ne puis retirer mon argent de la succession de ce noble lord qui était de la
maison d'Anjou-Plantagenet, où tous les biens sont substitués à l'aîné mâle, de
mâle en mâle. Pour moi, je dis de mal en pire ; car à toute cette noble race de
Ferrers, on ne peut lui dire pire que son nom.
« L'honnête, le brave citoyen, l'honorable sénateur M. Barthélémy, mon ami,
a pleine connaissance de tous ces faits, et M. Otto, dès le mois d'avril 1800, a
envoyé à l'honorable citoyen Ch. -Maurice Talleyrand, ministre des Relations
étrangères, copies certifiées par lui de tous mes passeports de la Convention
nationale et du ministre anglais pour mon retour en France, et je vous les ai fait
voir ici ; mais je n'ai fait remettre aucune pétition au brave Lauriston, n'ayant
jamais eu l'occasion de le connaître ; car j'étais déjà sortie de l'armée avant qu'il
fût entré dans la matrice de Madame sa mère," avant même que les trompes de
SOUVENIRS D'UN CURIEUX
2()J
Fallope eussent sonné la charge à l'airivée du brave aide-de-camp de notre héros
Bonaparte.
« Dès 1792, j'ai offert mes services à la Convention nationale, et M. Carnot
l'aîné a daigné y mettre un grand intérêt en étant l'honorable rapporteur de ma
pétition pour servir encore ma patrie avec zèle. Mes services ont été acceptés.
M. Le Brun, alors ministre des Relations étrangères, et M. Pache, ministre de
la Guerre, m'ont envoyé des passeports honorables et des lettres de compliments
très flatteuses, mais ils ont oublié de m'envoyer l'argent nécessaire pour me
mettre en route. Quand j'ai voulu partir, j'ai été arrêtée pour dettes, et je suis
restée ici prisonnière de guerre, sous deux cautions et sur parole d'honneur,
ainsi qu'il est notoire à l'office public du Baillif de la cité de Westminster et à
l'office public du Shérif de la Cité de Londres.
« Comme mes sentiments particuliers sur la nécessité d'une sage réforme en
France, étaient bien connus en Angleterre, tant par mes ouvrages imprimés que
par les papiers publics de Londres, je n'ai pas reçu le secours d'un shelling du
ministère anglais. Car ici les ministres du Roi, comme ceux de l'Église, suivent
à la lettre l'Évangile et disent : Qiiicoiique n'est pas pour nous, est contre nous.
Aussi fière qu'une Écossaise, pour ne leur rien devoir et n'être point mercenaire
des opinions des autres, j'ai travaillé de corps et d'esprit, j'ai vendu ma maison
et mes meubles, j'ai vendu la belle garde-robe que M"" Bertin m'a fait par la
générosité du Roi et de la Reine; j'ai vendu publiquement mon argenterie et mes
diamants, j'ai vendu quelque chose de plus précieux pour moi, savoir plus de
6,000 volumes choisis en langues orientale, grecque, latine et angloise.
n Je n'ai voulu voir ici aucun émigré, ni grand ni petit, ni homme, ni femme,
ni évêque, ni abbé mitre, crosse et à crosser, ni curé, ni prêtre, ni tonsuré et
encore moins de défroqué ; car s'il faut se défier d'un cheval par derrière, d'une
femme par devant, il faut se défier d'un moine de tous côtés.
« Dans ma position à Londres, je suis entourée de dettes indispensables pour
logement, nourriture et habillement. Depuis le 25 août 1796, je ne suis pas sor-
tie douze fois de mon lit, de ma chambre ou de la maison de M'"" Marie Colle,
ma compatriote, qui prend soin de moi ; — mariée depuis plus de 43 ans à
William Colle, engine maker to tlie royal navy of England. Depuis 1792 qu'on a
cessé au trésor national de me payer ma pension alimentaire, je suis restée ici
sans grâce, sans graisse, sans force et sans argent. Comment me serait- il possi-
ble de marcher jusqu'à Paris ou jusqu'à Tonnerre sans argent, sans jambes, à
l'âge de 76 ans, et de laisser ici derrière moi, en Angleterre, un grand nombre de
papiers intéressans, et qu'on ne croit pas intéressans parce qu'on ne les connoit
point?
Quand j'aurais été prophète, comment aurois-je pu prévoir qu'on auroit
cessé, en 1792, le payement de la promesse particulière que Louis XV m'a
264 V ARTISTE
faite, toute écrite et signée de sa main, et cela pour une raison très secrète, qui est
d'une nature que je ne puis la confier et prouver qu'au premier Consul Bona-
parte ? et alors il sera le premier à dire : Secretum Régis abscondere bonum est,
et sacramentum Régis, sictit opéra Dei, revelare et confiteri non honorificum est.
« Comment aurois-je pu prévoir qu'en 1792 on cesseroit de me payer le trai-
tement secret que Louis XV m'avoit fait? que Louis XVI m'a assuré comme
une pension alimentaire et comme un bien paraphernal, que son ayeul m'a
accordé, avec promesse royale de me donner un traitement plus considérable,
lorsqu'il jugerait à propos de me faire retourner en France? Après la mort ino-
pinée de Louis XV, Louis XVI a jugé à propos de me faire retourner à Ver-
sailles et de m'assurer le traitement que son ayeul m'avoit fait, et il l'a confirmé
par un contrat de douze mille livres de rente viagère, passé devant Fourcault
de Pavan et son confrère, notaires à Paris, le 20 septembre 1775, à prendre sur
les fonds destinés annuellement au service des' Affaires étrangères, sur la tête
de M"" d'Éon de Beaumont, cy devant connue sous le nom du chevalier d'Éon,
dont le sieur d'Harveley, garde du Trésor royal et ses successeurs seront cau-
tion. Cette constitution faite par l'ordre écrit et signé du Roi, sans aucune
déduction ni retenue, dans aucun cas, et pour rembourser la dite demoiselle
d'Éon de la somme de cent vingt mille livres, faisant partie d'une plus forte
somme, qui lui était due pour les avances d'argent dans le service secret, poli-
tique et militaire du feu roi Louis XV en pays étrangers, dont copie collation-
née a été envoyée en avril 1800 par M. Otto à M. de Talleyrand, ministre des
Relations extérieures à Paris, et certifiée et collationnée par lui.
« Comment puis-je quitter Londres, si cet honorable ministre, si éclairé et si
juste, n'a pas la bonté de représenter mon cas tout particulier au premier consul,
pour me faire parvenir quelques années de ma pension alimentaire, qui me
mettent en état de payer ici mes dettes indispensables, et partir honorablement
pour l'honneur de l'ancien ministre plénipotentiaire de France à Londres, et
pour moi-même ? J'ai servi utilement ma patrie dès ma jeunesse, je n'irai pas la
desservir dans ma vieillesse.
« M. Otto sera témoin de l'emploi que j'en ferai pour payer, ici, mes dettes
légitimes. Hélas! rhon cœur ne (peut) plus contenir les sentiments de douleur,
d'espérance, de sensibilité et de gratitude dont il est plein envers M. Otto,
M. Maret, et mon cher ami de Mourgues, qui veulent bien s'intéresser puissam-
ment à mon triste sort.
« C'est au grand Bonaparte que j'adresse mes prières et mes vœux comme au
Dieu Mars qui a épuré les métaux; il a purifié les mœurs féroces des enfants
mal léchés de la liberté et du libertinage ; il les a éprouvés comme l'or et l'ar-
gent qui a passé par le creuset des chimistes et des alchimistes, et par le feu des
combats, des batailles et des victoires.
SOUVENIRS D'UN CURIEUX 2G5
« Dieu se sert de Bonaparte pour en faire le modérateur et le protecteur de
la Gaule, ancienne et moderne, cisalpine et transalpine, parce que son adminis-
tration est une re'gence de justice nationale, d'équité générale et personnelle,
fortifiée par son génie, son courage, et par la gloire d'une paix qui assure le
bonheur de la France, qui semblait s'en aller à néant sans notre grand Bona-
parte.
« Paix, santé et prospérité à tous nos bons et illustres pacificateurs de l'Eu-
rope et à l'aimable Charlotte Cheminot, bonne amie de l'ancienne citoyenne
Charlotte-Geneviève-Louise-Auguste
« d'Eon de Beaumont.
« P. -S. — Pour votre instruction particulière et celle de mon cher de Mour-
gues, je ne vous enverrai point les certificats de mes services militaires et poli-
tiques ; je me contenterai de joindre quelques témoignages modernes pour
accélérer mon retour à Paris. »
La bonne Mm» de Cheminot s'employa beaucoup pour relever l'équivoque
personnage, et réussit peu. Il avait tellement fatigué les échos de ses doléances,
de la bassesse desquelles on vient d'avoir un échantillon, que tous en étaient
las.
Quant à notre Ninon, elle continua à tenir ses mercredis. Sa société s'aug-
menta d'un M. Cagnard, receveur ge'néral dans le Var. L'un des habitués les
plus vifs, les plus en dehors, était ce même Viennet, déjà nommé, que naguères
nous avons entendu lire à l'Académie française ses amusantes fables politiques
et son Epître à ses quatre-vingts ans. Il l'avait connue assez jeune encore et
avait vu se renouveler, dans cette galerie fantasmagorique, des générations de
fabuleux. Parmi eux se distinguait Bannefroy, un ami et associé de M. Roy,
depuis, quatre fois ministre des finances sous la Restauration. Venu jeurre, avec
Roy, du Fay-Billot, il l'avait introduit aux mercredis. La tête ornée d'ailes de
pigeon, beau, souriant, prenant du tabac en homme de cour, taillé sur le patron
d'un grand seigneur, Bannefroy faisait gaiement sa partie d'épigrammes avec
le grand d'Espagne, prince de Masserano, et prenait part volontiers, d'un air
doux et calme, aux niches que le narquois Viennet faisait à la Divinité, et
celle-ci, trompée par l'allure paterne de Bannefroy, n'avait eu garde de le soup-
çonner.
Très éloignée de l'avarice de la galante M"e La Guerre, cette héroïne de
l'Opéra, fille d'une marchande d'oubliés, M"'= de Cheminot, plutôt prodigue
que ménagère, avait cependant une manie, c'était de faire figurer à ses ambigus
un grand gâteau de Savoie en forme de tour ou de Panthéon, avec Amour en
pâte au sommet, sans jamais y mettre le couteau. Impatienté de voir sans cesse
2f.C
/. 'A R TJS TIC
reparaître en scène ce comparse aussi ambitieux qu'inutile, Viennct avisa, avec
le Curieux, de piquer au-dessous une épingle chaque mercredi, comme jeton
de présence. « La tour prends garde de te laisser abgttre ! » On l'abattit un
jour, au grand désespoir de la dame, et l'on y compta quarante épingles. La
tour avait duré dix mois, existence assez belle pour un gâteau.
M"'" de Cheminot vieillissante n'était pas dévote, faute de trouver le temps
de le devenir. Enfin, après une assez courte maladie, tout à coup déchue de
ses derniers regains de beauté, elle ne fut plus qu'une vieille médaille plâtrée.
Une rechute l'abattit tout à fait, elle eut peur, se hâta de faire quelques
bonnes œuvres, et l'on trouva le moyen de la faire mourir en façon de sainte,
fort confessée et saturée d'eau bénite. Elle avait institué pour son exécuteur
testamentaire le gendre de M. Bannefroy, M. Amelin, conseiller à la cour
royale de Paris, auquel elle associait les conseils, qu'elle suivait peu, de M. Da-
vid, un homme éminent, que nous avons connu conseiller d'État et chef du
bureau du commerce, sous le règne de Louis-Philippe. Fidèle jusqu'au der-
nier jour à sa manie aristocratique, elle avait choisi pour légataire universel,
non pas quelque mince rejeton de famille de Pont-à-Mousson, mais un petit
magistrat, à elle tout à fait étranger, et qui, de fortune, avait l'honneur de porter
le nom de De Cheminot qu'elle avait adopté.
F. FEUILLET DE CONCHES.
LE SALON DE L'ESSOR
LETTRE DE BRUXELLES
PRÈS les XX, qui provoquant régulièrement une
bataille d'art, dont il convient de les féliciter,
voici l'Essor, plus ancien en date, vivant des
ressources de son cru, sans recourir à l'étran-
ger, et progressant d'année en année. Depuis
douze ans, la phalange s'est augmentée, fortifiée,
et les débutants d'autrefois sont aujourd'hui en
pleine possession d'eux-mêmes.
Le premier est, à coup sûr, M. Jules Frédé-
ric; ses amis même le considèrent ainsi, bien
qu'il ait la modestie de ne pas s'en douter. Son envoi de ce jour le place
dorénavant parmi nos premiers artistes, et l'on peut le classer définitive-
ment parmi les jeunes maîtres de l'école moderne. En une vaste frise, com-
posée de onze panneaux, il fait, au fusain, l'histoire du Lin, depuis la moisson
jusqu'à la chemise, en passant par toute la genèse de l'industrie linière.
268 L'ARTISTE
Simples panneaux décoratifs, croira-t-on sans doute. M. Frédéric voit plus
haut et plus loin ; sa main donne de la grandeur à ce qu'elle touche ; et de telles
œuvres ne devraient quitter la salle d'exposition, que pour entrer dans un
musée, où l'on pût aller, comme à un pèlerinage, les admirer en sa dévotion
d'art. L'espace nous manque pour détailler les merveilles de M. Frédéric, que
l'Essor a l'insigne honneur de posséder. Il nous faudrait citer et analyser tour
à tour ses trois têtes d'enfants, qui rappellent avec tant de bonheur les inou-
bliables Bo'échelles; des paysages, vallons pleins de soleil, où l'herbe se velouté
de tendres clartés ; une impressionnante Tête d'ouvrier ; d'autres choses encore,
où l'artiste ne faut jamais aux promesses anciennes, si magistralement tenues
aujourd'hui.
Une impression générale de cette exposition nous est restée, bonne pour les
questions de facture, mauvaise pour celles de tendances. Il nous semble que
l'art devient trop littéraire, tend à fixer des idées et non des formes ; qu'il ne
se borne plus à donner ce qu'il voit, mais ce qui est au delà de la simple
vision physique. Nous admirons assurément M. Lévêque, dont un carton gris
reproduit les affres d'un Démoniaque, tordu de douleur à la vue du crucifix que
lui tend une implacable main; la ligne est nerveuse, la composition habile :
mais nous y revivons du Péladan ou du d'Aurevilly — qui sont gens de lettres.
N'est-ce pas de la littérature aussi que nous offre M. Ernest De Bièvre, en
ses dessins où s'immobilisent des idoles aux mamelles pendantes, aux têtes
d'Apis, qui semblent destinées à illustrer le livre d'Éliphas Lévy ? Nous savons
que la Kabbale est de mode; on s'occupe beaucoup des choses occultes, dans
la littérature courante, et les romanciers se livrent avec excès à la « culture »
du grand arcane, mais en art, à moins d'être Gustave Moreau, ou simplement
Fernand Khnopff (que l'Essor a malheureusement perdu), ce genre doit rester
aux poètes ou bien aux décorateurs plus ou moins érudits des Eden-
théàtres.
Les recherches de ce genre nuisent souvent; à notre sens, le peintre doit
voir, sentir, et ne pas paraître trop savoir: M. Delville, un tout jeune, qui,
depuis certaine jeune fille en jaune de joyeuse mémoire, a fait de considérables
progrès, nous donne, entre autres œuvres d'une plus belle allure, le tableau
d'une malheureuse en mal d'enfant; tableau qui, malgré de réelles qualités de
faire, choque par son caractère gynécologique trop précis. Il faut plus que du
talent pour sauver de tels sujets, et M. Jean Delville ne prétend certes pas avoir
déjà du génie. Les chairs, en cette toile, sont bien observées; la poitrine gon-
flée et tendue par le spasme de la douleur, les yeux révulsés, les mains tordues,
expriment l'horreur voulue, mais c'est de l'horreur insuffisante en art. Autre
part, le même artiste expose une femme à demi nue encore, qui ressem-
ble à la première par cette recherche névropathique que nous signalions. Regard
LE SALON DE L'ESSOR 269
éteint, mains sèches, corps abîmé, elle ressemble, avec sa longue aiguille
piquée japonaisement dans les cheveux, à certaines fleurs du mal de ce
magicien Rops, dont M. Delville a subi l'évidente et d'ailleurs infuyable
empreinte.
Ce qu'il nous faut noter ici, tout en prévenant le lecteur que nous sommes,
en le cas présent, bien suspect de partialité, c'est l'exposition de M. Léon Herbo.
Depuis bien longtemps, nous avons dit et écrit combien sa couleur nous était
déplaisante ; de nature exubérante, il exubère aussi dans ses tableaux, et les
tons s'y entendent mal ensemble ; c'est comme un vieux ménage! Nous avons
assez de ses orientales dont les yeux ont les proportions de l'infini, les lèvres
une volupté de sorbets et les seins un ton de fraise artificielle. Tableaux pour
l'exportation, trop vite faits, trop facilement vendus — médiocres, sinon mau-
vais. Lorsqu'il se prend au portrait, M. Herbo se montre tout autre ; un scru-
pule le saisit, et sa facture elle-même se modifie. Son portrait du Colonel
O'Sullivan de Terdecq, du 2" Guides, est remarquable d'allure et de ressem-
blance. Le beau militaire que tout Bruxelles connaît, est campé avec une
crânerie superbe; sous l'arcade sourcillière, relevée à droite par l'habitude du
monocle, l'œil brille expressivement; le teint est vivant, l'homme est sous la
tenue brillante, avec son air vainqueur de soldat. Dans une note plus sobre et
moins éclatante est la tête de notre confrère Francis Naiitet du Journal de
Bruxelles. 11 est là dans la pose que nous lui connaissons ; accoudé, cigarette à
la main, binocle aux yeux, souriant, bon enfant qui critique sans le vouloir;
et lui aussi vit intensément dans ce portrait à fond sombre qu'éclaire sa bonne
figure franche et loyale.
Sur un chevalet, où l'on a déposé les couronnes qui ornaient douloureuse-
ment, à l'église, le catafalque de Charles Warlomont, se dresse le portrait du
soldat mort en terre d'Afrique (i). M. Herbo connaissait le lieutenant vigou-
reux et beau que la mort a pris, et, avec le secours d'une simple photographie,
est parvenu, de souvenir, à reconstituer en quelques jours les traits de celui
qui n'est plus. Il faut qu'il ait mis son cœur en ce tableau pour être parvenu à
un tel résultat de ressemblance, d'animation, et plus : d'une tristesse que n'a
pas le portrait-carte et qui nimbe l'expression jadis si joyeuse du frère aîné
que l'on ne verra plus jamais. Notre partialité est bien légitime, et ici nous ne
pouvons voir ni dessin ni couleur, nous voyons une tombe que M. Herbo a
délicatement fleurie de son art.
(i) Charles Warlomont, lieutenant au régiment des Grenadiers, frère de notre colla-
borateur Max Waller, mort le 2 février 1888, à Borna (Congo), au service de l'État indé-
pendant du Congo. (N. d. 1. d.)
270 L'ARTISTE
C'est une mauvaise ide'e qu'a eue lu famille de feu Léon Evrard, de réunir,
en une salle de l'Essor, les œuvres du jeune peintre qui promettait tant. L'ar-
tiste, après des tâtonnements qui n'étaient pas exempts de défaillances, était
arrivé à une note définitive dans l'art décoratif. Certains cartons, où s'exquisse
la vie de l'ouvrier, ont une belle allure, et tout faisait espérer pour Evrard un
avenir dans le genre où il commençait à trouver sa voie. Nous aurions voulu
que rien ne rappelât les débuts du pauvre camarade, et que l'on ne tint
compte que de ses coups d'essai derniers qui faisaient présager des coups de
maître prochains.
Maître ! ainsi apparaît Adolphe Mamesse, en ses paysages où la nature s'illu-
mine de fluides clartés; nous lui reprochions autrefois les reflets métalliques
de certains étangs où sa palette semble se complaire; aujourd'hui ces duretés
ont disparu, l'harmonie des tons est faite, et certaine église villageoise, plantée
en la solitude d'un verger où les arbres sont comme les croix feuillues du
cimetière, est une toile de premier ordre qui classe définitivement le peintre
parmi nos meilleurs paysagistes. Sans recourir aux méthodes nouvelles, encore
incertaines, M. Hamesse caresse ses toiles d'une gamme de couleurs saines,
justes, où se mobilise, en des sentiments poétiques, la nature vue par un médi-
tatif de talent; dans ce genre, il faut citer son Coin d'étang, le soir où flotte la
vague mélancolie des heures crépusculaires. Dans une autre note est Alexandre
Marcette, l'Anversois qui, en ce moment, modifie, à Rome, son coloris souvent
sombre ; le ciel bleu se reflète en lui maintenant, et la gaité se fait en ses évo-
cations ; notre climat ofl're des atmosphères plus subtiles à transcrire que
celui, tout en vif, du midi ; c'est ainsi que Léon Dardenne tente de porter sur
ses toiles les gris si fins de nos brouillards. La Vue de Bruxelles, prise du haut
de la terrasse que le jeune peintre a disposée jouxte son atelier, est, bien qu'un
peu terreuse, d'un intime sentiment ; ce n'est pas encore œuvre faite. M. Léon
Dardenne est un chercheur, épris de son art, dont il possède déjà les ressorts,
mais qui n'a pas indiqué la voie où le portera son ductile talent. Il est, comme
M. Fernand Delgouffre, dans la période hésitante qui déconcerte la critique.
Nous aurions beaucoup à dire sur l'envoi restreint de ce dernier qui, de
peintre amateur qu'il était, il n'y a pas très longtemps, est aujourd'hui clerc de
la confrérie essorienne. Son paysage, une rue croulante, est plein de qualités.
Et si l'on peut discuter la sauce rosée dont il est baigné, il faut y reconnaître
un réel souci de vérité vécue. Les deux études, Torses féminins, ne sont pas
non plus exempts de fautes.; le coloris a de vagues duretés qui se corrigeront
a
<
5
272 L'ARTISTE
lorsque le peintre sera plus maître de lui-même. Il nous faut les noter comme
de très heureuses indications, et en applaudir l'audace.
M. Orner Coppens apparaît sous un jour nouveau. Sans tomber dans les
exagérations du néo-impressionnisme, il a des tendances hardies, et marche
allègrement au but. Son Lever de lune, sur la digue de Heyst, traité en bleu
sur bleu, est vraiment attachant. Cette plage crépusculaire, où semble épandue
la voie lactée, avec, sur la mer calme, quatre barques éparses, et au fond, le
point rouge du phare lointain, est d'une grande simplicité de facture et d'un
très communicatif sentiment.
Nous n'en dirons pas moins de VOrion de M. De VIeeschouwer, un dessin
de nuit bien travaillé et méritant.
M. Amédée Lynen est encore un « littéraire ». Sa Sorcière, décorativement
encadrée de dessins magiques et symboliques, n'est pas une trouvaille à vanter.
Outre qu'elle n'a rien de bien satanique, on y découvre de singulières défail-
fances d'exécution. Les jambes de la femme sont en bois, sans nerfs, muscles,
ni satig; et la composition générale manque de relief et de nervosité. La femme
de M. Delviile, dont le torse nu éclate de lumière, a un bien autre frissonne-
ment de perversion ; au reste, M. Lynen se rattrappe avec sa Fille de cabaret,
bien juste et très amusante en sa vulgarité flamande. Il y a un peu de Lynen
aussi dans la frise de la Procession de Fumes, où M. Dardenne a mis toute si
verve, mais qui n'a pas de qualités fort personnelles.
Puisque nous sommes parmi les joyeux, il nous faut noter le cas de M. Eu-
gène Van Gelder, peintre et critique à la fois, demi-peintre et demi-critique,
dont les articles ont une saveur douteuse de peinture, et les tableaux des pré-
tentions littéraires qui se devinent. M. Van Gelder, en une exposition incohé-
rente, fit naguère de merveilleux pastiches de Raffaclli. C'était de la critique
d'art, satiriquement mordue au pinceau, et la galerie eut un succès de franc
rire. Seulement, à force de blaguer RaiTaëlli, M. Van Gelder s'est laissé pren-
dre à l'influence de l'impressionniste parisien, et les ouvriers qu'il représente,
sérieusement cette fois, ne sont plus du tout de M. Van Gelder ; celui-ci a
péri par où il avait péché, et c'est la revanche de Raffaëlli !]
MM. Houyoux et Halkett sont tous deux en progrès; ils avaient le même
défaut de vulgarité qui faisait oublier bien de leurs mérites et suffisait à écarter
la sympathie. Sans nous arrêter à une Ondine réjouissante, dont la lyre en
carton a des drôleries inconnues, nous pouvons faire l'éloge d'une Petite
fille en blanc que M. Houyoux a délicatement et presque élégamment travail-
lée. Un portrait de M. Halkett nous a fait la même surprise agréable.
M. Louis Ludwig cumule les talents de peintre et de sculpteur. La Fillette au
pain est un pastel de belle marque, où l'on sent, aux nervosités du modelé, la
main qui sait manier la cire vierge.
LE SALON DE L'ESSOR 27J
Ne faisant pas ici de distribution de prix, nous omettons volontairement cer-
tains noms qui nous semblent assez obscurs. Un journal d'art, auquel malheu-
reusement des partis pris excessifs enlèvent la force de la sincérité, a jugé bon
d'étrangler, en quelques clichés d'intransigeance facile, l'Exposition de l'Essor.
Les jeunes peintres du groupe ne seraient que des « conservateurs » et des
épuisés. C'est injuste et inexact. Il est aisé de casser des vitres en art, et avec
art ; mais l'étonnement n'est pas toujours de l'admiration, et, à notre sens, il
est plus méritoire d'être remarquable et remarqué par une valeur qui ne doit
rien à l'audace. L'Essor, assurément, ne se livre pas à des orgies de néo-im-
pressionisme; mais, marchant dans une voie qu'ont illustrée des maîtres, il
marche d'un pas ferme et sûr. Que l'on examine La petite fille et la brebis de
M. Jean Degreef, on reconnaîtra que ce n'est point banal, — loin de là. Une
salade de tons crus, fatiguée par une main experte en pareille cuisine ; des cou-
leurs vives qui ne choquent pas et dont l'habile superposition produit un
intense effet de lumière estivale.
D'une note plus atténuée est l'envoi de M. Dierickx. Celui-ci voit gris, et ses
toiles ont quelque chose de vaguement enfumé. C'est ainsi que le Portrait de
Jules Lagaë, d'une extrême ressemblance, d'un beau modelé, semble fait par
un temps de brouillard. Nous préférons les deux motifs décoratifs où M. Dierickx
met une envolée plus sincère, et qui indiquent pour l'artiste une route où nous
le rencontrerons victorieux.
Dans ses Pécheurs de Doel, M. Armand Heins nous rappelle un peu le maître
Ter Linden, par les tons rosés de son eau ; soir mélancolique transcrit avec une
grande douceur et montrant, par la sûreté du trait, que M. Heins est, non
seulement peintre, mais expert dessinateur. Au même sentiment triste appar-
ient le Soir d'impasse de M. William Jelley ; il semble qu'un son d'orgue du
'dimanche monte de ce coin sombre où les maisons rêvent comme des êtres
vivants, au milieu des obscurités naissantes. Certains coins de Pieter de Hooghe
nous ont, avec plus de majesté, produit l'impression de ce tableau fait d'âme et
de pensivité.
Nous ne pouvons passer sous silence MM. Mayné et Neuhaus, qui cependant
n'attirent guère. La Procession du premier, composée avec une recherche hono-
Krable, est le résultat d'un grand effort ; mais M. Mayné n'a pas joint à la sim-
ple facture matérielle, le frissonnement religieux qui était requis. Il y a même
Lun peu de charge en ses personnages vulgaires, paysans et désagréables à
■voir ; on ne pourrait guère critiquer l'ordonnance de cette procession, mais l'in-
1888 — l'artiste — T. 1 )8
274 L'ARTISTE
terprétation en est peu avenante et les tons s'y choquent de façon plus que
criarde ; M. Neuhaus, de qui nous nous sommes laissé dire qu'il est élève de
Von Uhde, n'est guère moins déplaisant. Reprenant le thème de M. Hermans
{A l'aube), de M. Giron (Les deux sœurs), et de M. Simons (l'Abandonnée), il
nous fait une variation peu intéressante sur le pauvre enviant le sort du riche.
Une mariée sort de l'église et un ouvrier semble trouver cela très douloureux.
Aussi tout le tableau est-il en demi-deuil : de la craie qui broierait du noir 1
Après avoir signalé l'Étang, d'une vaporeuse poésie, de M. Camille Wolles,
le pénétrant Coin de place de M. Baertsoen, une Sanguine, de M. Ciamberlani,
deux portraits de M. Duyck, l'envoi de M. Hannoteau, tombons dans le
plâtre, la cire et le bronze que M. Juliens Dillens triture toujours avec la
même vigueur. Épris des formes effilées et graciles, l'artiste à qui nous devons
l'exquise Figure tombale et l'élégant Allegretto, se révèle une fois de plus parmi
les premiers, dans une cire réduite : Projet de monument funéraire à un homme
d'État. Si c'est de Charles Rogier qu'il s'agit, voilà qui ferait mieux que la tra-
ditionnelle statue où l'on immortalise de notre temps la redingote des grands
hommes. Couché aux pieds de la Gloire, qui tient au-dessus de sa tête les pal-
mes que le temps ne flétrit point, dort l'illustre défunt. Le groupe est simple
de ligne, mais c'est un groupe où les parties s'accordent et font un parfait
ensemble, un groupe d'une allure austère et grande, que nous espérons pou-
voir admirer un jour sur une de nos places publiques.
M. Devreesse, outre un amusant dessus de pendule qui représente une Ama-
^one, expose une statue de Palfyn, l'inventeur du forceps, statue refusée au
concours en même temps que celle de M. Jules Lagaë qui lui fait vis-à-vis. (On
sait que M. Vinçotte a eu le triomphe aisé dans ce concours où le "mot :
« Place aux jeunes ! » eût peut-être dû lui suggérer un courtois désistement.)
M. Devreese a fait un Palfyn sans forceps et se livrant sur une tête d'enfant à
un mesurage craniologique ; à part ce manquement, son homme est heureuse-
ment traité. Mais à l'exemple de M. Lagaë, il n'a pas suffisamment fouillé son
œuvre ; cela manque de nerfs et de vie ; les deux Palfyn sont figés dans les
plis de leur cape, sous laquelle on devine peu la palpitation du corps. Le
même reproche est à faire à M. Samuel qui drape l'ami Léon Dardenne dans
son manteau des grands jours, sans faire valoir les sinuosités pittoresques de
ce vêtement (célèbre à Bruxelles 1). L'allure et la tête sont justes; l'ensemble est
froid. M. Samuel se multiplie, au reste. Témoin son Au soir, statue en gran-
deur naturelle d'un travailleur de l'âge d'or, travailleur dûment nu, qui, au
retour de la tâche, rentre au bercail, chargé de ses outils, et se grattant la
cuisse gauche avec sincérité. Tout jeu à part, certains détails sont bien obser-
vés et rendus, et l'œuvre peut être comptée comme une promesse de marque.
Est-ce tout? Je le pense.
LE SALON DE L'ESSOR
275
Ce que nous retirons de ce Salon, comme effet géne'ral, c'est le grand souci
de travail de tous ces jeunes artistes. L'Essor re'unit un groupe d'éle'ments
pleins de vie et d'e'mulation. Si d'aucuns ne piaffent pas dans les landes où
l'on s'égare souvent, ils ne piétinent pas sur place et font avec simplicité et
avec sincérité — de l'Art.
MAX WALLER.
LES FEMININS DU ROMAN
DICKENS ET M. ALPHONSE DAUDET
iCKENS est ne à Londres, dans les brouil-
lards; M. Daudet à Nîmes, enplein soleil.
Les origines sont bien tranchées : nord,
midi. Les talents le sont moins. Il serait
assez te'mcraire de refaire ici, après
M. Taine, après M. Montégut, après tant
d'autres, le parallèle de l'Anglais et du
me'ridional, etdes artistes dechaquepays.
Surtout cela ne servirait qu'à montrer
chez nos deux écrivains une singulière
transposition, un singulier échange de
lignes essentielles, propres à la race et au
climat. Est-ce l'épanouissement démesuré, l'excès des émotions, le bouillonnement
perpétuel des méridionaux ? Dickens a mis tout cela dans ses livres. Est-ce la
faculté d'observation et d'analyse, qui procède du dehors au dedans, qui s'exerce
à droite et à gauche, pêle-mêle, sur tous les types rencontrés, qui permet de les
»M:^(r <wmni^
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LES FEMININS DU ROMAN
277
creuser, de découvrir les rouages les plus fins, d'étudier sur eux l'action des
chocs, des poussées, des courants extérieurs, des passions de toute sorte ? Mais
cette faculté anglaise, c'est celle que nous admirons tant chez M. Daudet ; de
même le pessimisme, cette plaie du nord, on la trouve au suprême degré dans
certaines pages de Jack, de VEvangéliste, du Nabab. Par contre, Dickens voit
dans le fait particulier le fait général, dans l'individu le type : ses personnages sont
surtout créés de toutes pièces, il est visionnaire autant qu'un Provençal.
Il y a donc eu échange entre les patrimoines des deux races; le domaine anglais,
nettement séparé du méridional sur plusieurs de ses parties, est allé le joindre sur
une autre, et sur une autre encore a été rejoint par lui. En même temps il y a eu
rencontre, union sur un vaste terrain à égale distance des deux pôles, le terrain
féminin.
Il est bien féminin cet espace indéfini que nous essayerons de limiter. Les deux
romanciers n'y ont pas seulement contemplé et fouillé à loisir ces fins visages, ces
adorables caractères de femmes qu'ils nous décrivaient à mesure. Ils n'y ont pas
seulement découvert le charme, ce parfum de calme et de songe, dont leurs œu-
vres sont imprégnées. Ils ont surtout réussi à établir entre eux et le public fémi-
nin une secrète entente, qui rattache perpétuellement les lectrices à leurs romans,
et les ramenait toujours fidèles, à chaque nouveau chef-d'œuvre. Il n'est pas de
femme d'esprit un peu cultivé qui ne connaisse à fond les œuvres de M. Daudet;
il n'en est pas qui n'ait lu Dickens, du moins aux moments de grand loisir, car
cette lecture exige plus d'attention. Pourtant les aventures racontées par l'un et
par l'autre sont à peine romanesques ; les figures à secret que M. Daudet nous a
quelquefois présentées, bien des femmes n'y peuvent mettre qu'un nom, sans y
rattacher aucun souvenir. Enfin tous ces livres sont très sains ; aucun d'eux n'a
eu le sort de Madame Bovary : les maris les permettent, les recommandent à
leurs femmes ; ce ne sont pas des fruits défendus.
D'un livre simplement feuilleté, il en est comme d'un tableau simplement en-
trevu — ce qui frappe d'abord, ce qui retient ensuite, enfin ce qui plait au premier
examen, c'est surtout la couleur. Une femme se promène au Salon, sans savoir
tout à fait par cœur le compte rendu des journaux : elle traverse une salle tapis-
sée d'inconnus, et elle fait glisser son regard sur chaque toile, juste assez lente-
ment pour qu'autant de petites taches multicolores se soient formées au fond de
ses yeux. Elle passera ainsi, mais il suffira, pour l'arrêter, d'une teinte dans telle
ou telle tache, d'une nuance qu'elle aime, ou qui la saisit par sa force, son éclat,
sa délicatesse. Elle s'approchera et elle regardera un instant, quoi ? souvent un
278 L'ARTISTE
tableau qui n'a qu'une jolie apparence d'idée. — Cette femme achète un livre, un
roman, qu'elle oublie tout le jour sur sa chemine'e. Restée seule le soir, en ren-
trant du théâtre, elle aperçoit le délaissé, et très confortablement enfoncée dans
ses oreillers, elle se met à couper les pages, distraitement et n'importe où, au
milieu, à la fin. Elle songe beaucoup à la soirée écoulée, à la robe de M""X..., à
la moustache en crins de M. Z. (non, cette moustache !), à la moustache en soie de
M. Y. (oh! cette moustache!); et le couteau fait son œuvre, les pages tournent,
les taches se succèdent comme au théâtre, mais toutes noires et toutes laides : le
sommeil vient. Quelquefois pourtant trois heures, quatre heures après, la dor-
meuse veille encore : même elle lit furieusement, et si l'on cherchait comment le
pauvre livre a pu chasser les souvenirs et le sommeil, on apprendrait bien vite
qu'une seule phrase, une seule expression a accompli le miracle : non pas l'idée,
la forme. Bon gré mal gré il a fallu finir le paragraphe, le chapitre, revenir en
arrière, pousser ensuite plus avant, et le livre se ferme, achevé souvent, vers cinq
heures du matin, cela grâce à des trouvailles de style.
Ce triomphe de la couleur dans un état extrême, presque désespéré, s'accentue
et s'affirme, plus indiscutable encore, au grand jour. Là, c'est aux premières pages
que le plaisir commence, et que cet amour tout féminin de la forme visible et
tangible trouve à se satisfaire. Chez M. Daudet la couleur déborde : c'est un
éblouissement continuel. On dirait qu'il a gardé dans le cerveau tout le ciel de
son midi, ces décors prodigieux où il fait mouvoir ses personnages, ces costumes
étincelants dont il les revêt, où nous les reconnaissons tout de suite, mais que
nous comparons avec un peu d'envie à notre propre défroque. M. Daudet, quand
il écrivait le Nabab, regardait Paris en méridional; dans Numa Roumestan, dans
les deux Tartarins, peut-être a-t-il un peu trop regardé le midi en Parisien. Là
du moins les idées et le langage avaient déjà tout leur cortège d'images bien
vivantes : les moindres mouvements intérieurs se traduisaient en énormes effets,
d'une richesse et d'une variété de tons incroyables : il suffisait de copier. — Avec
cette ressource inépuisable d'images qu'il conserve en lui-même, ou qu'il tire de
ses modèles, M. Daudet peut introduire ses lectrices aux plus mystérieux détours
des problèmes psychologiques, tout en leur évitant la peine de l'abstraction. Elles
n'aiment guère à manier de simples idées, sans corps, sans figure réelle ; même
la description toute nue d'un état d'esprit les fatigue, quand cet état n'a pas son
contre-coup immédiat dans une expression de physionomie, dans une attitude,
dans un fait matériel. L'image les frappe, évoque à leur pensée tout ce que le
romancier voulait leur montrer ; et il n'importe alors qu'il s'agisse, par exemple,
d'un danger physique, ou d'un danger moral, étrange et compliqué.
La touche de Dickens est tout aussi puissante, mais moins habile. Il ne s'em-
barrasse jamais de pure psychologie, et qu'il ait à peindre un visage, un carac-
tère, une situation, c'est toujours par le dehors des choses et des êtres qu'il nous
LES FEMININS DU ROMAN
279
révèle leur existence intime. Les portraits de ses personnages sont achevés
comme ceux que trace M. Daudet : ils restent invariablement physiques : toutes
les pensées, tous les sentiments percent l'enveloppe, et nous apparaissent dans
une contraction du visage ou dans un sourire, dans un geste, dans un acte quel-
conque. D'ailleurs si Dickens a peu de goût pour l'abstraction, sa tendance natu-
relle le porte aux enchaînements d'images; ce sont des traînées de poudre toutes
préparées : une étincelle tombe et la traînée s'enflamme. Chaque roman renferme
ainsi une foule de hors-d'œuvre, des morceaux taillés en plein drap poétique, et
qui à première vue semblent ajoutés après coup.
Les deux romanciers décrivent volontiers les choses, à l'occasion sans doute
d'un fait quelconque, mais au fond pour elles-mêmes. Le résultat est merveil-
leux, l'évocation complète; ici encore cette vision subite de l'écrivain, qui lui
inspire l'image, tombe comme un éclair sur son esprit déjà préparé. Ce travail
antérieur pour les êtres, c'est une longue étude psychologique : pour la nature
c'est une attraction qui n'est pas identique chez Dickens et chez M. Daudet.
L'un et l'autre ont pénétré la vie des choses; ils en ont eu l'impression très
vive d'abord, puis l'intelligence complète : par delà les feuilles, les écorces et
les moelles, par delà les croûtes rocheuses, dans l'alternance des innombrables
phénomènes que chaque saison fait naître, c'est la vie universelle qui les a
saisis. — Mais comme elle se montre plus douce en Provence ; comme la nature
s'épanouit, jusqu'à l'excès parfois, dans le bien-être de ce climat béni : on
l'entend chanter son hymne de joie dans le bruissement qui court par les blés,
quand la brise fait onduler les épis d'or; on la voit gaiement souriante au fond
du nid à teinte douce que la rose nouvelle garde pour son abeille préférée, et le
soir quand la nuit tombe, on la retrouve lasse de désirs, avec cette chaleur qui
monte par bouffées vers le ciel, comme du corps de la femme aimée au visage
de l'amant penché vers elle. On s'imagine volontiers un habitant du midi qui
passerait des mois, des années, à guetter l'éclosion des fleurs, à écouter le cri
des cigales. La joie de cette nature est contagieuse; on est au milieu de son
exubérance comme dans un bain qui assouplit les membres, qui rend le corps
plus léger, et donne à l'être tout entier un surcroît de vitalité. On se sent unité
dans ce grand tout; on y éprouve un sentiment d'étroite solidarité, que
n'inspire presque jamais la foule humaine. On participe à cette vie intense;
c'est d'une sympathie indéfinissable qu'elle entoure l'homme, c'est avec la même
sympathie que l'homme la contemple et l'admire dans ses moindres détails. —
Voilà sans doute le genre d'attraction que la nature a dû exercer sur
M. Alphonse Daudet; son tempérament de méridional, les circonstances de sa
première jeunesse l'ont conduit à une intimité confiante, presque amicale avec
les choses : de là lui est venu, non pas l'amour même de la nature qui était
inné, mais dans cet amour une nuance toute spéciale de reconnaissance
28o L'ARTISTE
attendrie. Tout cela se marque dans une certaine complaisance à parler d'elle,
sur le ton de flatterie discrète et d'éloge sincère que l'on a pour une bienfaitrice
et une amie.
Ce lien entre la nature et l'e'crivain, que les descriptions font supposer chez
M. Daudet, il est tout autre chez Dickens. L'attraction, ici, est irrésistible,
impérieuse : elle ne procède pas d'une sympathie raisonnée. L'écrivain la subit.
On ne voit même pas qu'il y éprouve ni plaisir, ni peine : c'est une inspiration
poétique qui le saisit et le secoue, comme un oracle sur son trépied. D'ailleurs,
la source même de cette agitation est en lui : il faut bien qu'elle soit en lui,
puisque le même lyrisme reparait, pour le récit d'un acte humain, comme pour
la description d'une nuit d'orage en rase campagne. Seulement le champ des
actions humaines est borné; l'invention poétique, qui ne trouve pas une matière
suffisante dans le drame, cherche à côté des ressources nouvelles : elle fait
intervenir, elle enchâsse dans le drame même des éléments qui d'apparence y
sont fort étrangers. La nature est là, qui livre à l'artiste la variété infinie de ses
formes, de ses couleurs; la poésie, rien qu'en nous la contant, peut se faire
calme ou orageuse, ensoleillée ou noire : elle ne trouve de limite à son essor
que dans les forces du poète, jamais dans l'immense étendue du sujet. C'est une
forte tentation pour un romancier qui est en même temps jioète de mêler de
simples descriptions à son récit. Mais il risque d'oublier très vite le récit même
au milieu des fleurs, des arbres, dans la mer d'Islande ou dans un coin du
Berry; le lecteur s'impatiente et saute les pages. Chez Dickens l'intérêt du
roman ne faiblit pas, le mouvement de l'intrigue ne s'arrête pas un instant,
parce que la nature elle-même y joue son rôle. Elle sollicite un personnage à
quelque crime atroce, elle en avertit un autre du péril qui le menace, elle mur-
mure des choses tendres à l'oreille d'une jolie fille, elle souffle des pensées
d'ambition, d'amour, de colère, d'envie ; c'est un immense personnage qui sur-
veille les petits êtres humains et les dirige souvent, dont la vie se mêle sans
cesse à la nôtre, agit sans cesse sur la nôtre, sur notre caractère, sur nos
sentiments, et même à notre insu, sur nos volontés. Et cette vie, avec tous les
menus faits qui la composent, est indéfiniment morcelée par le monde ; la
moindre fleurette a son langage de gaité, de chagrin, de coquetterie; les longues
landes de bruyère psalmodient une désolation lancinante, les vieux rocs off"rent
à toutes les variations leur gravité immuable : dans les arbres, dans les eaux, le
poète croit retrouver tous les états de cette âme immense, s'accumulant et
se succédant. C'est là qu'est la vraie poésie, dans cette idée de la nature, bien
plus que dans la peinture des formes et des couleurs.
Le romancier anglais, les yeux fermés, contemple dans son esprit la vie des
choses, y met une pensée, des sentiments, généralise démesurément, et nous
découvre enfin sa conception grandiose. Le méridional, en véritable artiste.
LES FÉMININS DU ROMAN
281
s'étend au milieu des oliviers, dans un coin de champ, et se berce avec amour du
parfum, du murmure, de la tiédeur des choses qui l'enveloppe. Le premier crée,
le second décrit : les deux procédés s'opposent l'un à l'autre : les paysages ne sont
ni étudiés, ni compris, ni rendus de même manière; mais les tableaux se
ressemblent, la nature n'en forme jamais que le fond. Il y a toujours au premier
plan un personnage errant sous les arbres, luttant contre la pluie et le vent,
dont le visage s'éclaire du reflet des feuilles, ou se voile de leur ombre, dont les
pensées ou les gestes sont comme soutenus et renforces par la physionomie des
choses. Le personnage est matériellement le centre : il force les regards par son
importance, il les attire aussi tout naturellement, quand ces regards le cherchent.
Bien des yeux ne comprennent pas le paysage sans personnage : ils n'y voient
qu'un assemblage de couleurs, habile, curieux, mais lassant et froid. Bien des
esprits n'ont pas compris davantage la nature sans l'homme, en dehors de
l'homme; ce qu'ils se rappellent des montagnes de Suisse ou d'Auvergne, des
plages de Normandie ou de Bretagne, c'est une joie ou une tristesse, succédant
à d'autres plaisirs et d'autres ennuis, une impression, un moment de leur vie.
Cette habitude est bien féminine. Une femme rapporte tout à elle-même ; sans
le vouloir, elle se fait centre, ou elle se fait juge ; elle ne songe point à pénétrer et
à reconnaître la justesse d'une manière de voir qui la choque au premier abord :
elle ne songe pas davantage à abstraire sa personnalité devant un paysage, à
chercher une émotion simplement esthétique. L'impression qu'elle emporte,
emprunte la couleur, non pas des choses, mais de ses pensées du moment. Dès
lors, pour la satisfaire, il faut que le roman lui montre la nature comme un
décor, ne servant qu'à situer un événement, qu'à préciser la vérité d'un carac-
tère, ne servant en un mot qu'à mieux faire voir les personnages. C'est bien là
le résultat qu'ont atteint Dickens et M. Alphonse Daudet : la lectrice ne voit que
le résultat. Quant aux moyens employés, aux procédés artistiques, et surtout à
la conception philosophique, elle ne s'en soucie guère. C'est pourtant cette con-
ception, ce sont ces procédés qui donnent tant d'allure et de force aux descrip-
tions des deux romanciers; c'est parce qu'ils ont vu dans la nature autre chose
qu'un décor, c'est parce que M. Daudet l'a aimée pour elle-même, parce que
Dickens lui a donné une âme, — c'est grâce à ce travail caché, que, dans ces
romans, la vie de la nature est si intense, et, se confondant avec la vie propre
des personnages, contribue si puissamment à leur évocation.
II
C'est le don souverain de l'artiste d'évoquer des choses et des êtres, de
décrire si nettement les objets, que le lecteur en ait comme une perception
282 L'ARTISTE
directe, et de monter si habilement ses personnages, que le lecteur les sente
vivre. Décrire est à la portée de tous les esprits justes, mais faire de la vie,
trouver l'étincelle, c'est le privilège bien rare des artistes de premier ordre.
L'exactitude, la finesse, la persévérance, toutes ces honnêtes qualités ne sufliscnt
plus, ni même la délicatesse et l'habileté de l'analyse : on ne peut s'empêcher,
sans doute, de suivre avec admiration le scalpel qui évolue à travers les organes
les plus délicats, mais cela rappelle l'amphithéâtre, et cela sent terriblement le
cadavre. Le créateur est essentiellement visionnaire. Peu importe d'ailleurs la
manière dont la vision est amenée dans son esprit : il est même utile qu'elle ait
été précédée d'une analyse minutieuse, que l'argile des personnages ait été
soigneusement pétrie, que leurs costumes à la dernière mode soient tout prêts,
étiquetés, rangés par ordre, que les décors même soient brossés et emmagasinés :
c'est l'oeuvre du penseur et du praticien qui font corps avec le grand artiste. Le
créateur vient ensuite qui jette la vie, et fait de ces matériaux inertes un monde
grouillant et agité, dont l'existence subsistera indéfiniment à la sienne.
N'est-ce pas ainsi que procède M. Daudet ? Tout le monde connaît l'histoire
de ses petites notes, des bouts de papier où il fixait à mesure, en promenade, en
voyage, une physionomie, un trait de mœurs, un coin de paysage : son obser-
vation était incessante, en dépit, peut-être même à cause de sa myopie prover-
biale. Depuis ses premières années d'enfance dans la maison Sabran à Nîmes, à
travers les péripéties de sa jeunesse, jusqu'à son arrivée à Paris, les circons-
tances ont toujours donné ample pâture à cette curiosité aiguë. Les petits
papiers ont dû s'amasser; mais c'était de simples documents, et quand la
publication du Nabab a révélé aux lecteurs un écrivain vraiment créateur, la
vision avait agi.
A lire Dickens, on serait tenté de croire que, chez lui, la vision a toujours
seule existé, et que l'hyperhémie du cerveau se tourne en hallucination; mais une
foule de détails ont trop de précision, d'originalité, pour n'avoir pas été longue-
ment observés. D'ailleurs son ami Forster nous l'a montré petit enfant, puis
adolescent, assez malingre, trop faible pour prendre part aux jeux, aux exerci-
ces, s'asseyant à l'écart et se contentant de regarder. Il a toujours regardé
autour de lui, dans l'étude de soUicitor où il était clerc, à la Chambres des
communes où il fut ensuite sténographe, chez ses amis; puis c'était un flâneur.
Il a raconté lui-même ses courses interminables à travers Londres; il suffirait de
lire quelques-uns de ses romans, en particulier, Bleak-House, ÏAmi commun,
pour comprendre quelles études formidables de patience ont préparé, chez lui
comme chez M. Daudet, l'œuvre du créateur.
Ces études se sont étendues indéfiniment, et chez les deux romanciers ont
embrassé une multitude incroyable de personnages, qui peu à peu ont pris
place dans leurs œuvres. Cette observation semble donc avoir été surtout ezté-
LES FEMININS DU ROMAN
283
rieure, portée vers les autres individus, plutôt que concentre'e au dedans, sur le
woi. Elle n'a rien perdu de sa force à se répandre ainsi. D'ailleurs, c'était un
besoin impérieux pour des esprits de cette vigueur, de sortir d'eux-mêmes et de
s'élancer dans le mouvement du dehors. L'analyse continuelle, exclusive du
moi, convient davantage au simple penseur, appliqué, réfléchi, scientifique.
Dickens et M. Daudet sont quelque chose de plus. Puis l'analyse personnelle a
ce grave danger d'être un peu restreinte pour l'œuvre d'art : les romans qui ne
reposent que sur elle donnent l'impression d'une existence retirée, solitaire,
intéressante peut-être, plutôt curieuse. Ce sont des monographies de quartiers
ou de paroisses. Au contraire, avec la variété des types, on a sous les yeux le
grand spectacle humain ; on ne le perd jamais de vue chez Dickens et chez
M. Daudet. Leurs œuvres semblent autant de fragments d'une histoire générale
de nos mœurs.
Entre les deux genres de romans, il y a la différence d'une sonate à une sym-
phonie : les difficultés sont singulièrement plus grandes dans la symphonie. Il
s'agit de faire la hiérarchie exacte des instruments, le groupement harmonieux
des timbres, d'amener chaque entrée au moment précis : c'est en un mot la
vraie composition, qui est une partie de l'œuvre de création. Dans un roman,
l'émotion du lecteur dépend presque entièrement de l'habileté de composition ;
le lecteur ne peut s'intéresser à la fois à sept ou huit événements divers, de même
que son oreille ne peut goûter en même temps sept ou huit mélodies. L'unité
s'impose nécessairement à l'écrivain, surtout quand il veut mettre des masses en
mouvement; la vérité de l'œuvre, ses chances de succès sont à ce prix.
Nos deux auteurs montrent bien ici leurs différences d'origine. Dickens, en
vrai Germain est un peu diffus : du moins, il paraît tel à la première lecture. Il
montre successivement tant de faits, tant de personnages, tous si intéressants,
qu'on se sent un peu perdu : on ne distingue pas les premiers rôles des utilités,
et l'impression que l'on garde n'est pas une. Avec de l'habitude pourtant, et une
lecture très attentive, on reconnaît qu'en réalité tous les faits présentés se tien-
nent, s'enchaînent ; il n'en est pas d'inutile. Mais l'auteur n'a pu résister, à pro-
pos de chacun d'eux, à l'envie de lécher les contours, et de jeter une pleine
lumière, il a tout à fait oublié la perspective. — En revanche, M. Daudet
compose comme un Latin, surtout dans ses deux dernières œuvres, l'Évangéliste
et Sapho. Là, l'émotion ne risque jamais de s'éparpiller : toutes les parties de
l'œuvre sont étroitement rattachées à l'idée principale, qui se déroule ainsi nor-
malement; les valeurs relatives sont scrupuleusement observées. Le roman ne
paraît jamais long : la lecture en est toujours facile.
Par ce côté, M. Daudet est plus goûté des femmes, qui veulent dans un roman
une intrigue fortement bâtie, de même que, dans le paysage, elles veulent un
personnage, un centre. Quant aux figures accessoires, c'est tout au plus si elles
a84 L'ARTISTE
les acceptent, et il semble qu'elles devraient se laisser aise'ment rebuter, en lisant
Dickens ou M. Daudet, par le nombre des personnages.il se trouve au contraire
que cette multitude leur plaît, les attire; qu'en parlant de chaque roman, elles
insistent toujours sur ce plaisir spécial d'y voir beaucoup de personnages.
Sans doute, cette exception est encore un des merveilleux effets de la puissance
créatrice : toutes ces figures ont une grande vitalité ; toutes, elles constituent
des types que l'on n'oublie jamais plus. Puis ces êtres vivent comme nous; ils
ont leurs passions, leurs convoitises ; ils s'enlacent ou se déchirent, et la lutte se
fait d'autant plus vive que les affections ou les intérêts en présence sont plus
nombreux. Le roman devient un drame, souvent un drame terrible, où une
foule d'existences se trouvent compromises. Le lecteur s'enflamme aux péri-
péties de la bataille : il s'attache passionnément aux chefs, les héros du roman ;
car c'est leur sort qui se joue dans ce grand combat. C'est pour eux ou à cause
d'eux que les combattants en sont venus aux mains : ils apparaissent au-dessus
de la foule qui les entoure, grandis par la fidélité de leurs amis, et l'acharnement
de leurs adversaires, avec le prestige d'un rôle supérieur. — Tel apparaît le
Nabab, au milieu de la meute de gens tarés qui se disputent des lambeaux de sa
richesse, en face de la haine acharnée de Mme Hémerlingue, joué, exploité,
bafoué et défendu seulement par le dévouement de Géry, l'amitié un peu dédai-
gneuse de FéliciaRuys, et la protection plus dédaigneuse encore de Mora. Mora
lui-même, au-dessus de Jansoulet, comme on sent bien qu'il est la clef de voûte
dont la chute entraînera l'écroulement de tout l'édifice, l'espoir auquel se rac-
crochent ces noyés, ses amis, ses partisans, sa maîtresse de huit jours Félicia
Ruys, et jusqu'au régime qui s'était incarné en lui. Ailleurs, dans V Évangéliste,
par exemple, la lutte s'établit autour d'Élinc Ebsen, dont les affections et la per-
sonnalité même sont ardemment disputées entre sa famille et M"»» Aulhemans.
Dans Fromont jeune et Risler aîné, Sidonie dispose de la maison de commerce
de son mari, de M. Fromont, de Désirée Delobelle ; tout dépend d'elle, toutes les
catastrophes arrivent par sa faute. — Dickens nous a montré aussi M. Dombey,
semant le malheur autour de lui, et son fils, sa fille, persécutés par les petits
tyrans que son orgueil réunit autour d'eux, soutenus au contraire par d'autres
personnages, qui n'ont de raison d'être que leur dévouement pour eux. Dans
V Ami commun, c'est à John Harmon, à sa disparition mystérieuse, à son héri-
tage que tous les personnages doivent d'être rassemblés : c'est lui qui est aussi
la cause du terrible assassinat d'Eugène Wrayburn. Dans Bleak-House, la mort
d'un simple copiste, la situation gênée d'un ancien soldat, une foule de petits
faits aussi insignifiants atteignent et renversent LadyDeadlock; des êtres obscurs
comme le clerc Guppy, comme la femme de chambre, travaillent dans l'ombre à
sa perte, et amènent enfin le sombre drame qui termine le livre.
Pendant le cours de la lecture on est saisi, empoigné, secoué : dans toutes ces
LES FEMININS DU ROMAN
285
œuvres, un drame rapproche plus ou moins e'troitement les nombreux person-
nages ; au point de de'part ou à l'issue, on trouve toujours une catastrophe. Mais
cette catastrophe n'est pas de même nature chez les deux romanciers ; le danger
qu'ils font naître, à côté des personnages principaux, qu'ils font grandir et
éclater, c'est chez Dickens un danger physique, et chez M. Daudet une sorte de
danger moral.
M. Daudet ne montre presque jamais la vie directement menacée; elle n'est
point en cause dans Sapho, dans V Evangéliste ; dans le Nabab la mort de Jansoulet
n'est qu'une conséquence de sa ruine; le roman est déjà fini, quand elle arrive;
de même dans Fromont jeune et Rislcr aîné, le suicide de Risler vient simplement
après la faillite de la maison, après la découverte de l'adultère de Sidonie qui
sont le véritable sujet du livre; le roman des Rois en exil ne raconte que la lutte
désespérée de la reine déchue contre ceux qui l'ont dépouillée, contre son mari,
contre la destinée. — Dickens au contraire a toujours donné la place principale,
essentielle, à la faim, à la misère, aux privations de toute sorte, aux souffrances
physiques, celles qui se découvrent et qui saisissent au premier abord; ses per-
sonnages ne sont généralement très malheureux que par ce côté, Olivier Twist,
Barnabe Rudge, le pauvre Joe (Bleak-House), même le petit Dombey La
jalousie, l'orgueil, l'inquiétude apparaissent tout de suite au dehors, de même
que c'est du dehors que l'auteur les a aperçues et décrites. Il semble que Dickens
ait été surtout frappé de ces marques extérieures d'une souffrance parfois morale.
Je plus souvent physique. Comme observateur, il avait des sensations d'une viva-
cité extrême; sur cet instrument trop délicat, trop vibrant, la moindre pression
était un choc; on s'imagine la série de secousses qu'il devait éprouver au contact
de tous les faits qui révèlent une douleur. Le fait en lui-même, l'apparence, l'im-
pressionnait tout de suite d'une façon décisive. Comme compositeur et romancier,
il tirait ensuite les conséquences nécessaires de ses observations. Les souffrances
physiques, arrivées à leur paroxysme, poussent aux actes violents ; la faim fait voler,
assassiner; la jalousie mène au crime lorsqu'elle est à l'état d'obsession physique;
la peur même décide à l'action. Dickens est simplement logique, en imaginant
tant de suicides, tant de^crimes; il est vrai qu'au besoin il dépasserait un peu les
conséquences normales. — Puis il a beaucoup regardé les couches très basses de
la société; en transportant dans le roman ce milieu agité, troublé, corrompu,
généralement ignoble, il s'est bien gardé de le transformer et de l'embellir. Il
nous l'a montré dans toute sa laide vérité, avec ses vices honteux, ses appétits
débridés, avec un désir incessant de revanche contre le sort, tous les instincts en
un mot poussés vers un seul but, qui est la jouissance coûte que coûte. Dans ce
milieu, les êtres sont de véritables brutes sauvages, sinistres, faisant le mal pres-
que par plaisir, mais qui ne manquent pas quelquefois d'une sorte de grandeur.
Hugh, de Barnabe Rudge, le bandit dans Olivier Twist sont des monstres à leur
286 L'ARTISTE
façon, des colosses de cruauté, intrépides et impitoyables. D'autres comme le vieux
juif, comme Riderhood (l'Ami commun) mettent plus de ruse et d'intelligence
dans leur infamie : ils s'entendent à merveille à construire quelque plan ingénieux
que les premiers se chargent d'exécuter.
Le romancier promène ses lecteurs à travers ces bas-fonds, mais sans jamais
les éclabousser; cette excursion n'est pasdu goût de tous les esprits. Les femmes,
qui ont par-dessus tout un sentiment raffiné de propreté, font un peu la moue
avant de s'engager dans ces faubourgs sales, mal éclairés, dans ces tavernes sor-
dides et puantes qui bordent la Tamise, vers un cimetière de pauvres qui n'est
qu'un charnier. Seulement, la première répugnance surmontée, les impressions
que l'on recueille dans ce monde nouveau sont si vives et si originales, que l'on
y retourne volontiers. On y éprouve jusqu'au plaisir du danger, un danger ima-
ginaire, mais qui fait presque illusion à certains passages, tant Dickens y a mis
de couleur et de vie. —r A Paris il est un certain nombre de femmes, très intelli-
gentes, très névrosées, qui se plaisent à courir les bouges infects, les tavernes où
se réunissent les voleurs, les escarpes et autres gens de même acabit; au fond la
curiosité est pour peu de chose dans ces singulières promenades ; c'est le danger
qui attire. Pourtant les Parisiennes préfèrent d'ordinaire le danger qui n'expose
pas leur vie, mais où se jouent leur repos, leur bonheur, leur honneur même,
celui qu'on appelle le danger moral. C'est celui dont elles savourent le montant
dans l'histoire de Félicien Ruys jusqu'à" la chute, dans les Rois en exil. La saveur
est plus pimentée encore dans Fromont jeune et Risler aîné, où le danger c'est
la découverte d'un adultère ; avec Numa Roumestan, la situation change : c'est
l'infidélité du mari qui menace. Quant à ÏEvangéliste, la lente captation d'Eline
Ebsen se rapporte beaucoup moins aux expériences personnelles et habituelles
des lectrices; le roman est moins goûté.
III
Quand un romancier observe et peint des souffrances humaines, quelles qu'elles
soient, il peut bien n'être pas ému lui-même, mais il doit chercher à émouvoir
ses lecteurs, et il y réussit quelquefois par son talent, son habileté dans l'exécution.
Ce n'est qu'un tour de force; l'émotion vraie, profonde, se communique; elle ne
passe chez le lecteur que pour être née d'abord chez l'écrivain. Chez Dickens et
chez M. Daudet, elle s'est produite, nous n'en pouvons pas douter; à contempler
des misères de toute sorte, comme il s'en trouve dans les grandes villes, il leur
est venu au cœur une large pitié pout tous les êtres qui souffrent. C'est de la pitié,
et non pas du dégoût, que Dickens montre à l'égard des misérables ; c'est aussi de la
pitié que M. Daudet a pour les victimes qu'il nous présente. L'impression doulou-
reuse s'est profondément enfoncée en leur âme,et l'émotion jaillit irrésistiblement.
LES FEMININS DU ROMAN 287
En cela ils se ressemblent; puis, l'un et l'autre ne se contentent pas d'exprimer
de la façon la plus saisissante les faits qui doivent nous toucher; ils ne se bornent
pas à mettre dans ces faits l'éloquence qui les a frappe's. Eux-mêmes, ils prennent
la parole dans une sorte de paraphrase et racontent leurs propres impressions,
leur pitié personnelle. C'est un coup de crayon qui souligne vigoureusement le
passage important à lire : l'attention est vivement attirée, et, par le commentaire,
s'applique une seconde fois au récit même.
En général les critiques reprochent amèrement cette tendance aux deux auteurs ;
ils rappellent que l'art consiste, non pas à tout dire, mais à tout faire voir, à
évoquer plus qu'on ne raconte, et, par exemple, à inspirer plus de pitié qu'on n'en
exprime. Tout cela n'est pas douteux : il est certain qu'en pure esthétique l'inter-
vention des deux écrivains dans leur récit laisse bien à désirer. Encore faut-il
examiner quel est l'effet produit. Or, sur l'immense majorité du public, même du
public très éclairé, la parole de l'écrivain agit, avec une puissance qu'on ne peut
nier. Les lecteurs lui ont une sorte de reconnaissance pour les sentiments qu'il
exprime à l'égard de ses personnages. Les femmes surtout l'admirent et l'aiment.
C'est qu'il apparaît en personne dans ses phrases émues : la lectrice qui connaît
son talent par le reste de l'œuvre le trouve là, lui, l'homme, Dickens, M. Alphonse
Daudet. Et elle est heureuse de savoir son impression, de la partagera mesure
qu'il la raconte ; le but de l'œuvre est en somme pleinement atteint.
Quelle est pourtant chez nos deux auteurs la cause de cette attitude, quelles
sont les raisons qui leur font ainsi découvrir, contre toutes les règles, l'intimité
de leur nature?
Chez Dickens, il en est une que l'on trouve presque à chaque page : il subit la
tyrannie du fait, il s'emporte, et passe tout de suite de la compassion pour la vic-
time à l'indignation contre le bourreau. Il est moraliste comme tous ses compa-
triotes, mais pas de la même façon. Son ironie ou sa colère ont d'autant plus
d'occasion de se donner carrière qu'il voit dans la société, dans son fourmillement
d'injustices, de vices, de turpitudes, la cause de tous les maux. Sa morale est
celle d'un socialiste, au sens très large et très élevé du mot ; il se désole de cette
hérédité permanente delà souffrance à l'égard d'êtres innombrables; il s'indigne
de l'hérédité permanente de l'égoïsme chez ceux qui devraient soulager les misères,
et faire de la charité l'excuse de leur bien-être. Il cède aussi à sa tendance habi-
tuelle vers le général; comme il dépeint des souffrances qui frappent tout une
classe, il s'attaque aussi à des types, le fourbe, l'hypocrite, ou bien encore à une
institution. Ainsi, dans l'Atni commun il s'est attaché à rendre toute l'horreur
qu'inspire aux pauvres fiers le work-house : une vieille femme, Betty Higden,
réduite à la dernière misère, entreprend un long voyage pour gagner un peu
d'argent, et ne pas mourir dans un établissement de charité. Dickens se retourne
vers les comités de bienfaisance.
288 L'ARTISTE
n Milords et gentlemen, et vous honorables comités qui à force de remuer des
« immondices, et de recueillir des scories et des cendres, avez e'difié une mon-
« tagne prétentieusement stérile, défaites vos honorables habits, et prenant les
« chevaux et les hommes de la reine, hâtez-vous de l'enlever, ou la montagne
« s'écroulera et vous ensevelira tout vivants.
« Oui, milords et gentlemen, oui, honorables comités, appliquez-y les principes
« de votre catéchisme, et avec l'aide de Dieu, mettez-vous à l'œuvre; il le faut,
1 milords, il le faut, gentlemen.
« Lorsque les choses en sont arrivées à ce point, qu'ayant à notre disposition
n un trésor pour soulager les pauvres, nous voyons les meilleurs d'entre eux
« repousser notre pitié, se dérobera nos regards et nous déshonorer en mourant
<i de faim parmi nous, il n'y a pas de prospérité, milords, il n'y a pas de durée
0 possible. Peut-être ces paroles ne sont-elles pas dans l'évangile selon
« Podmap (i) : et qui voudrait les prendre pour texte d'un sermon, ne les trou-
« verait pas dans les rapports du Board-of-Trade; mais elles n'en expriment pas
« moins un fait qui est vrai depuis le commencement du monde, et qui restera
« une vérité jusqu'à la fin des siècles.
« Cette œuvre dont nous sommes si fiers, qui n'inspire nulle crainte au men-
« diant de profession, et n'arrête pas le briseur de fenêtres ou le filou rampant,
« frappe cruellement celui qui souffre et remplit d'eff"roi le malheureux digne
« d'estime. Il faut changer cela, milords et gentlemen, il le faut, honorables
0 comités, ou dans un jour de malignité ce système nous perdra tous.
« La vieille Betty Higden accomplissait son laborieux pèlerinage, et vivait
(i comme le font tant d'honnêtes créatures pour qui la route est pénible; allant
« courageusement devant elle, afin de gagner une faible pitance, et de mourir
« sans passer par le work-house, la seule ambition qu'elle eût ici-bas. »
Ce ton de satire amène et vraiment éloquente apparaît dans Bleak-Hoiise, dans
Olivier Twist, dans Dombey et fils, etc., — toutes les fois qu'il s'agit d'êtres
misérables, habitants de faubourgs, de quartiers infects, voués d'une part aux
angoisses du paupérisme, et de l'autre aux tentatives désespérantes des faux
apôtres de religion.
En France, la misère est moins affreuse qu'en Angleterre, de même que l'opu-
lence moins répandue : à Paris, il faut gagner les fortifications, et remonter jusqu'à
la rue Marcadet, pour retrouver un peu des bouges de Londres : les villes pure-
ment industrielles présentent peut-être davantage ce lamentable voisinage de
palais et de taudis. Mais la charité publique, très active toujours et très discrète,
arrive à soulager bien des maux ; et, sans même parler des petits commerçants, la
classe ouvrière, dans le temps ordinaire, se maintient au-dessus de la pauvreté.
(i) Personnage du roman.
LES FEMININS DU ROMAN 289
Aussi M. Alphonse Daudet n'a pas les emportements de Dickens; et d'ailleurs,
comme son étude attentive pénètre jusqu'aux tortures morales, sa pitié va droit
à ceux qu'elles frappent injustement. Tout au plus dans certaines parties de Jack
et du Petit Chose a-t-il représenté des souffrances purement physiques et causées
par le besoin; mais on sent l'émotion plus profonde, quand il parle, dans le Nabab
de M""= Jenkins, dans Y Évangéliste de W"" Ebsen, dans Numa Roumestan de
Rosalie et de M""» le Quesnoy, — toutes innocentes et toutes victimes, l'une d'un
coquin qui la tient perpétuellement angoissée avec la menace de révéler l'irrégu-
larité de leur liaison ; une autre, d'une femme froidement exaltée, élevant le succès
de son œuvre au-dessus des affections humaines; celles-ci, la mère et la fille,
victimes encore et de leurs maris, par le même égoïsme, dédaigneux chez M. le
Quesnoy, insouciant chez Numa.
Si M. Daudet s'attarde ainsi à nous montrer toute l'étendue de sa pitié, c'est
peut-être qu'il savoure le plaisir spécial de l'émotion. Les méridionaux sont ainsi
faits; ils trouvent une extrême jouissance dans la simple vibration de leurs nerfs,
quelle que soit la cause de la secousse, joie ou chagrin. Peut-être M. Daudet n'a-
t-il pu se désaccoutumer de cette tendance. Il semble même y avoir ajouté cette
joie de l'artiste, qui, à peindre ou à écrire, s'abîme tout entier dans son sujet.
C'est l'artiste qui veut parler, qui parle — et quelle admirable langue — à côté de
ses personnages. Voici une simple phrase, très sobre, à propos des couches de
M"»» Roumestan, l'éternelle désillusionnée, trompée dans son amour, dans son
respect filial, dans ses espérances de maternité. Il y a une voix à côté de celle de
M"": Roumestan, une voix que nous connaissons bien et que nous distinguerions
entre mille.
« S'abandonner sur un lit de torture, les yeux clos, les dents serrées, pendant
(c de longues heures coupées toutes les cinq minutes d'un cri déchirant et qui
(1 force, subir son destin de victime, dont toutes les joies doivent être chèrement
« payées, ce n'est rien quand l'espoir est au bout ; mais avec l'attente d'une désil-
« lusion suprême, dernière douleur où les plaintes presque animales de la femme
« se mêleront aux sanglots de la maternité déçue, quel épouvantable martyre 1
« A demi tuée, sanglante, au fond de son anéantissement, elle répétait : « Il est
Cl mort ! il est mort ! » lorsqu'elle entendit cet essai de voix, cette respiration
« criée, cet appel à la lumière de l'enfant qui naît. »
M. Daudet jouit en artiste de ses propres sentiments, de même que Dickens
étale les siens, en vrai moraliste, en socialiste, en prêcheur. C'est là en eflfet un
côté particulier de leur talent à tous les deux et de leur nature ; l'artiste, le mora-
liste ne disparaît jamais. Mais ce n'est qu'un côté un peu extérieur: leur pitié
vient de plus loin, et leur manière tient à une disposition plus intime de leur
caractère.
Leur pitié s'adapte merveilleusement au caractère du personnage qui en est
1888 — l'artiste T. I ly
290 L ARTISTE
l'objet : pour la chute de Fe'licia Ruys, c'est un regard triste et discret avec une
expression de pénible regret d'une telle ignominie ; pour M"'" Ebsen, ce sont de
bonnes grosses larmes ; pour Tom Pinch, pour Jean, le serrement de mains,
énergique et viril par lequel on prend part aux grandes douleurs d'homme; pour
Esther Summerson, pour Miss Nickleby, pour Agnès, pour M"»" Roumestan, une
parole simple et forte ; pour les enfants, une lamentation naïve et tendre, où le
cœur se fond.
Voir souffrir les enfants, c'est la peine la plus vive des sensibilités délicates ;
ils n'ont rien pour résister, ils ne sont pas faits pour le chagrin. Leur rôle ici-bas
est d'être heureux, et quand la douleur s'achnrnc après eux, il semble que toute
la nature se désole et se révolte. Les hommes restent muets de stupeur devant
ces tristes injustices du mal, devant ces déchirures saignantes, qu'ils aperçoivent,
et qu'ils se sentent incapables de panser. Il faut à ces plaies la main légère, douce,
d'une mère, d'une grande sœur, en tout cas d'une femme; les femmes pénètrent
jusqu'au fond l'es maux des enfants — enfants d'âge ou de caractère, à dix ans
ou à vingt; — elles ont, pour les apaiser, de ces effusions qui semblent des cares-
ses, et, pour les raconter, de ces paroles qui semblent des larmes. Ne dirait-on
pas que c'est une femme qui a écrit l'inimitable chapitre du désespoir de Désirée .
Delobelle, de sa tentative de suicide et de son sauvetage? un simple fait divers
pourtant. — Une femme encore qui conte les nocturnes promenades de Florence
Dombey, sa descente épeurée, le soir, du grand escalier froid de la vieille maison,
et ses haltes près du cabinet de son père dont elle mendie l'affection, l'oreille
collée à la porte, toute frissonnante sous la légère batiste. — Une femme toujours,
qui se tient au chevet de « ma mère Jacques » et qui lui ferme les yeux, ou qui
berce l'agonie du petit Dombey, et nous répète « ce que lui disent les vagues? »...
Sans doute, à peindre de pareilles scènes avec un tel charme d'émotion,
d'attendrissement vrai, les hommes sont impuissants. Les femmes n'ont pas
réussi davantage ; on chercherait vainement dans les œuvres de George Sand
ou d'EUiot, — à ne prendre que les principales — la nuance exquise que nous
admirons ici. Ne semble-t-il donc pas que cette manière, si spéciale, soit le pri-
vilège de quelques artistes, dont la nature d'homme s'est en certains points es-
tompée et féminisée? Cette façon de sentir, cette façon de rendre, on les retrouve
à chaque instant dans le langage des femmes, à propos de leurs enfants; puis,
par une étrange fatalité, il arrive que la plume à la main, ces mêmes femmes
n'ont plus cette sensibilité, ni ces mots, ces tournures qui semblaient ne les
devoir jamais quitter. Elles sont, en quelque sorte, dépossédées de ce coin si
enviable de leur domaine sensitif. Chez Dickens et chez M. Daudet, le phéno-
mène est inverse; il ne paraît pas, d'après ce qu'ont dit et écrit leurs biographes
et leurs amis, que dans la vie courante on découvre en eux ce lyrisme involon-
taire du cœur ; chez l'un la parole était simple, cordiale, ou au contraire sarcas-
LES FEMININS DU ROMAN
291
tique et violente ; chez l'autre elle est incisive, imagée, en somme nullement fé-
minine. Mais à la table de travail tout change : les facultés sont tendues pour
l'œuvre de création, l'être tout entier s'emploie à la besogne, et dans cet élan
général les sensations anciennes renaissent transfigurées ; la sensibilité surtout
subit une excitation démesurée, les émotions antérieures de pitié ou de tendresse
se trouvent décuplées, et se traduisent en phrases brûlantes où l'on sent encore
la fièvre. Une nature d'homme un peu tendre devient par là nécessairement lyri-
que. Nous avons vu que Dickens et M. Daudet sentaient l'un et l'autre très vive-
ment ; il n'est pas surprenant que le travail de la composition, venant ensuite,
produise en eux cette effervescence, cette vibration, inouïe, presque doulou-
reuse. On dirait par moments que leur sensibilité est comme exaspérée. Il faut
bien alors qu'elle trouve à s'exhaler ; il n'est pas de mot assez touchant, ni de
tournure assez attendrie ; il n'est même pas de limite à ce débordement. Tout
cela est féminin, les expressions, le ton, le genre de l'émotion : tout cela était,
pour ainsi dire, en puissance chez les deux romanciers, et ne devait apparaître
que sous le coup d'une excitation particulière. Pour eux cette excitation résulte
de l'élaboration d'une œuvre d'art ; pour d'autres elle consistera dans la présence
d'une femme particulièrement désirée, dans quelque fait spécial qui met en jeu,
à lui seul, ces notes silencieuses du clavier. Dans tous les cas la tendance préexiste,
et elle fait de tous ces hommes, artistes ou non, ce qu'on pourrait appeler, assez
justement, semble-t-il — des Féminins.
{A suivre.
LOUIS DELZONS.
L'EXPOSITION DES AQUARELLISTES
E renouveau nous ramène, tous les ans, l'esposi-
tion des Aquarellistes; mais il faut bien conve-
nir que, depuis une dizaine d'années que cette
association existe, pour quiconque s'y est inté-
ressé assidûment et a suivi ces expositions,
l'imprévu, cette fois, n'y a qu'une mince part.
Rien ne ressemble tant aux productions de
l'année présente, que celles de l'année qui pré-
cède. Toujours les mêmes exposants prati-
quent, aux applaudissements du même public,
leur petite industrie d'imageries patiemment
coloriées, destinées à soutenir, par delà l'Atlan-
tique, la renommée de la Société d'Aquarellistes français.
Heureusement nous retrouvons, parmi ces derniers, quelques paysagistes qui
réhabitent l'aquarelle, et dont les œuvres ofTrent un réel intérêt d'art. De cette
estimable catégorie de paysagistes, nous ne proscrivons pas les peintres de
marines, de fleurs,- de sport, etc., tous ceux dont le talent ne s'enlise pas dans
ce genre faux et convenu à qui le mauvais goût du jour a fait une vogue déplo-
L'EXPOSITION DES AQUARELLISTES
293
rable. En ce genre, M. Charles Delort triomphe à peu près sans partage, si l'on
en juge par la profusion avec laquelle les marchands d'estampes reproduisent,
en d'habiles fac-similé, ses aquarelles sèches et mièvres : heureux temps que
celui à l'admiration duquel les originaux de M. Delort ne suffisent pas ! Puis-
que, d'après le docte pre'cepte de Boileau,
Il n'est point de degré du médiocre au pire,
nous pouvons nous dispenser, après M. Delort, de nous arrêter à M. de Cuvil-
lon à qui il ne reste même pas l'habileté du préce'dent, mais qui, en revanche, a
une facture pe'niblement laborieuse, une composition vulgaire et sans esprit, un
dessin outrageusement défectueux. Les pavots de M. Duez sont d'une infinie
délicatesse de tons ; il y a comme un sentiment de mélancolie dans son bouquet
de roses dont l'étiolement dit la naissance pendant l'arrière-saison loin du vivi-
fiant soleil. Ses paysages largement traités sont des superbes morceaux de bra-
voure. Les paysages parisiens de M. Jeanniot montrent des effets de neige
curieusement notés et d'une vision très juste. A M. John Lewis Brown appar-
tient la plus éclatante palette de l'exposition, nul n'égale le brio d'exécution
avec lequel il fait vibrer les notes vives de ses cavaliers dans la clarté de ses
paysages. M. de Penne lui donne la réplique dans des sujets de chasse où se
révèle une profonde observation de tous les types de chiens. Les .somptueux
intérieurs, les mobiliers luxueux et élégants avec de pittoresques fouillis de
bibelots sont rendus de merveilleuse façon par M. Paul Pujol ; chez lui le
savant architecte est doublé d'un brillant artiste dans une remarquable compo-
sition. Martyrs chrétiens, où il prouve qu'il n'est aucun procédé capable d'éga-
ler l'aquarelle pour rendre, avec toute l'intensité possible, le jeu de la lumière
dans les architectures ; de motifs tels que le Jardin du roi dans le parc de Ver-
sailles et le Pavillon de l'Aurore au château de Sceaux, il a fait de véritables
tableaux où rayonne un prestigieux éclairage. Le Château de Clisson, sous deux
aspects différents, a fourni à M. Français le sujet de deux beaux tableaux ;
jamais le maître paysagiste n'a été plus heureusement servi par son style admi-
rable et sa facture ferme et légère à la fois ; ici il atteint à la solidité de la pein-
ture à l'huile. Quelques vues d'Italie, de M. Béthune, sont d'une heureuse im-
pression, notons aussi ses Nénuphars superbement épanouis ; moins heureuses
sont les aquarelles ou sont représentés des intérieurs de théâtres et où les oppo-
sitions crues de lumière et d'ombre entraînent une lourdeur de facture peu
excusable dans l'aquarelle, et une extrême raideur dans les figures.
L'Hallali, de M. Morot, présente de jolis tons par la neige qui s'éclaire de
quelques rayons solaires, et la meute qui s'acharne contre le sanglier, et qui
grouille dans un joli mouvement. M. Besnard est toujours fort intéressant, à
294 L'ARTISTE
quelque procddé qu'il s'adresse ; ses figures et ses paysages ne manquent
jamais de cet accent d'ctrangeté qui lui est personnel. Maigre', çà et là, dans
la longue série des cadres qu'il a expose's, de déconcertantes hardiesses de cou-
leur et de composition, ces œuvres sont d'un singulier attrait ; par exemple, la
Buveuse d'étoiles (c'est la seule désignation qu'on puisse lui appliquer) d'une
très captivante expression. Les sujets de genre auxquels M. Vibert doit sa répu-
tation, sont loin de nous passionner ; l'inconsistance de sa facture n'est pas faite
pour réhabiliter la médiocrité de ses compositions. M""» Madeleine Lemaire
demeure incomparable dans ses fleurs et ses fruits à l'aquarelle : Abricots et
Groseilles, Œillets et Violettes, tout cela est exquis ; mais la petite marchande
par qui elle les fait vendre, au cadre voisin, n'a pas les mêmes mérites que sa
marchandise. Dans ses gouaches et Dans la serre, M"»» Lemaire est inférieure
à elle-même. De M. Morand remarquons surtout un Intérieur de forge, les
Communiantes et une vue de Venise, qui donnent en divers genres, des notes
intéressantes et bien observées. La manière laborieuse et patiente des paysages
de M. Max Claude refroidit un peu la très réelle sensation qu'ils donnent; l'ar-
tiste les compose habilement et dans un éclairage toujours bien étudié, mais on
y sent trop précisément l'étude : si l'efîet s'y trouve, la recherche de l'effet s'y
trouve aussi visiblement. Tout est fraîcheur et séduction dans les jolis étalages
de fleurs de M. Victor Gilbert; sa palette risque de paraître même trop fleurie
lorsqu'il change de sujets. On ne saurait être plus Parisien que M. Jean
Béraud; où qu'il aille, au théâtre, sur le boulevard, à la brasserie, le jour, la
nuit, il saisit ses types avec une étonnante pénétration, il les rend avec un
esprit bien amusant et quelquefois une pointe de malice bien en situation. Les
âges futurs qui voudront retrouver le «geste» et la vivante physionomie de
notre temps, pourront les demander aux œuvres de M. Béraud, comme au
document le plus exact. Les tons lavés que M. Harpignies a donnés à ses
paysages, sont loin d'être déplaisants, ils modifient heureusement la manière,
souvent un peu sèche, de l'artiste. M. Eugène Lami est incomparable pour
l'accent épique ou dramatique qu'il met dans ses aquarelles, le Carabinier a
vraiment grande allure, les scènes de Shakespeare débordent de passion et de
fougue. En M. Zuber nous rencontrons un des plus admirables paysagistes qui
soient ; quelle intense mélîincolie dans ce coin du parc de Versailles au moment
de la chute des feuilles 1 avec quel art admirable les tons jaunis et les tons de
rouille se marient avec les tons orangés du couchant 1 le bassin, au premier
plan, avec son eau dormante et sa nymphe de marbre, témoin muet du passé,
complète la sensation de solitude et de vague tristesse qui accompagne la venue
de l'hiver. La terrasse du Luxembourg, à la même saison, s'égaie de groupes d'en-
fants et d'une claire journée de soleil. Quelques vues de la Méditerranée sont trai-
tées dans ce sentiment personnel et montrent le talent très divers de M. Zuber.
L'EXPOSITION DES AQUARELLISTES
295
M. Adrien Marie est un artiste plus fécond que consciencieux ; son exposi-
tion ne perdrait rien à être diminuée de moitié, le dessin roide et les tonS faux
de ses compositions auraient dû le décider à en éliminer une bonne part. Des
vues de la Tamise ne sont pas sans valeur et nous reconcilieraient presque
avec cet intempérant du pinceau et du crayon. Quelques épisodes curieusement
présentés par M. Le Blant, accusent un procédé laborieux dans l'exécution.
M. Boutet de Monvel a toujours grand succès dans les naïves compositions où
il met des bambins d'une irrésistible drôlerie; il est moins heureux dans l'inter-
prétation qu'il donne, en une série de maigres aquarelles, de la fable de La
Fontaine, le Renard et la Cygogne. Une tentative, curieuse de sa part mais qui
n'est que cela, est l'application de sa manière, sommaire en apparence, fort
étudiée en réalité, à traduire des paysages : le résultat est froid et sec, on n'y
sent pas l'émotion de l'auteur. M. Boilvin, lui aussi, s'est essayé dans le paysage,
et n'y a pas mal réussi d'ailleurs; le faire est petit, mais l'effet est amusant par
la recherche exacte du détail, comme dans l'Entrée du port de Nice; le ton
n'est pas toujours juste, et son autre paysage nous montre des verts d'émeraude
excessifs, qui détonnent, mais l'éclairage en est habile. Quatre paysages, de
M"»" la baronne de Rothschild, empruntés à diverses régions, constituent, par
la variété même de leurs caractères, un ensemble intéressant; ils témoignent
au surplus d'une souplesse d'exécution qui n'exclut pas la personnalité chez
leur auteur; ainsi l'éclat lumineux de l'Adriatique baigne de son calme reflet la
barque de pêcheurs, dans l'une des aquarelles; tandis que, dans la Maison de
paysan aux Vaulx-de-Cernay, la douce atmosphère d'un jour d'été enveloppe
le paisible enclos : d'où un sentiment tout différent et qui n'est pas non plus
sans séduction.
Le vieux monument que M. Jean-Paul Laurens a magistralement évoqué, avec
ses lourds piliers romans, ses murs de brique aux chaudes colorations, est l'un
des coins les plus curieux de l'antique cité toulousaine; deux figures simple-
ment groupées y font, par le contraste de vêtements clairs, un effet bien pitto-
resque. L'Espagne fournit à M. Worms quelques curieux motifs; le Portrait
de M. W. est de telle structure qu'il vaut mieux n'y pas insister. Moins encore
insisterons-nous sur l'exposition, lamentable pour ne pas dire pis, de M. Dubufe.
De clairs paysages de M. Yon, tout baignés d'air et de lumière, œuvres de
grand mérite et de haute valeur artistique; des marines consciencieusement
étudiées et rendues par M. Courant ; enfin la longue série d'aquarelles que
M. Maurice Leloir a exécutées, — avec une extrême habileté de métier, pré-
occupé de faire joli et y réussissant trop — pour servir à l'illustration des
Confessions de Jean-Jacques, terminent le rapide aperçu de cette exposition.
Avant d'en franchir le seuil, une double rangée de cadres, garnissant le vestibule,
nous montre quelques dessins et eaux-fortes, au nombre desquels : de beaux
2g6
L'ARTISTE
fusains d« M. Lhermitte, dont deux ou trois pourtant se ressentent un peu de
la fatigue d'une production surmenée; plusieurs planches où M. Bcsnard se
montre, encore une fois, aquafortiste original et de puissante envergure; de
très médiocres dessins pour journaux illustrés, de M. Adrien Marie; enfin une
délicate eau-forte de M. Boilvin, d'après certaine Baigneuse dont l'aquarelle
figura, l'an passé, à la précédente exposition; la technique consommée de
M. Boilvin, comme graveur, n'a pas suffi à pallier la flagrante insuffisance origi-
nelle du dessin, dans cette figure, et il est étrange qu'il ait persiste dans son
erreur première : errare humanum est, perseverare Amen.
JEAN ALBOJZE.
POÉSIES
UN DEUIL DE MICHEL-ANGE
M
je soleil, au déclin, de sa lumière oblique,
Jette ses longs adieux de pourpre au Vatican,
De Saint-Pierre éclairant la Mute basilique
Et les grands ateliers du vieux maitre toscan.
Là respire sans bruit un peuple de statues,
Et de l'antique Olympe et du monde chrétien,
Divinités sans voile et vierges long-vctues.
Prolongeant côte à côte un muet entretien.
Le froid soleil d'hiver de chauds rayons colore
Tous les marbres épars dans ses reflets errants.
Ronde épaule de nymphe et croupe de centaure
Rougissent en relief aux derniers feux mourants.
Et bien qu'on ne soit pas au jour saint du dimanche,
La pointe, le maillet, la râpe, le compas
Sommeillent inactifs dans la poussière blanche...
Le maître est là pourtant, mais ne travaille pas.
Le visage assombri par de mornes pensées,
Il est revenu seul, tout habillé de noir.
Sans donner un coup d'œil aux œuvres commencées,
Car il vient d'accomplir un douloureux devoir.
298 L'ARTISTE
Le corps tout frissonnant au sortir de l'église,
Sur un coin d'escabeau, dans le jour expirant,
Prenant de ses deux mains sa vieille tête grise.
Loin de tous les regards, il s'affaisse en pleurant.
C'est un ami perdu que le grand homme pleure.
Courageux au travail, honnête et bon sculpteur,
Reposant dans sa froide et dernière demeure,
Son meilleur ouvrier, son plus vieux serviteur.
Il était du pays, Francesco d'Amadore,
Bien connu sous le nom familier d'Urbino,
Sur son échafaudage, en fièvre dès l'aurore...
Il ne reverra plus les rives de l'Arno ;
Son compagnon de guerre au siège de Florence,
Qui fut vaillant soldat dans la ville des fleurs.
Qui, dans les mauvais jours, lui soufflait l'espérance.
En lui taillant son marbre ou broyant ses couleurs.
Supportant comme lui, dans ses dures étapes
De pluie ou de soleil, depuis bientôt trente ans,
L'humeur des podestats, la rudesse des papes.
Et souriant d'un cœur égal par tous les temps.
Robuste, affectueux, fier de son patronage.
Très fervent dans son culte et très humble d'esprit,
Épousant bien sa gloire, et vénérant son âge,
Le suivant en exil comme un Dante proscrit.
« Quand f allais, fatigué, menant la vie errante.
J'aimais l'appui d'un bras ferme comme le sien.
A Venise, à Ferrare, à Bologne, à Sorrente,
C'était son brave cœur qui répondait au mien.
0 Ma vie à son déclin est une sombre histoire.
Oit de brusques tournants masquaient l'inattendu.
Mensonges, les honneurs, et vanité, la gloire...
Tout cela ne vaut pas mon vieil ami perdu. »
ANDRÉ LEMOYAE.
POESIES
299
PÊCHEUR DE PERLES
PANTOUN
!»/• l'océan calme et sans ride
On voit poindre de noirs îlots.
Le brun Malais que l'amour guide,
Le pêcheur plonge dans lesjlots.
On voit poindre de noirs ilôts,
Sur les rochers le flux déferle.
Le pêcheur plonge dans les flots.
Il va chercher au fond la perle.
Sur les rochers le flux déferle.
L'écume jaillit vers les deux.
Il va chercher au fond la perle
Pour Zorah, sa belle aux doux yeux.
L'écume jaillit vers les deux.
Dans l'air chantent des voix sans nombre.
Pour Zorah, sa belle aux doux yeux.
Il cherche Soudain passe une ombre.
Dans l'air chaulent des voix sans nombre.
Les bords sont pleins de colibris.
Il cherche... Soudain passe une ombre :
C'est te requin au manteau gris.
Les bords sont pleins de colibris,
L'hirondelle au vent se balance.
C'est le requin au manteau gris :
Comme un dard, terrible il s'élance.
L'hirondelle au vent se balance,
Le sable reluit au soleil,
Comme un dard, terrible il s'élance :
On voit monter un flot vermeil.
3oo L'ARTISTE
Le sable reluit au soleil,
La nacre jette un feu rapide.
On voit rouler un flot vermeil
Sur l'océan calme cl sans ride.
PHILIPPE DE SANVAL.
BALLADE DE PRINTEMPS
Aux miens.
le printemps à notre fenêtre
Glisse un regard de ses yeux pers.
Les jours bénis vont reparaître,
Courons aux champs de fleurs couverts.
Par les sentiers et les prés verts,
Au gré de notre fantaisie,
Nous irons sous les deux ouverts :
Je sui.t friand de poésie.
Tous les parfums qu'avril fait naître.
Tous ses plus merveilleux concerts
Viendront en chœur griser notre être
Et chasser les penscrs amers,
Accourus aux moindres revers.
Notre âme d'extase saisie
S'enivrera du bleu des airs :
Je suis friand de poésie.
El quand le soir morose et traître
Viendra ternir les deux si clairs.
En rentrant je ferai, peut-être.
Sur ce beau jour quelques beaux vers.
POESIES
3oi
Heureux, si leurs rythmes divers,
Leur forme artislemeni choisie
Dans vos yeux mettent des éclairs.
Je suis friand de poésie.
ENVOI
O vous, qui malgré mes travers
Me prodigue:^ votre ambroisie,
Puissie:j-vous fleurir mes hivers !
Je suis friand de poésie.
ACHILLE ROUQUET.
CHRONIQUE
l'exposition de peinture et sculpture — sur
laquelle L'Artiste, en sa dernière livraison, a
publié un article — le Cercle artistique et lit-
téraire de la rue Volney a fait succéder une
expositionde pastels, aquarelles, dessins, eaux-
fortes, etc. Nous retrouvons ici, avec des œu-
vres d'un genre différent, bon nombre d'artis-
tes qui avaient pris part à la précédente
exposition.
M. Ziem, qui semble se réserver pour ces
petits Salons, au détriment du Salon des
Champs - Elysées , qu'il a depuis longtemps déserté, nous montre, à côté
d'un Clair de lune d'un bel effet, traité à l'aquarelle dans sa manière habituelle,
un dessina la plume, surprenant de conscience et de précision chez ce fougueux
coloriste : c'est une reproduction, dont l'exactitude va jusqu'au fac-similé, de
l'eau-forte de Rembrandt, Jésus chassant les vendeurs du Temple; là il a fait taire
son éclatante indépendance de facture pour suivre pas à pas, docilement, la
pointe du maître hollandais ; tentative heureuse dans sa singularité, et d'autant
plus curieuse par la personnalité artistique de l'auteur. De M. Bonnat non plus
on ne pourrait citer beaucoup de dessins, sa facture large et solide appelle le
pinceau plutôt que le crayon ; par ce dernier procédé il a produit un portrait
de femme d'une magistrale structure. Chez M. Bonnat, pour être peu fréquent,
le cas n'est pas isolé; nous connaissons, en effet, de lui un autre portrait à la
CHRONIQUE
3ol
plume, dessiné sur l'album d'une des plus célèbres cantatrices de notre temps,
et qui est un chef-d'œuvre de délicatesse et de grâce. Pour M. Doucet, le pastel
est un procédé familier, et il y excelle ; voici de lui trois portraits féminins,
traités avec une habileté, quasi téméraire pour l'un d'eux du moins ; c'est le
portrait d'une dame brune, de carnations aux tons chauds, vêtue d'un corsage
noir, décolleté, sur un fond de peluche rose tendre. Picturalement, l'effet est
fort réussi ; mais le modèle, pour peu qu'il eût quelque coquetterie, n'y trouve-
rait pas son compte. Non moins intéressant, mais moins impitoyable a été
M. Doucet dans le portrait en gris clair ; il est tout à fait séduisant dans celui où
il a fixé le charme souriant d'un agréable visage de femme, et qui prétend être
moins un portrait qu'une simple étude. Les paysages de M. I\vil,tout embrumés
de tons gris et fins, sont très délicats et accusent une étude consciencieuse des
plages du Nord et des curieux effets qu'on y observe par les brouillards d'au-
tomne. Tout au contraire, l'éclat ensoleillé des paysages d'été trouve, en
M. Maurice Eliot, un fidèle interprète ; cet éclat est chaud et vibrant dans la
Fin du jour et le coin de paysage Derrière l'église, tandis qu'il s'exaspère dans
l'Ombrelle rouge où la note crue que donne le parasol de l'élégante promeneuse
s'efforce de rallier les tons excessifs des terrains et des feuillages, sans y réussir
pleinement. Une singulière impression de vérité, d'ailleurs bien personnelle, se
dégage des pastels de M. Laurent-Desrousseaux, où le paysage est toujours pré-
pondérant sur les figures, mais où celles-ci ont leur rôle déterminé pour ajouter
au caractère du paysage ; l'exécution est supérieurement habile dans son appa-
rente simplicité. M. Coëylas a mis dans un Coin de pièce d'eau des reflets verts
et bleus qui sont d'une harmonieuse irréalité; M. Costeau a fort bien réussi,
dans ses deux paysages, à donner la sensation de mélancolie de l'arrière-saison ;
peu nous importe dès lors le procédé complexe, peinture, gouache ou pastel,
qu'il a employé. Chez M. Laborne le procédé de ses aquarelles est franc et
large, son Bassin des Tuileries, par un jour d'hiver, est d'un éclairage intéres-
sant ; l'Église de Sarcelle est une aquarelle très remarquable. M. Paul Roux a
quelques paysages et marines bien étudiés, mais il manque parfois de la légèreté
indispensable à l'aquarelle. Une Vue de Saint-Malo, par M. Villain est un vrai
régal pour quiconque se plaît à une aquarelle large, saine et sincère, dont les
rochers bruns du premier plan accentuent admirablement l'efTet. Dans la Neige
en février, M. Moreau-Nélaton a voulu chausser les gros souliers crottés de
M. Rafaëlli, mais la tentative n'a pas été des plus heureuses ; il a, au contraire,
retrouvé toute sa distinction en interprétant, avec l'accent intime et discret qui
lui est familier, le portrait d'un liseur. Mon ami Raimond che^ lui. Notons un
portrait de femme par M. Pierrey, pastel consciencieux mais un peu sec; de
M. Parker une Étude d'un éclairage bien observé ; de M. Huas deux bambins
portraiturés au crayon, deux physionomies très expressives ; le portrait au pastel
3o4 L'ARTISTE
de M"" H. P. par le même est d'une correction un peu froide et d'une facture
trop sage. M. Emile Barau a exposé un beau paysage, et M. Arbouin une aqua-
relle très pittoresque de l'Église de Royal. Le cadre où sont représentés les inté-
rieurs d'atelier des principaux peintres à la mode, n'ajoutera rien à la renommée
de M. F'rédéric Regamcy; son Modèle du brevet de l' Académie d'armes est habi-
lement composé, l'aquarelle où le peintre se représente dessinant le portrait d'un
jeune tireur posant le fleuret en main dans la posture de l'assaut, et qui est
intitulée : Encore cinq minutes! est un petit chef-d'oeuvre d'humour et de fine
observation. M. Tancrède Abraham a exposé uae série de superbes aquarelles,
exécutées avec sa maîtrise habituelle et un talent de paysagiste très personnel.
Deux portraits de M. RoU, franchement posés en pleine lumière, sont large-
ment dessinés avec la sûreté de facture qui distingue ses meilleures œuvres.
Parmi les eaux-fortes, d'ailleurs clair-semées à cette exposition, il faut citer une
planche remarquable de M. Le Coûteux, la Laitière normande, d'après Millet.
Il serait au moins téméraire de s'attendre, en allant visiter l'exposition que
vient d'organiser l'Union des femmes peintres et sculpteurs, à voir dans cette
tentative qui vient de se renouveler pour la septième année, autre chose que le
résultat d'un agréable délassement. La peinture et la sculpture font partie des
arts d'agrément qui sont le complément nécessaire de l'éducation des jeunes
filles. Affronter l'examen du jury d'admission pour le Salon leur semble souvent
trop audacieux et trop aléatoire. La satisfaction qu'elles attendraient vainement
de là, elle la trouvent dans leur petit cénacle : elles ont un public. Du reste, par
la date choisie pour leur exposition, il est encore temps pour elles de tenter
l'épreuve du jury d'admission au Salon, qui fonctionne à l'autre bout du Palais
de l'Industrie, hospitalier aux exhibitions de toute sorte.
A côté de cette majorité, on rencontre à l'exposition de l'Union des femmes,
un certain nombre d'artistes d'un talent très réel, et quelques-unes même dont
les œuvres sont distinguées par les connaisseurs aux Salons annuels. C'est ainsi
que M"»' Léon Bertaux, la propre présidente et la fondatrice de cette association,
tient une place très honorable parmi nos sculpteurs, et qu'à l'exposition dont nous
parlons a figuré l'esquisse d'un grand fronton en haut-rehef qu'elle a exécuté
aux Tuileries, la Législation, et qui foit bonne figure parmi les autres sculptures
décoratives qui ornent la cour du Carrousel. Son autre envoi. Psyché sous l'em-
pire du mystère, d'un modelé un peu grêle dans l'indécision des formes, est
d'une exécution élégante ; le visage est d'un galbe tout moderne qui donne à
cette statue un caractère d'étrangeté. Parmi les peintres, M""= Esther Huillard
CHRONIQUE
3o5
mérite d'être cite'e des premières; sa manière délicate et brillante a quelques
rapports avec celle de Boldini ; moins de brio et de virtuosité que chez ce der-
nier, moins de fermeté aussi, mais une légèreté de facture — comme une caresse
du pinceau — vraiment féminine. De là, parfois, quelque inconsistance, malgré
certains partis pris d'empâtement, comme dans la Tète de femme voilée, et dans
une autre toile intitulée Villerville, où une femme vêtue de gris se profile sur
la mer ; le manque de solidité dans la peinture, donne à cette figure un aspect
fantomatique. Dans le pastel, l'artiste rencontre un élément plus propice à sa
manière savoureuse et élégante : son buste de jeune fille, notamment, révèle
chez M'"' Huillard d'agréables qualités de souplesse et de charme, de même
qu'un profil de fillette d'une grâce délicate et veloutée. M"» Emily Elias se sou-
vient de M. Boutet de Monvel ; M"« Kielland a trouvé de curieux effets de nuit
dans ses paysages norvégiens ; M"» Beaury-Saurel semble sollicitée par deux
influences distinctes, celle de M. Henner et celle de M. Paul Dubois. La Né-
gresse de M"<^ Anna Bilinska est solidement peinte ; son portrait de femme au
fusain est un des plus réussis de l'exposition, capable de faire bonne figure à
côté de ceux de M. Bodmer. Voici le Portrait de ma grand'mère, par M™" De-
mont-Breton, qui par son expression et son beau caractère nous attire et nous
retient au passage. Les marines de M™« La Villette sont depuis longtemps répu-
tées ; auprès d'un audacieux effet de soleil couchant, il faut remarquer une série
d'études sincèrement notées ayant tout l'imprévu de croquis rapidement fixés.
Mlle M. N., portrait au pastel par M"<! Julie Michel, parait être la sœur de la
fillette exposée par M'ie Huillard, citée plus haut : il y a certainement quelque
parenté entre les deux tableaux. MHo Peyrol-Bonheur a traité avec succès quel-
ques études d'animaux. Le Rêve d'enfant, par M'"° Inès de Beaufond, est gra-
cieux de dessin et agréable de coloris. On s'attarde volontiers devant le curieux
effet des Impressions de jour et de nuit que M'°° Ayrton a étudiées au bord de
la mer. Il y a de l'originalité et du mérite dans les études de M™" Roth. Men-
tionnons encore un élégant portrait de femme, déjà remarqué à quelque exposi-
tion antérieure, par Mlle Valentino, un autre portrait par MU» Rongier, et par-
courons rapidement le domaine parfumé des fleurs, qui est par excellence, celui
des femmes artistes : M">" Chennevière a fait d'un Agréable envoi la meilleure
de ses aquarelles (préférable à celles où elle imite la manière de feu Louis Leloir);
M™" de Goussaincourt a moissonné pour le plaisir des yeux une triomphante
Brassée de lilas ; MUe Buchet expose de savoureux tableaux de fruits et de fleurs,
Mlle Descamps-Labouret pareillement, M'ie Desliens de ravissantes fleurs de
printemps, M"'= Gabrielle Lacroix des violettes qui dépassent de beaucoup le
niveau d'art de ses illustrations pour les contes de M'"° d'Aulnoy ; enfin nous
clorons cette énumération, qui pourrait se prolonger encore si nous voulions
ne passer sous silence aucune des œuvres iqui ont en ce genre quelque mérite,
1888 — l'artiste — T. I 20
3o6 L'ARTISTE
avec les Pivoines de M™" Viteau, et les fleurs à l'aquarelle de M™° Baubry- Vail-
lant qui est aussi l'auteur d'un beau portrait d'homme au pastel.
Maintenant ne trouvera-t-on pas pessimistes, après cette élogicuse nomencla-
ture, nos observations du début? En matière d'art, comme en toute autre, il est
bien malaisé d'avoir raison contre les femmes et d'être d'un sentiment opposé
au leur, puisque tout se résout pour elles en questions de sentiment.
Suivant la décision prise par le comité de la Société des Artistes français, le
dimanche i8 mars a eu lieu, au Palais de l'Industrie, l'élection par les artistes
peintres des quarante d'entre eux qui doivent former le jury d'admission au
Salon. Le scrutin, présidé par M. Bouguereau, a duré de neuf heures du matin
à quatre heures du soir :
Ont été élus : MM. Donnât, 1,293 voix; Lefebvre, 1,279; Harpignies, 1,244;
VoHon, 1,200; Henner, 1,184; Bouguereau, 1,178; Jules Breton, i.i68;Caba-
ncl, 1,162; Cormon, i,i58; Benjamin Constant, 1,148 ; Boulanger, 1,146; Jean-
Paul Laurens 1,124; Tony Robert-Fleury, 1,120; Détaille, 1,180; Puvis de
Chavannes, 1,096; Busson, 1,095; Yon, i,o53; Guillemet, 1,034; Aimé Morot,
r,o33; de Vuillefroy, 1,024; Maignan, 1,021; Carolus Duran, 1,018; Bernier,
i,oi3; Humbert, 1,011; Rapin, 1 ,009 ; Vayson, 1,002 ; Pille, 961 ; Luminais,y25;
Barrias, 906 ; Saint-Pierre, 888 ; Hector Leroux, 867 ; Français, 866 ; Pelouze,
859 ; Feyen-Perrin, 774; Dagnan-Bouveret, 769 ; Roi, 765 ; Duez, 731 ; Merson,
727 ; Gcrvex, 716 ; Lansyer, 713.
La composition du jury est à peu près la même que celle de l'année dernière.
Seuls MM. Renouf et Hanoteau, qui avaient été élus l'an dernier, n'ont obtenu
cette année, le premier, que 688 voix, le second, que 52o voix. La lutte a été
très chaude : il n'y avait pas moins de vingt-cinq listes différentes. Les opéra-
tions du jury ont commencé le lendemain. 7,610 tableaux ont été présentés au
Salon de cette année, en augmentation de 200 environ sur l'année dernière.
Nous avons dit précédemment que, conformément à une décision du comité, le
nombre des admissions, dans la section de peinture, ne devait pas dépas-
ser 2,5oo.
On sait que, au fur et à mesure des réceptions, le jury attribue à chaque
œuvre admise, suivant sa valeur artistique, le numéro i, 2 ou 3 pour servir au
placement sur la cimaise, sur le deuxième ou bien sur le troisième rang. Cette
année, pour la première fois, la lettre d'avis par laquelle on informe les inté-
ressés de leur admission, leur fait connaître aussi les numéros sur lequels leurs
envois ont été classés.. Par une autre. ionovation, les artistes hors concours ne
CHRONIQUE
30J
sont plus exempts du classement : la cimaise n'est plus attribuée de droit à leurs
œuvres.
Nous rappelons que, pour les sections de sculpture, d'architecture et de gra-
vure, l'élection du jury d'admission est fixe'e au samedi 7 avril.
La succession d'Auguste Lançon, le peintre animalier, mort il y a deux ans,
vient d'offrir à la Ville de Paris la Tranchée devant le "Bourget, janvier i8j i,
qui obtint un grand succès au Salon de 1882, et à l'État, pour le Musc'e du
Luxembourg, la Lionne en arrêt, du Salon 188 1.
L'académie des Beaux-Arts a procédé au jugement définitif du concours d'ar-
chitecture Achille Leclère, de la valeur de 1,000 francs, dont le programme
était : Une salle de fêtes pour une mairie Paris . Sept concurrents avaient pris
part à ce concours : le prix a été décerné à l'auteur du projet qui portait le n» i,
M. Albert Louvet, élève de MM. Louvet et Ginain; une première mention est
accordée à l'auteur du projet n» 2, M. Gaston Le Roy; et une deuxième mention
à l'auteur du projet n" 4, M. Cailleux.
A la suite du jugement du deuxième concours d'essai, l'Académie a dési-
gné les dix concurrents admis en loge pour le concours définitif du prix de
Rome d'architecture, ce sont ceux dont les noms suivent : MM. Cousin, Balestat,
Eustache, Louvet, Heubès, Conil La Coste, Tournaire, Sortais, Le Roy,
Duguet.
Au concours du prix de Rome pour la gravure l'académie a admis à entrer en
loges, sur onze concurrents, les élèves mentionnes ci-après dans l'ordre de clas-
sement : MM. lo Crauk; 2" Deturk; 3» Leriche; 40 Paret; 5» Dezarrois; G» La-
valley; 70 Julian; S" Chiquet.
Une souscription publique, ouverte dans le but d'élever un monument à
Paul Bert, atteint à ce jour le chiffre de 42,000 francs environ. Le comité a
décidé que, sur cette somme, 3o,ooo francs seraient affectés à la statue à élever
à Auxerre, et le surplus au monument que les membres du corps enseignant
veulent élever à Paris. Le projet concernant Auxerre, présenté par MM. Peynot,
statuaire, et Blavette, architecte, a été définitivement accepté par le comité. Il
3o8 L'ARTISTE
ne sera pris de décision pour le monument de Paris qu'après la clôture de la
souscription.
Le ministre du commerce et de l'industrie vient de décider l'ouverture d'un
concours ayant pour objet la composition d'une Marche solennelle pour musi-
tjue militaire. Cette marche devra être instrumentée pour musique régimen-
taire d'infanterie, et pourra être exécutée pendant la durée de l'Exposition uni-
verselle. Les partitions devront être accompagnées d'une réduction pour piano
à deux ou quatre mains. La durée maximum de l'exécution ne devra pas
dépasser dix minutes. Il sera décerné : un premier prix de 3,ooo francs; un
second prix de i,ooo francs. Deux mentions honorables de 3oo francs chacune
pourront être accordées, s'il y a lieu, par le jury. Les Français seuls seront
admis à concourir. Les manuscrits devront être déposés ou adressés au secré-
tariat du Conservatoire de Musique avant le 3i octobre 1888, et porter une
épigraphe ou devise qui sera répétée sur un billet cacheté contenant le nom et
l'adresse de l'auteur, qui ne doit pas se faire connaître à l'avance. Les concur-
rents sont prévenus que l'administration ne rendra aucun des manuscrits dé-
posés.
Par arrêté préfectoral en date du 14 mars, le jury chargé du classement des
partitions envoyées au concours ouvert en 1887- 1888 par la ville de Paris pour la
composition d'une œuvre musicale avec soli, chœurs et orchestre, est définiti-
vement constitué ainsi qu'il suit : — membres désignés par l'administration :
MM. Schœlcher, Jules Claretie, Lavignac, Alexandre Duvernoy; — membres
désignés par le conseil municipal : MM. Despatys, Colonne, d'Indy, Hattat, •
Boll, Levraud, Emile Richard, Léo Delibes; — membres désignés parles con-
currents : MM. Saint-Saéns, Danbé, Benjamin Godard, Emmanuel Chabrier,
Théodore Dubois, Guiraud, Charles Lefebvre, Lamoureux. Le jury, qui sera
présidé par le préfet de la Seine, aura pour vice-président M. Schœlcher. Sont
ensuite nommés : secrétaire, M. Armand Renaud, inspecteur des travaux histo-
riques de la ville de Paris; secrétaires-adjoints, MM. Brown, chef de bureau, et
Guérin, secrétaire du préfet de la Seine.
Le Musée du Luxembourg vient d'entrer en possession d'un paysage du
peintre lyonnais Allemand, offert par la veuve de cet artiste. Cette œuvre rappelle
CHRONIQUE
309
à la fols, mais sans qu'elle puisse leur être comparée comme mérite, la manière
des œuvres de Théodore Rousseau et de Jules Dupré.
Nous relevons dans les ventes de l'hôtel Drouot, faites dans le courant du
mois dernier, parmi les principales enchères : une toile de petite dimension, la
Tonte des moutons, de J.-F. Millet, adjugée i3,ooo fr.; Un massacre dans une
église, par Isabey, 12,000 fr. (ce tableau, qui avait figuré au Salon de 1878, avait
fait partie de la collection Saucède et passé par l'hôtel Drouot pour 6,25o fr. le
14 février 1879) ; le Pont de Mantes, par Daubigny, sur une demande de 6,000 fr.,
a été poussé à i3,ooo fr.; les Braconniers, par Courbet, 3,3oo fr.; une œuvre
importante d'Henner, la Toilette, 4,000 fr.; l'Abreuvoir, étude par Jules Dupré,
4,900 fr.; les Champs aux premières clartés du matin, par Chintrcuil, i,85ofr.;
le Fou, par Roybet. 3, 000 fr. ; un Troupeau de moutons, par Jacque, 3,075 fr.
l.a vente Bonvin, qui était faite au profit de la fille du maître, a eu lieu, par
une malencontreuse coïncidence, précisément le jour même où avait lieu l'expo-
sition publique du mobilier de la femme galante, assassinée par Pranzini, et
dans une salle voisine ; en sorte que la cohue des curieux avait fini par rendre
totalement impossible l'accès de la salle où l'on adjugeait les tableaux de Bonvin.
Cette circonstance a été fatale pour le résultat des enchères qui n'ont pas
dépassé, au total, 8,i5o francs.
Dans une vente d'autographes, on a payé i55 francs une intéressante lettre de
Beaumarchais. Il exige qu'on retire du répertoire de l'Opéra le Mariage de
Figaro qu'il n'a pas désiré qu'on jouât et qui a couvert ses frais. « J'en ai com-
mencé un autre, je viens de le jetter au feu et que le dieu des vers m'écorche vif
comme Marsias si jamais je fais rien jouer à cette indigne pétaudière. C'est ce
que j'ai dit hautement en quittant le théâtre ce soir. » 200 fr. une correspon-
dance de six lettres de Sophie Arnould; plusieurs partitions autographes parmi
lesquelles : 5oo fr. le Docteur Miracle, manuscrit comprenant 3o2 pages d'un
opéra bouffe de Charles Lecocq qui fut représenté aux Bouffes le 6 avril 1857, et
qui fut le début du compositeur; 2 5o fr. la partition des Jumeaux de Bergame,
108 pages, du même ; 200 fr. le finale du deuxième acte de la Fille de Madame
Angot : cet autographe présente des corrections et des variantes dans la valse ;
200 fr. également la Nuit blanche, partition de 62 pages d'une opérette d'Offen-
bach qui fut représentée le 5 juin i855.
Plusieurs œuvres de Bonvin, comprises dans une intéressante collection de
tableaux modernes, ont été adjugées récemment ; voici les prix qu'ont atteints
quelques-uns de ces tableaux : Moines au travail, 4,400 fr.; l'École des Frères,
2,600 fr.; Nature morte, 2,260 fr.; le Couvreur tombé, 1,400 fr.; la Musique,
3io L'ARTISTE
i,45o fr.; un Écolier, r,220 fr.; VOuvroir, 1,000 fr,; l'Apprenti cordonnier,
1,670 fr.
Quelques œuvres de Pigalle, faisant partie de la succession de la petite-fille
du sculpteur, ont été vendues le 17 mars : Y Enfant à l'oiseau, marbre, 15,000 tr.;
VEn/ant à la cage, bronze, dont le marbre appartient au Musée du Louvre,
9,5oo fr.; un plâtre peint, d'après le Mercure attachant ses talonnières, du Lou-
vre, i,o5o fr. Un tableau de Chardin, représentant Y Atelier de Pigalle, a été
adjugé pour 8,000 fr.
La collection Gellinard, composée de tableaux anciens et modernes, a donne
un résultat très satisfaisant : un Portrait d'Anne d'Autriche, par Philippe de
Champaigne, a été acquis au prix de C,ooo fr.; la Comtesse de Valois, par
De Troy, 7,000 fr.; un Portrait de femme, par Largillicre, 9,100 fr.; de Carie
Van Loo : le Portrait de Louis XV, 4,3oo fr.; YArrivde de Marie Lecpnska à
Versailles, 11,000 fr.; les Portraits de la duchesse d'Etampes et de son fils,
3,800 fr.; d'Hyacinthe Rigaud : les portraits de la Duchesse de Nemours,
14,600 fr.; Af™" de Prie, 16,600 fr.; la Princesse de Conti, 10,000 fr.; de Nattier,
le Portrait de la duchesse de Berry, fille du Régent, en Diane, 5,25o fr. Les
tableaux modernes ont atteint aussi des prix fort honorables : le total de cette
vente s'est élevé à près de deux cent mille francs.
La vente delà collection Spencer, composée de tableaux modernes très impor-
tants, vient d'avoir lieu à New-York tout récemment. L'enchère la plus importante
a été atteinte par un tableau àtTroyon, Animaux fuyant l'orage, (\u\ a été adjugé
i3o,ooo fr.; le même tableau avait été payé 63,ooo fr. à la vente Paturle qui eut
lieu à l'hôtel Drouot le 28 février 1872. Le Soir, de Jules Breton, a été vendu
102, 5oo fr.; le Charmeur de serpents, de Gérôme, qui avait coûté 75,000 fr. à
M. Spencer, a été vendu 97,5oo fr.; le Christ au tombeau, par Delacroix,
53,000 fr ; les Glaneuses, un petit tableau par J.-F. Millet, 52,ooo fr. Deux
tableaux par Meissonier ont été adjugés. Un porte-drapeau de la garde civique
flamande, 46,000 fr., et un Musicien, 44,000 fr. Un petit tableau, Gardeuse de
moutons, par J.-F". Millet, 37,5oo fr.; Coucher de soleil, par Th. Rousseau,
36,5oo fr.; Assomption de la Vierge, étude par Diaz, i3,25o fr.; Effet de soleil,
par Daubigny, 43,25o fr.; Une après-midi d'été, du même, 25,ooo fr.; Une ferme
dans le Berri, par Th. Rousseau, 26,000 fr.; le Matin, par Corot, 42,000 fr.;
Une ferme à l'Isle-Adam, par Jules Dupré, i5,25o fr.; Une après-midi d'automne,
par Th. Rousseau. 3o,5oo fr:; Tigre se désaltérant, par Delacroix, 3o,5oo fr.:
Après l'orage, par Diaz, 3o,5oo fr.; Ferme à Coubon, par Corot, 35,ooo fr.;
CHRONIQUE
3ii
Fauconnier arabe, par Fromentin, 32,5oo fr.; Une fête à l'hôlel Rambouillet, par
Isabey, 23,ooo fr.; Une clairière dans la forêt de Fontainebleau, par Diaz,
23,5oo fr.
La vente de cette magnifique collection a produit la somme respectable de
1,420,025 francs; elle ne comprenait que soixante-huit tableaux.
Par de'cret, le conseil d'administration de l'Association des artistes peintres,
sculpteurs, architectes, graveurs et dessinateurs, est autorisé à accepter le legs
fait à cette Association par le sieur David ChassagnoUe et consistant : 1° en une
rente annuelle et perpe'tuelle de 1,000 fr. payable après le de'cès de l'e'pouse du
testateur, à la charge d'entretien de deux tombes ; 2" en une rente annuelle et
perpétuelle de 2,000 fr., qui prendra le nom de rente Louis-David ChassagnoUe,
à la condition que cette rente sera d'abord servie, leur vie durant, aux sieurs
Henry Gruyer et Félix Giacometti, peintres.
Le même décret autorise le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-
Arts, au nom de l'État : i" à accepter, pour les musées nationaux du Louvre et
de Versailles, les œuvres d'art léguées à ces établissements par le même testa-
teur et évaluées approximativement à la somme de 5, 000 fr. ; 2» à accepter,
pour l'École nationale des Beaux-Arts, les œuvres d'art et manuscrits légués à
cet établissement par le même testateur et évalués approximativement à la
somme de 11,000 francs.
Aux termes du même décret, le ministre de la Guerre, au nom de l'Etat, est
autorisé à accepter le legs de l'épéc de soirée de Louis David, legs institué au
profit du musée d'artillerie par le sieur David ChassagnoUe.
Une correspondance d'Amérique nous informe que le Congrès de Washington
va être saisi d'une proposition tendant à permettre l'entrée en franchise des
objets d'art importés aux États-Unis, et à abolir ainsi les droits énormes qui
existent depuis i883. Mais il est à craindre que les protectionnistes ne soient
encore en majorité au Congrès américain pour maintenir le présent état de
choses. Les artistes et les marchands de tableaux de notre pays auraient tort de
faire quelque fondement sur le succès de cette proposition libérale qui dégrève-
rait de tous droits l'importation des objets d'art ; ce serait s'illusionner au delà
du vraisemblable. L'éventualité la plus probable est que l'on se bornera à abais-
3ia L ARTISTE
ser de dis ou, au maximum, de vingt pour cent les droits actuellement existants,
ce qui rétablirait le régime antérieur à la surtaxe de i883.
L'Assistance publique mettra prochainement au concours un avant-projet de
construction de l'hospice Debrousse. Par son testament, en date du 23 mars 1882,
Mme la baronne Alquier, née Debrousse, décédée le 18 octobre i883, a fait un
legs à cette administration, dans les termes suivants : « Le reste de ma fortune
devra être employé à la construction et établissement d'un hospice à Paris,
laquelle fondation portera le nom d'hospice Debrousse et sera desservie, autant
que possible, par des religieuses, à moins qu'une nouvelle loi ne les interdise en
France. Le Conseil municipal de Paris devra nommer trois membres pris dans
son sein pour mener vivement et à bien l'établissement en question. »
Toutes les formalités légales et celles requises par le testament ayant été
remplies, l'administration s'est rendue acquéreur, pour y construire le nouvel
hospice, d'une propriété sise rue de Bagnolet.
Le concours ne porte que sur un avant-projet; l'exécution définitive du projet
et le choix de l'architecte sont réservés. Le programme fixe le montant des
primes à 3, 000, 2,000 et 1,000 francs. Les projets primés resteront la pro-
priété de l'administration pour servir de base à l'établissement du projet défi-
nitif.
Depuis quelque temps, le problème de l'interprétation à donner à la Vénus de
Milo a un regain de vogue. Les hypothèses les plus diverses sont mises en avant
par les archéologues et les critiques d'art de tous pays. D'après la théorie
récemment émise par un archéologue américain, M. Stillman, la merveilleuse
statue du Louvre ne serait pas une Vénus, mais la Victoire aptère de l'Acropole
d'Athènes, et serait l'œuvre du sculpteur Scopas. La déesse primitivement aurait
tenu de la main gauche un bouclier appuyé sur son genou, et de la droite un
style avec lequel elle écrivait sur le boucherie nom des héros athéniens. Tel est
succintement le système développé par M. Stillman dans un livre naguère publié
à Boston. La conclusion n'est pas nouvelle ; elle est conforme à celle de Millin-
gen et de beaucoup d'autres archéologues ; ce qui est nouveau, dans l'ouvrage
du critique américain, ce sont les arguments qu'il a apportés à l'appui de sa
thèse et qui résultent de recherches qu'il a faites pendant une excursion à l'ile
de Milo, ainsi que d'ingénieux rapprochements avec d'autres statues antiques.
Une analyse, publiée par le Temps, du livre de l'érudit américain a provoqué
CHRONIQUE 3i3
une autre hypothèse qui a fait l'objet de la lettre suivante, adressée au directeur
de ce journal :
« Marseille.
c Monsieur,
n J'ai lu avec un vif inte'rêt, dans votre journal, la nouvelle identification par
M. Stillman de la Vénus de Milo.
« A mon humble avis, ce marbre radieux n'est ni une Aphrodite, ni une Niké ;
son vrai nom se trouve dans Euripide, dans le récit fait par Talthybios à Hécube
de la mort de sa fille :
« Ayant saisi son péplum du sommet de ses épaules, elle le déchira (le laissa
« tomber), jusqu'au milieu de ses hanches, au-dessous du nombril, elle montra
« ses seins et sa poitrine beaux comme ceux d'une statue, et ayant posé le genou
« en terre... »
« C'est donc une Polysène. Elle en a l'attitude et le caractère, la bravade
héroïque.
« Euripide a pu décrire la statue existant de son temps, ou bien le démiurge,
l'artiste s'est inspiré des vers du poète pour réaliser le type. Il aurait
saisi le moment où Polyxène, se portant en avant, allait mettre genou
en terre.
Il Je livre cette hypothèse à de plus savants que moi.
« A ce propos, pourquoi laisse-t-on frissonner cet idéal de beauté dans un
humide caveau ? Ce chef-d'œuvre ne peut s'épanouir dans l'atmosphère lumi-
neuse de sa patrie ; mais pourquoi ne le placerait-on pas, pour le moins, au
centre du salon carré du Louvre ?
« Agréez, etc. « Agnostos. »
Tout cela peut être fort plausible, sauf toutefois la critique adressée à la place
assignée dans le Musée du Louvre à ce chef-d'œuvre. La galerie des Antiques
n'est rien moins qu'un « humide caveau », et la salle de marbre au centre de
laquelle se dresse la majestueuse déesse, forme à sa splendide beauté un cadre
autrement approprié que ne le ferait le Salon carré, dont l'ordonnance ne
rappelle en rien, avec les chefs-d'œuvre de toutes les écoles qui y sont exposés,
l'harmonieuse et hiératique ornementation qui donnait aux temples grecs ce
caractère sacré et cette solennité si vantés.
Un décret, conforme à une délibération du Conseil municipal de Paris, au-
torise l'érection d'une statue de Danton sur le terre-plein formant l'angle de la
3i4 L'ARTISTE
rue de l'École-de-Médecine et du boulevard Saint-Germain. L'emplacement
choisi, qui est voisin de celui où s'élève déjà la statue du savant anthro-
pologiste Broca, est à proximité de la Cour du Commerce où demeurait
Danton, et de l'endroit où se trouvait, avant le percement du boulevard Saint-
Germain, la maison habitée par Marat. Les Parisiens épris de pittoresque et
curieux de souvenirs historiques, se rappellent cette maison avec sa jolie tou-
relle en encorbellement, surmontée d'un élégant campanile, qui en embellissait
si heureusement l'angle à l'intersection des rues Dupuytren et de l'Ecole-de-
Médecine.
On raconte qu'aux premiers temps de la Convention, avant que la fureur des
discordes politiques eût divisé les deux tribuns, Danton en sortant de chez lui
pour aller à la séance passait habituellement sous les fenêtresdc l'a ami du
peuple », et de sa voix de stentor : « Hé 1 Marat 1 » hélait-il. A cet appel bien
connu, la tête de Marat, coiffée du sordide foulard légendaire, s'encadrait au
croisillon de la tourelle. — « Je descends p, répondait-il. Et tous deux s'achemi-
naient de compagnie vers la Convention.
L'emplacement a été bien choisi pour la statue de Danton, dans ce quartier
où les souvenirs révolutionnaires sont partout : Camille Desmoulins habitait,
tout près de là, aux abords de l'Odéon; un peu plus loin, vers Saint-Germain-
des-Prés, se trouvait l'Abbaye, de sinistre mémoire.
Le peintre Charles Camino vient de mourir à l'âge de soixante-trois ans.
C'était un artiste de goût et de talent en même temps qu'un miniaturiste très
habile ; il excellait dans un genre qu'il avait fait sien, l'aquarelle sur ivoire, et
auquel appartient l'Étude dont nous annoncions, dans notre précédente livraison,
l'entrée au Musée du Luxembourg; c'est une œuvre très délicate et qui témoigne
d'une légèreté d'exécution absolument séduisante.
Un jeune artiste qui avait fait preuve d'un talent précoce et dont les tableaux
avaient été remarqués aux derniers Salons, Marc-Aurèle Beaugrand, vient de
mourir à l'âge de vingt-sept ans. Ses principales œuvres, qu'il signait Marc-
Aurèle, sont une Sainte Cécile, la Repasseuse, Accalmie, le Fournil. A quatorze ans,
il envoyait au Salon une aquarelle. Instruments de musique, qui n'était pas sans
mérite. Marc-Aurèle a collaboré, comme dessinateur, à plusieurs journaux
illustrés.
CHRONIQUE
3i5
On annonce la mort du peintre orientaliste Théodore Frère-Bey. Né à Paris
en i8i5, il avait été l'élève de Coignet et de Roqueplan; de bonne heure, il partit
pour l'Algérie et y passa de longues années, parcourant la région dans tous les
sens et recueillant dans ses voyages des études en grand nombre qui lui servi-
rent pour ses curieux tableaux, dont on remarquait, aux Salons annuels, l'inté-
ressante originalité : couchers de soleil flamboyants où se découpaient des
silhouettes de palmiers; chameliers en marche se profilant sur l'immensité du
désert; oasis aux sources claires, baignées des dernières clartés du couchant et
reposées dans le calme du soir. Ces oeuvres étaient généralement fort appré-
ciées ; elles attestent une grande sincérité artistique et un talent bien per-
sonnel.
Dans notre précédente livraison nous avons annoncé la mort du peintre
orientaliste Félix-Auguste Clément ; nous publions aujourd'hui la gravure d'une
œuvre importante de cet artiste de talent, la Circassienne an harem, exposée
d'abord au Salon de 1880, puisa l'Exposition nationale des Beaux-Arts, en i883.
I^e sujet de ce tableau avait été fourni au peintre par ce passage du Don Juan
de Lord Byron : « Dudu semblait une espèce de Vénus endormie, néanmoins
très propre à tuer le sommeil de ceux qui contemplaient le teint clair de ses
joues, son front athénien et son nez digne de Phidias ; ses formes offraient peu
d'angles, il est vrai; elle aurait pu être plus mince et n'y rien perdre ; cependant
il serait difficile de déterminer ce qu'on aurait pu retrancher en elle sans nuire
à ses charmes. — Elle n'était pas extraordinairement vive ; mais elle s'insinuait
dans votre esprit comme une aurore du mois de mai. Une douce lumière flatte
les yeux ; les siens n'étaient pas trop brillants, mais à demi fermés, ils inspi-
raient une tendre émotion à ceux qui la regardaient. Elle sernblait (la compa-
raison est toute neuve), elle semblait, dis-je, un marbre nouvellement taillé, une
autre statue de Pygmalion s'éveillant timidement à la vie, au moment où l'exis-
tence et le marbre luttent encore en elle. » [Don Juan, chant VI, 42-43 ; tra-
duction d'Amédée Pichot.)
LES THÉÂTRES
CoMÉDiE-FRANÇAtsE : Rcpiisc de la Princesse Georges, pièce en trois actes, de
M. Alexandre Dumas fies.
EPUis que le divorce est entre dans nos
lois, ce qui nous paraît un signe non
équivoque qu'il est en passe d'entrer
aussi dans nos mœurs, c'est la singu-
lière impression qu'a faite sur le public
la reprise, à la Comédie-Française, de
la Princesse Georges. Entre l'adultère
de son mari et la futile et mondaine
existence de sa mère, l'héroïne subit
l'irrémédiable fatalité d'une situation
sans issue; vienne le divorce, et la por-
tée de la pièce sera singulièrement diminuée aux yeux de ceux qui ne voient
pas que le théâtre vit de fiction, et pour lesquels une œuvre dramatique est
surtout un fait divers habilement agencé. Quelque dominante que soit, même
en présence d'une conception d'art, cette préoccupation de l'actualité, fort
explicable d'ailleurs par le temps de réalisme qui court, nous n'admettons pas
que l'on doive juger une œuvre telle que la Princesse Georges, à un point de
vue aussi contingent. Est-ce bien, au surplus, le public qui juge de la sorte?
Non, certes ; mais bien plutôt l'essaim de reporters, soiristes et lundistes, dont
la mission est de proclamer aux quatre vents de la publicité parisienne le cas
qu'il faut faire de telle ou telle pièce. Le public, lui, n'a qu'une façon de mani-
LES THEATRES
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fester son sentiment, c'est en allant voir la pièce ou en n'y allant pas. Or, en
l'espèce, la faveur avec laquelle il a accueilli la Princesse Georges témoigne de
l'intérêt qu'il a pris à son entrée au répertoire de la Comédie-Française.
Là, sans doute, l'interprétation n'a pas été sans reproche; mais la débutante,
M"« Brandès, a fait preuve de qualités précieuses, de celles que l'enseignement
et l'étude ne suffisent pas à donner à une artiste ; elle a, à la fois, le tempéra-
ment et le masque dramatiques, et un talent personnel, dont l'inexpérience
n'est pas le moindre défaut. Pour ses débuts, elle a vaillamment soutenu un
rôle très lourd ; le succès qu'elle y a remporté lui sera un puissant encourage-
ment. M"" Maria Legault a mis plus de froideur hautaine et inconsciente que
de perversité, dans le rôle de Sylvanie que, plastiquement, elle incarne à mer-
veille.
Opéra-Comique : Madame Tiirhtpin, opéra-comique en deux actes, de MM. Cor-
MON et Grandvallet, musique de M. Ernest GuuiAUD.
Ceux qui se rappellent avec quel succès la charmante partition de Madame
Tttrlupin avait été représentée jadis au théâtre de l'Athénée, s'étonnaient à bon
droit que l'Opéra-Comique n'eût pas mis cet ouvrage dans son répertoire cou-
rant. Pour singulière que la chose paraisse, c'est, paraît-il, à cause de son titre
que l'ancienne direction, pourtant fort sympathique au talent et à la personna-
lité de M. Guiraud, s'était refusée à reprendre Madame Turlupin. Mieux avisé,
M. Paravey a eu l'heureuse pensée d'inaugurer son administration par cette
reprise, et l'accueil qu'y a fait le public a montré qu'il avait été bien inspiré.
Nul compositeur ne pousse plus loin que M. Guiraud le respect de son art.
Dans Madame Turlupin, comme dans tous ses autres ouvrages, rien ne se ren-
contre de banal ni d'un goût douteux ; les idées sont gracieuses et originales,
le tour symphonique, d'un style très ferme, les mélodies d'une distinction et
d'un charme qui sont le secret de l'auteur. M. Guiraud continue les traditions
du genre français de l'opéra-comique avec un art et surtout une distinction que
SCS prédécesseurs ne connurent pas toujours.
A vouloir citer les morceaux qui ont visiblement charmé le public, il faudrait
citer toute la partition, depuis le chœur des buveurs qui sert d'introduction,
jusqu'au quatuor et la grande scène finale : M"" Merguillier est ravissante d'es-
prit et d'entrain dans le rôle de Maguelone, et M. Fugère interprète celui de
Turlupin avec une verve bien amusante et beaucoup de brio.
Il convient de féliciter M. Paravey d'avoir enrichi, pour ses débuts dans la
direction de l'Opéra-Comique, le répertoire de ce théâtre, d'une œuvre exquise
et d'une haute valeur artistique.
LA MUSIQUE A MONTE-CARLO
AMPA, les Diamants de la couronne, Lakmé et Mignon,
telles sont les œuvres par lesquelles le thc'àtre du
., U Casino a clos la saison qui a ctc l'une des plus bril-
v\c' lantes auxquelles nous ayons assisté : l'administration
^: a conquis d'unanimes éloges, d'autant plus précieux
."" que les dilettantes raffinés sont toujours nombreux
dans la colonie étrangère.
La représentation de Mignon, qui était impatiemment attendue,-a été de tous
points fort réussie. C'était M"« Sigfrid-Arnoldson, la jeune étoile suédoise, qui
prêtait au personnage de Mignon le charme de son talent et de sa poétique
beauté blonde, telle que Goethe dut la rêver pour son héroïne. Une ovation bien
méritée lui a été faite "après la romance du premier acte. Le chef-d'œuvre d'Am-
broise Thomas a été supérieurement interprété : M"« Hamann dans Philine,
M. Degenne dans Wilhelm Meister, M. Degrave dans Lothario ont largement
contribué à l'éclat de cette belle représentation, donnée devant une salle
comble.
L'une des plus brillantes soirées a été celle où nos excellents artistes ont chanté
Lakmé. A Monte-Carlo, comme à Paris, comme partout où elle a été entendue,
la charmante partition de Léo Dclibes a été très goûtée par le public choisi qui
LA MUSIQUE A MONTE-CARLO
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suit assidûment les représentations. Il est juste de dire que les interprètes ont
partagé les applaudissements avec le compositeur, et qu'il est rare de trouver
un ensemble aussi complet et aussi homogène d'artistes qui ont tous une par-
faite intelligence de leurs rôles. De combien de troupes dramatiques ou lyriques,
même parmi les plus ren